Husserl (A)
Comment citer ?
Leclercq, Bruno et Richard, Sébastien (2016), «Husserl (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/husserl-a
Publié en mai 2016
Résumé
Edmund Husserl est le fondateur de la phénoménologie. Il a ainsi donné naissance à l’un des plus importants mouvements philosophiques du xxe siècle, un mouvement dont les héritiers sont innombrables : Heidegger, Reinach, Stein, Ricœur, Derrida, Levinas, Ingarden, Merleau-Ponty, Henry, Marion, pour n’en citer que quelques-uns. L’origine du succès de la philosophie husserlienne doit être recherchée dans la manière radicalement nouvelle de faire de la philosophie qu’a développée Husserl et dans sa capacité à constamment se renouveler.
La phénoménologie husserlienne se présente avant tout comme une science éidétique des phénomènes qui sont donnés dans la conscience après mise entre parenthèse de la thèse du monde. Pour autant, l’œuvre de Husserl ne se limite pas à l’analyse des actes de conscience, mais aborde la plupart des grands thèmes de la philosophie : l’être, le langage, la connaissance, les sciences (logique, mathématiques, psychologie), la conscience, le temps, l’éthique, l’histoire ou la méthode proprement philosophique sont ainsi quelques-uns des thèmes sur lesquels Husserl a travaillé tout au long de sa vie et auxquels il a apporté une contribution originale.
Le but de cette présentation est de montrer la diversité des sujets abordés par Husserl et la tension entre rationalité et exigence empirique qui traverse toute sa philosophie. Ainsi, après une brève présentation biographique, nous exposons certains des thèmes et concepts les plus importants de l’œuvre philosophique de Husserl, tout en tentant de faire droit aux multiples évolutions qu’a connues sa pensée, pour finir par aborder quelques-unes des critiques dont elle a fait l’objet.
Table des matières
1. Biographie
2. Logique et mathématique
a. Le concept de nombre
b. La critique du psychologisme
c. Logique et théorie de la connaissance
3. La signification
a. La signification comme espèce idéale
b. La signification comme objet intentionnel
4. L’ontologie
a. Ontologies régionales et intuition catégoriale
b. L’ontologie formelle
5. La phénoménologie transcendantale
a. De la psychologie descriptive à la phénoménologie
b. La réduction
c. L’idéalisme transcendantal
d. Noème et noèse
6. La structure de la conscience
a. Le statut de la conscience
b. La structure d’horizon
c. La temporalité du flux de conscience
7. Le monde de la vie et l’intersubjectivité
a. La passivité
b. Le monde de la vie
c. L’inscription corporelle de la conscience
d. L’intersubjectivité
8. Critiques
a. Critique du psychologisme des premiers travaux
b. Critique de la retombée dans le psychologisme après les « Prolégomènes à la logique pure »
c. Critique du réalisme platonisant des Recherches logiques
d. Critique du tournant transcendantal
e. Critique de l’objectivisme intentionnel
f. Critique du synthétique a priori
9. Bibliographie
a. Sources primaires
b. Sources secondaires
1. Biographie
Né à Proβnitz le 8 avril 1859, Edmund Husserl effectue d’abord des études d’astronomie à Leipzig (1876-1878) et de mathématiques à Berlin (1878-1881), où il suit l’enseignement de Leopold Kronecker et Carl Weierstrass. En 1883, il soutient à l’Université de Vienne une thèse de doctorat en mathématiques sur la théorie des variations. Il assiste ensuite aux cours de philosophie que Franz Brentano donne à Vienne (1884-1886). Sous le conseil de ce dernier, il prépare alors à Halle une thèse d’habilitation sur le concept de nombre sous la direction de Carl Stumpf (1887). Il devient Privatdozent à l’Université de Halle (1887-1901), puis professeur à l’Université de Göttingen (1901-1916) et finit sa carrière à l’Université de Fribourg-en-Brisgau (1916-1928). Après sa retraite, il sera privé de certains de ses droits académiques en raison de ses origines juives (et en dépit de sa conversion de jeunesse au protestantisme). Il meurt à Fribourg le 27 avril 1938. Menacé de destruction par le nazisme, son Nachlass, composé de sa bibliothèque philosophique personnelle (avec annotations) et de plus de 40000 pages manuscrites (en écriture sténographique Gabelseberger), est secrètement transporté et mis en sécurité par Hermann Leo Van Breda à Leuven, où se constituent en 1939 les « Archives Husserl », aujourd’hui encore en charge de l’édition scientifique des Husserliana.1. Biographie
Sous le titre général de « phénoménologie », son influence directe ou indirecte sur la philosophie du xxe siècle sera majeure. À Göttingen, il eut notamment pour disciples un certain nombre d’anciens élèves de Theodor Lipps à Munich, parmi lesquels Johannes Daubert, Adolf Reinach, Moritz Geiger, Alexander Pfänder, Theodor Conrad, Hedwig Conrad-Martius ou Dietrich von Hillebrand, qui, se joignant à partir de 1905 aux étudiants de Göttingen, formèrent avec eux le « cercle de Munich-Göttingen », auquel s’ajoutèrent d’autres figures, tels Alexandre Koyré, Jean Hering, Roman Ingarden ou Max Scheler, qui avait quant à lui déjà rencontré Husserl à Halle. Ce cercle fut le vecteur de ce qu’on appelle la « phénoménologie réaliste », principalement inspirée des Recherches logiques de 1900-1901. Ses principaux membres furent aussi en 1912 les fondateurs du Jahrbuch für Philosophie und Phänomenologische Forschung qui œuvra à la promotion de la phénoménologie jusqu’en 1930. À Fribourg, Husserl eut successivement pour assistants Edith Stein, Martin Heidegger, Ludwig Landgrebe et Eugen Fink, qui resta son secrétaire privé après sa retraite. Landgrebe et Fink devinrent aussi les premiers collaborateurs des Archives Husserl. Ces phénoménologues de Fribourg furent les vecteurs d’une phénoménologie plus idéaliste, mais aussi plus anthropologiste.
Le développement de la pensée de Husserl s’articule sur plusieurs phases, séparées par des inflexions, voire des ruptures, théoriques et méthodologiques, qui constituent autant de reformulations de son projet philosophique et d’étapes dans l’élaboration de sa phénoménologie. Les commentateurs distinguent généralement :
– (pendant la période de Halle) une phase psychologiste, influencée par ses maîtres Franz Brentano et Carl Stumpf, et dont est représentative la Philosophie de l’arithmétique (1891), ouvrage qui reprend et développe sa thèse d’habilitation ;
– (au terme d’un virage antipsychologiste marquant le passage à Göttingen) une phase réaliste voire platonisante, influencée par Bernard Bolzano, Hermann Lotze et Gottlob Frege, et dont sont représentatives les Recherches logiques (1900-1901) ;
– (à l’issue d’un tournant transcendantal amorcé à Göttingen et poursuivi à Fribourg) une phase idéaliste, influencée par le néo-kantisme et singulièrement Paul Natorp, et dont est particulièrement représentatif le premier volume des Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique (1913) ;
– (à l’occasion d’un certain revirement psychologiste ou anthropologiste, notamment caractéristique des travaux de sa retraite) une phase marquée par un retour des questions génétiques, et dont sont représentatifs la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1936) ou l’ouvrage posthume Expérience et jugement (1938).
Les « virages » qui ont marqué cet itinéraire font traditionnellement l’objet d’autant plus d’attention qu’ils ont aussi clivé les manières d’hériter de l’entreprise husserlienne, chaque phase ayant donné lieu à des écoles phénoménologiques particulières (les phénoménologues réalistes, par exemple, se revendiquent du tournant antipsychologiste et rejettent le virage transcendantal, tandis qu’une bonne part de la phénoménologie française jugera au contraire que ce virage transcendantal était nécessaire mais insuffisant et qu’il devait être dépassé dans une conception plus existentielle du sujet constituant). L’énorme travail accompli ces dernières décennies par les historiens et commentateurs de l’œuvre publiée et les manuscrits de Husserl permet cependant de faire aujourd’hui une lecture plus continue de l’évolution de la pensée husserlienne elle-même, dans la mesure où beaucoup d’analyses considérées comme typiques d’une des « phases » de cette pensée sont en fait anticipées par certains passages des travaux antérieurs ou trouvent écho dans certains développements des travaux ultérieurs.
Pour saisir le fil conducteur dans ce qui, autrement, apparaît comme les méandres d’un parcours sinueux, il importe de comprendre que la philosophie de Husserl est, d’un bout à l’autre, habitée par une tension majeure entre des aspirations rationalistes et des exigences empiristes.
2. Logique et mathématique
a. Le concept de nombre
Comme les autres jeunes mathématiciens de la fin du xixe siècle, Husserl hérite de cette formidable entreprise qu’avait été l’arithmétisation de l’Analyse, à laquelle ses maîtres Kronecker et Weierstrass avaient d’ailleurs eux-mêmes apporté des contributions décisives. Désormais, l’arithmétique apparait comme la discipline mathématique la plus fondamentale, sur la base de laquelle on peut édifier la théorie des réels et, à travers elle, la géométrie analytique. Interroger les fondements des notions fondamentales de l’arithmétique, c’est dès lors ce à quoi s’attellent à l’époque plusieurs théoriciens des mathématiques, dont Frege et Husserl. Or, si le premier vise à une élucidation logique des notions de nombre, de suite, d’égalité ou d’addition, c’est à leur élucidation psychologique que s’attache prioritairement le second. Pour ce faire, Husserl s’appuie sur l’enseignement de Franz Brentano et de son disciple Carl Stumpf, qui développaient alors une psychologie descriptive analysant rigoureusement les différents types d’actes mentaux ainsi que leurs fonctions cognitives et évaluatives (voir section [5.a]).
Rédigée sous la direction de Stumpf et défendue en 1887 à l’université de Halle en présence de Georg Cantor, la thèse d’habilitation de Husserl « Sur le concept de nombre : analyses psychologiques » s’efforce d’éclairer la notion de nombre naturel en « caractérisant psychologiquement » les actes mentaux qui permettent de la faire émerger. Ainsi, la notion de pluralité suppose la notion d’ensemble, qui repose sur un acte particulier de la conscience, à savoir la « liaison collective », laquelle permet de considérer ensemble des objets séparés. Toutefois, la notion de pluralité se distingue de celle d’ensemble en ce qu’elle suppose que chacun des objets liés dans la conscience ne soit pas envisagé en tant que tel avec ses propriétés singulières, mais en tant que simple unité. Or, cela nécessite un acte d’abstraction de la conscience qui met de côté les contenus concrets des objets liés et n’en retient que le caractère d’être un quelque chose quelconque. Pour qu’apparaissent les différents nombres, il faut encore que soit posée la question du « combien », question à laquelle chacun des nombres apporte une réponse particulière. Les relations plus et moins, qui président à l’ordination des nombres reposent pour leur part sur des actes de comparaison, actes psychiques « d’ordre supérieur » par lesquels, dit Husserl, « nous nous représentons des ensembles dont les éléments sont à leur tour des ensembles ». Quant aux opérations arithmétiques, Husserl en identifie deux fondamentales, l’addition et le partage, qui consistent l’une et l’autre à construire effectivement de nouvelles pluralités d’unités à partir de pluralités préalablement constituées.
Premier ouvrage publié de Husserl, la Philosophie de l’arithmétique (1891) reprend ces développements. Il les complète toutefois de longues analyses qui insistent sur l’insuffisance d’une théorie qui voudrait rendre compte de la formation psychique des représentations des premiers nombres naturels à partir de l’expérience sensible de collections restreintes d’objets. C’est que l’arithmétique, insiste Husserl, est avant tout un système formel, un système dans lequel des symboles sont définis par leurs rapports opératoires à d’autres symboles. Ainsi, les nombres rationnels sont introduits pour permettre que a/b soit bien défini pour n’importe quelle paire de naturels ; les nombres négatifs sont introduits pour permettre que a – b soit bien défini pour n’importe quelle paire de naturels ; les nombres imaginaires sont introduits pour permettre que √a soit bien défini pour n’importe quel entier ; etc.
La Philosophie de l’arithmétique se compose en fait explicitement de deux parties, la première dédiée aux « concepts propres de quantité, d’unité et de numération », la seconde consacrée aux « concepts de numération symboliques et aux sources logiques de l’arithmétique des numérations ». Ce qui préoccupe le jeune Husserl dans cet ouvrage, c’est précisément que l’arithmétique n’est pas essentiellement faite de représentations « propres » de nombres (formées par abstraction sur la base de collections limitées d’objets qui peuvent être données et distinguées dans l’intuition sensible), mais bien de représentations « symboliques », des représentations qui, comme celles des très grands nombres, ne nous donnent un contenu qu’indirectement – par l’intermédiaire de signes – et dont la formation repose donc sur des actes mentaux nettement plus complexes que celles que Husserl avait mises en avant dans la première partie de l’ouvrage pour les représentations de quantités intuitives.
Comme ses maîtres Kronecker et Weierstrass, Husserl est confronté au fait que les mathématiques ne sont pas exclusivement faites de représentations intuitives et de démonstrations qui peuvent être construites sur la base de ces représentations – point de vue que défendait encore Kant un siècle auparavant. Initialement constituées de représentations intuitives, les mathématiques deviennent ensuite essentiellement des systèmes de rapports formels entre représentations, qui ne bénéficient plus de la même intuitivité. Par exemple, on passe des premiers nombres naturels aux nombres négatifs, réels et imaginaires ou des points, droites et plans de l’espace euclidien aux points, droites et plans des espaces non euclidiens. C’est en fait ce passage des mathématiques intuitives aux mathématiques formelles que, comme ses contemporains, Husserl cherche à comprendre dans la première phase de sa pensée. Tandis qu’au début des années 1890, sous l’influence notamment d’un certain nominalisme de Kronecker, il semblait encore considérer que ce passage ne donnait lieu qu’à l’introduction de nouvelles expressions linguistiques permettant d’étendre les calculs – c’est là l’idée, inspirée de Brentano, de représentations purement symboliques ou impropres –, il va progressivement se ranger à un point de vue plus formaliste, qui soutient que les mathématiques formelles ont bien un objet de connaissance nouveau, à savoir des « multiplicités » formelles, où chaque entité ne se définit pas isolément par des évidences propres, mais bien par ses rapports structurels à toutes les autres.
La publication des Recherches logiques en 1900-1901 marquera explicitement un virage antipsychologiste par rapport à la Philosophie de l’arithmétique de 1891. Mais plus encore que la question du psychologisme, ce qui articule l’évolution du point de vue husserlien entre ces deux ouvrages, c’est ce problème des rapports entre dimension intuitive-constructive et dimension formelle des mathématiques, problème qui est au centre des débats qui opposaient déjà Kronecker à Dedekind et Cantor et qui opposeront bientôt Brouwer à Hilbert. Le virage opéré par Husserl concerne ainsi moins la légitimité d’une certaine élucidation psychologique des représentations, que la nature même de ce qu’il convient d’élucider, à savoir des structures de rapports logico-formels qui ne se réduisent pas à la construction intuitive de représentations les unes à partir des autres mais, finit-il par comprendre, qui ne relèvent pas non plus seulement de relations opératoires entre expressions symboliques (-1 = 2 –3, i = √-1, etc.)
Renonçant à la rédaction du second tome de la Philosophie de l’arithmétique, qui devait élucider « la justification de l’emploi, dans le calcul, des quasi-nombres formés à partir des opérations inverses, les nombres négatifs, imaginaires, les nombres fractionnaires et irrationnels », Husserl s’achemine vers la théorie des multiplicités qui caractérisera désormais sa conception des mathématiques et s’exprimera notamment dans une conférence sur le problème des « imaginaires » prononcée en 1901 devant la Société mathématique de Göttingen à l’invitation de David Hilbert.
Comme précédemment l’introduction des nombres rationnels, négatifs ou réels, celle des imaginaires en arithmétique n’implique pas seulement une extension du concept initial de « nombre », mais suppose son remplacement par un autre, qui répond à des lois partiellement nouvelles. La légitimité de cette introduction tient donc dans la continuité d’une arithmétique à l’autre. Comment puis-je prétendre que les nombres naturels de ℕ sont les nombres positifs de ℤ et les entiers positifs de ℚ ? Typiquement formaliste, la réponse de Husserl à ce problème se centre sur la manière dont les nouvelles lois s’articulent avec les précédentes. Selon Husserl, une « multiplicité », c’est-à-dire un domaine d’objets déterminés par leurs interrelations nécessaires, est « définie » s’il n’y a aucune ambiguïté quant à la structure de ce domaine, ce qui suppose que la théorie de ce domaine soit axiomatisée de telle façon que toute proposition de la théorie soit « déterminée », c’est-à-dire qu’on puisse déduire soit cette proposition soit sa contradictoire à partir des axiomes du système. Lorsqu’une axiomatique est ainsi « complète », et la multiplicité correspondante parfaitement « définie », cela ne pose aucun problème d’y introduire formellement des entités nouvelles, pour autant que le nouveau système axiomatique – et le domaine d’objets ainsi élargi – soit consistant. Les entités imaginaires seront entièrement « éliminables », puisque tous les énoncés démontrables dans le système élargi sont démontrables dans le système de départ. En effet, en vertu de la complétude du système de départ, le contraire impliquerait que les contradictoires de ces énoncés seraient démontrables dans le système de départ et donc aussi dans le système élargi, ce qu’exclut la consistance de ce second système.
b. La critique du psychologisme
En 1900, Husserl fait paraître le premier volume de ses Recherches logiques, intitulé « Prolégomènes à la logique pure ». Il y déploie une argumentation particulièrement sévère contre le psychologisme, erreur que, dans la préface, il reconnaît explicitement avoir lui-même commise. Ce revirement a pu être influencé par la recension très critique qu’avait donnée Frege de la Philosophie de l’arithmétique en 1894. Le logicien d’Iéna y pointait de manière acerbe la faiblesse de toute théorie qui prétendrait rendre compte d’une notion mathématique comme celle de nombre par des considérations relatives à la genèse psychique des représentations de nombre, et notamment par des actes d’abstraction qui dépouilleraient progressivement des représentations intuitives d’ensembles d’objets de leurs contenus empiriques spécifiques pour ne plus viser que des quantités dénombrables d’unités homogènes. Néanmoins, sans nier l’influence qu’a pu avoir cette recension sur la réflexion menée par Husserl dans les années 1890, il importe de comprendre, premièrement, que le virage antipsychologiste a aussi et surtout des motivations endogènes dans la réflexion husserlienne sur les systèmes formels, lesquelles impliquent d’ailleurs des inflexions antipsychologistes dans les travaux de Husserl avant même la parution de la recension de Frege, deuxièmement, que les sources extérieures de l’antipsychologisme husserlien sont multiples (avec en premier lieu Bernard Bolzano, qui distinguait nettement « représentation » [au sens de l’acte] et « représentation en soi » [au sens de contenu], et Hermann Lotze, qui développait l’idée herbartienne d’idéalité du concept, mais aussi Paul Natorp, qui insistait sur l’insuffisance de l’argument de la normativité, ou pour la nécessité de distinguer les dimensions « subjective » [relative aux actes] et « objective » [relative aux contenus] de la théorie de la connaissance) et, troisièmement, qu’aussi radical qu’il soit, l’antipsychologisme que défend Husserl dans les Recherches logiques est très différent de celui que prône pour sa part Frege (voir section [8.a]).
À toute prétention de fonder la logique dans la psychologie, l’antipsychologisme répond que la logique, science exacte et nécessaire a priori, ne peut reposer sur une science empirique dont les lois auront au mieux le caractère « vague » et contingent de lois inductives. Pour appuyer cette objection, le noyau même de l’argumentation husserlienne tient dans la distinction entre les actes mentaux et leurs contenus. Les premiers, qu’étudie la psychologie, entretiennent entre eux des rapports réels, notamment causaux : telle représentation ou pensée a fait jaillir telle autre, telle croyance a suscité telle émotion, tel désir a engendré tel jugement, etc. Les seconds entretiennent en revanche des rapports idéaux d’inclusion (le contenu de représentation « homme » contient en lui le contenu « animal »), de conséquence (le contenu du jugement « Socrate est un homme » implique le contenu « Socrate est un animal »), d’incompatibilité matérielle (le contenu de jugement « cette surface est uniformément rouge » est incompatible avec « cette surface est uniformément verte ») ou formelle (le contenu du jugement « tous les hommes sont mortels » est incompatible avec « Socrate, qui est un homme, est immortel »), rapports idéaux qui sont d’une toute autre nature que les rapports psychogénétiques qui lient les actes mentaux dans lesquels ces contenus se présentent. Contrairement à ce que s’était efforcée de faire toute une tradition empiriste-associationniste, on ne peut rendre compte de tous ces rapports idéaux en faisant seulement valoir l’habitude d’avoir conjointement à l’esprit plusieurs représentations ou croyances, habitude qui aurait mené à les associer de telle façon que l’apparition d’un de ces actes mentaux mènerait désormais systématiquement à l’apparition de l’autre. Que « tous les hommes sont mortels » implique « Socrate, s’il est un homme, est mortel » ne dépend pas de quelque association de représentations ou de croyances qui se soit faite dans quelque esprit que ce soit ; c’est une loi logique, qui concerne les contenus mêmes de ce qui est représenté et jugé, et ne résulte pas d’éventuelles lois naturelles régissant l’apparition et les rapports de succession des actes de représentation ou de jugement. Si cette loi logique ne dépend pas des lois d’association, elle ne dépend pas davantage du fonctionnement propre au système nerveux de l’espèce humaine ni ne s’explique par les lois d’évolution qui ont sélectionné ce fonctionnement. Les lois logiques ne sont pas un produit naturel de l’habitude ou de l’évolution. Ce sont des lois idéales qui resteraient valables même s’il n’y avait personne pour les penser et auxquelles d’ailleurs la pensée effective des hommes ne se conforme que partiellement ; les hommes commettent en effet fréquemment des erreurs de raisonnement.
L’irréductibilité des lois logiques aux lois psychologiques apparaît clairement dans la dimension normative des premières (l’ensemble des principes conformément auxquels il faut raisonner), dimension que ne comporte pas la simple description du fonctionnement réel du psychisme humain (l’ensemble des manières dont les hommes raisonnent effectivement). Husserl multiplie ainsi dans les « Prolégomènes » les exemples de passages où, croyant fonder la logique sur la psychologie, des auteurs utilisent en fait plus ou moins explicitement, dans leurs descriptions psychologiques, des notions normatives qui présupposent déjà la validité des lois logiques. Ainsi, ceux qui, comme Heymans ou Sigwart, affirment que « dans l’acte de pensée, affirmation et négation s’excluent », que veulent-ils dire, sinon que « dans le jugement correct, le oui et le non s’excluent » ? Or, dit Husserl, c’est là « une proposition équivalant à une loi logique et qui n’est en rien psychologique ». Quant à l’énoncé « Personne ne peut croire à un énoncé contradictoire, personne ne peut accepter qu’une même chose soit et ne soit pas », il est, sous cette forme, rendu faux par l’existence même de l’erreur et de la folie : « Personne de raisonnable [Vernünftiger], doit-on, bien entendu, ajouter ». De même, la formule « Des jugements reconnus comme contradictoires ne peuvent coexister simultanément dans une seule conscience » est tout simplement fausse, à moins bien sûr qu’on n’interprète le mot de « conscience » dans le sens de « conscience normale ». La loi « psychologique » de la non-contradiction, dit Husserl, « ne prétend s’appliquer qu’aux individus de l’espèce homo normaux et d’état mental normal ». C’est donc seulement du fonctionnement normal de la pensée que ces lois rendent compte, c’est-à-dire de la pensée lorsqu’elle est supposée conforme à sa véritable nature, qui sait se montrer indépendante et insensible aux influences psychiques anormales et néfastes des passions, de l’habitude, des tendances naturelles ou de l’inattention. Or, cette normativité dissimulée dans la formulation des lois psychiques est évidemment nécessaire pour qu’on puisse en tirer, comme le prétendent les auteurs psychologistes, une logique prescriptive ; d’une science qui se bornerait à constater comment les hommes raisonnent, on ne pourrait déduire en aucune façon comment ils doivent raisonner. Inversement, de telles lois psychiques « naturelles » rendraient en fait inutile une logique prescriptive ; si les gens raisonnaient naturellement correctement, il serait absurde de leur imposer les principes qui régissent déjà leurs raisonnements.
Cet argument de la normativité de la logique n’est toutefois pas le noyau de la critique husserlienne du psychologisme. L’originalité des « Prolégomènes », c’est précisément de montrer que cet argument (que Kant avait déjà brandi pour réfuter Hume) ne suffit pas. En insistant sur la dimension normative de la logique, on laisse en effet encore entendre que la logique a essentiellement affaire aux actes mentaux, qu’elle entend essentiellement prescrire (et non seulement décrire) la manière dont ils doivent se succéder les uns aux autres, s’engendrer les uns les autres (qui juge que « tous les hommes sont mortels » et que « Socrate est un homme » doit juger que « Socrate est mortel »). Or cette dimension normative de la logique repose en fait sur sa dimension idéale : s’il faut juger de la sorte, c’est parce que les contenus jugés eux-mêmes entretiennent certains rapports logiques. L’argument de la normativité de la logique passe donc à côté de l’essentiel, à savoir la distinction entre les actes mentaux et leurs contenus. Tant que les antipsychologistes n’insistaient que sur la dimension normative de la logique, les psychologistes avaient beau jeu de répondre qu’il s’agit là encore et toujours de s’intéresser aux actes mentaux, de sorte que la logique devait encore au moins partiellement être fondée dans la psychologie. Or, la logique concerne d’abord des rapports idéaux entre contenus. Elle ne concerne les actes mentaux que dans un second temps et dans la mesure où ceux-ci entendraient se conformer aux lois idéales. Pour prendre toute la mesure de l’antipsychologisme, il ne suffit par conséquent pas d’opposer la logique normative à la psychologie ; il convient de distinguer aussi la logique idéale, qui énonce les rapports entre contenus, de la logique normative, qui fait ensuite un pas vers la psychologie en s’intéressant aux rapports que les actes mentaux devraient entretenir pour respecter ces rapports idéaux.
La critique du psychologisme va avoir une influence déterminante sur la structure des Recherches logiques, qui font suite aux « Prolégomènes ». Ces Recherches sont avant tout consacrées à la théorie de la connaissance. Fidèle à Brentano, à Stumpf et à ses propres travaux de jeunesse, Husserl entend encore et toujours laisser une place centrale à la psychologie descriptive. Cette dernière n’a donc pas à être abandonnée. La raison en est que s’il convient bien de nettement distinguer les actes mentaux de leurs contenus idéaux, l’étude des premiers reste néanmoins indispensable, puisque c’est en eux que les seconds peuvent être visés, mais aussi éventuellement donnés. La critique du psychologisme aboutit donc à une répartition des tâches : la théorie de la connaissance requiert le travail complémentaire de la logique, qui authentifie les contenus dans leur sens idéal, et de la psychologie descriptive, qui décrit la manière dont ils peuvent devenir l’objet d’actes mentaux de représentation, de jugement ou d’évaluation.
c. Logique et théorie de la connaissance
La critique du psychologisme a conduit Husserl à abandonner la conception de la logique comme discipline pratique, qui a trait à l’esprit qui juge, au profit d’une conception théorique selon laquelle la logique est une science a priori qui concerne les significations idéales des contenus des actes mentaux. Dans les « Prolégomènes », il la définit plus spécifiquement comme une « théorie de la science » (Wissenschaftslehre), une discipline qui porte sur « ce qui fait que des sciences en général sont des sciences ». Autrement dit, la logique s’intéresse aux conditions de possibilité des sciences particulières. Mais, dans la mesure où elle recherche les conditions de possibilité communes à toutes les sciences, elle néglige ce qui dans ces sciences les rend particulières pour ne prendre en compte que leur forme. De ce point de vue, la logique peut restreindre son attention aux sciences « théoriques » ou « nomologiques », c’est-à-dire les sciences qui tirent le principe de leur unité dans des lois, par opposition aux sciences « concrètes » ou « ontologiques », c’est-à-dire les sciences qui telles la géographie ou l’histoire tirent le principe de leur unité dans leur objet, puisque les premières dictent leur forme aux secondes et que ce qui fait de celles-ci des sciences doit être recherché dans celles-là.
La logique formelle a donc pour tâche d’établir la forme des théories nomologiques. C’est là sa tâche la plus élevée. Mais, pour pouvoir la réaliser, elle doit au préalable remplir deux autres tâches. Une théorie est un ensemble de propositions. Cependant, une science est plus qu’un amas de propositions. Dans une science, les propositions sont liées les unes aux autres au moyen de lois. Quant aux propositions qui composent les sciences elles sont elles-mêmes composées selon certaines lois, puisque n’importe quel amas d’expressions ne constitue pas nécessairement une proposition. Apparaît ainsi la deuxième tâche de la logique formelle : établir, d’une part, les lois qui régissent la composition des jugements en des touts doués d’unité et, d’autre part, les lois qui régissent l’enchaînement des jugements et qui donnent lieu à ce type de tout que l’on peut appeler une théorie scientifique. Il reste finalement une troisième et dernière tâche, la plus fondamentale, qui consiste à identifier les « concepts essentiels primitifs » dans lesquels s’ancrent les lois mises à jour dans la deuxième tâche. C’est dans ces lois et concepts que se trouvent les conditions de possibilité des sciences en général.
Ces trois tâches ont trait à la forme des expressions, et avant tout des jugements, abstraction faite de toute matière, de tout contenu concret. Husserl affirme par ailleurs que ce qui est formel ne gît pas uniquement dans les expressions, mais se trouve aussi dans les objets. Il y a donc de ce côté trois tâches correspondant à celles que nous venons d’identifier : premièrement, élucider les concepts primitifs qui ont trait à la forme de l’objet, c’est-à-dire ce que Husserl appelle les « catégories objectuelles formelles » ; ensuite, établir les lois ancrées dans ces catégories ; finalement, élaborer une théorie des multiplicités. Malgré leur caractère ontologique, ces trois tâches relèvent pourtant bien de la logique formelle, mais d’une logique formelle comprise au sens large : une mathesis universalis, qui comprend autant la logique formelle au sens restreint que ce que Husserl appelle l’« ontologie formelle » (voir section [4.b]).
L’une des idées particulièrement innovantes de la conception husserlienne de la logique est sa stratification. La logique formelle est ainsi constituée de plusieurs couches, les couches supérieures étant fondées sur les couches inférieures. La « grammaire pure logique » constitue la première couche de la logique formelle distinguée par Husserl. Elle est développée de manière étendue dans la quatrième Recherche logique, qui établit les lois de combinaison des unités de signification entre elles. Par exemple, je peux combiner un nom, disons « Socrate » avec un prédicat, disons « est un philosophe », pour former un autre tout lui-même doué de signification, à savoir « Socrate est un philosophe ». De même, je peux lier la phrase « Socrate est un philosophe » avec une autre phrase, disons « Socrate est le maître de Platon », au moyen de la conjonction « et » pour former une troisième phrase : « Socrate est un philosophe et Socrate est le maître de Platon ». En revanche, la combinaison de « Socrate » avec la conjonction et la disjonction nous donne une totalité – « Socrate et ou » – qui est, cette fois, dépourvue de signification, alors que chacune de ses parties en possède une. Il y a donc des lois qui régissent la combinaison de touts doués de signification en des touts d’ordre supérieur également doués de signification. C’est précisément à la grammaire pure logique qu’il revient de les dégager. Pour Husserl, les lois en question s’ancrent dans certaines formes fondamentales qu’il appelle des « catégories de signification » : formes sujet, prédicat, jugement, mais aussi formes conjonctive, disjonctive, conditionnelle, etc. L’une des particularités des combinaisons de ces formes est leur « itérabilité ». Par exemple, je peux former la phrase « p et q » en combinant les phrase « p » et « q » au moyen de la conjonction, mais je peux également utiliser le résultat de cette combinaison pour former encore une autre phrase en la combinant avec la phrase « s » pour obtenir « p et q et s », et ainsi de suite à l’infini.
La grammaire pure logique de Husserl exclut la formation du « non-sens » (Unsinn). Celui-ci ne doit pas être confondu avec ce que Husserl appelle le « contre-sens » (Widersinn). Par exemple, « Socrate et ou » est un non-sens dans la mesure où il s’agit d’un tout dépourvu de toute signification. L’expression « cercle carré », en revanche, est parfaitement douée de signification, mais est un contresens. C’est un contresens, parce qu’en vertu de sa signification aucun objet ne peut lui correspondre. Avec la distinction entre non-sens et contresens apparaît un deuxième niveau de la hiérarchie logique, niveau que Husserl séparera plus précisément en deux dans Logique formelle et logique transcendantale. Nous avons d’abord la « logique de la non-contradiction ». À ce niveau, il s’agit d’établir les lois de la compatibilité des expressions douées de signification combinées au sein de totalités qui sont elles-mêmes doués de signification. Par exemple, il s’agira ici d’exclure une expression telle que « p et non-p » ou « le a qui n’est pas a ». Cette logique ne traite toutefois pas uniquement de la non-contradiction formelle des jugements, mais également de leurs conséquences. Elle établira ainsi des modes d’inférence tels que le modus ponens :
si p, alors qor p________________donc q
Il faut remarquer que dans une inférence de ce type la vérité ou la fausseté des jugements « p » et « q » n’intervient en aucun cas. Celles-ci ne sont en fait prises en compte que dans le troisième niveau de la logique formelle distingué par Husserl : la « logique de la vérité ». Dans celle-ci, ce qui importe, ce n’est pas la vérité effective des jugements, mais uniquement leur vérité possible. Le contraire nécessiterait de s’intéresser à la matière des jugements, à leur contenu concret, là où la logique formelle en reste, comme son nom l’indique, au niveau de la forme. Au sein de la logique de la vérité, nous établirons, par exemple, les équivalents sémantiques suivants de la règle du modus ponens exposée dans la logique de la non-contradiction :
« si p, alors q » est vraior « p » est vrai________________donc « q » est vrai
Seul compte dans ces inférences le lien déductif que nous pouvons établir sur la base de la vérité ou de la fausseté possible des prémisses, et non leur vérité ou leur fausseté effective.
3. La signification
a. La signification comme espèce idéale
L’antipsychologisme de Husserl dans les Recherches logiques est motivé par la conviction que la logique n’a pas affaire aux actes mentaux, mais bien aux significations idéales présentes dans leurs contenus. Mais en quoi consiste précisément cette signification ? La première Recherche logique tente de répondre à cette question. Husserl commence par y analyser le concept de « signe ». Les signes nous servent essentiellement à communiquer. Par exemple, nous prononçons une phrase et nous « manifestons » par-là à notre interlocuteur qu’un certain jugement a lieu en nous. Pour autant, cet acte mental (l’acte de juger) ne constitue pas pour Husserl la signification de cet énoncé. La fonction de renvoi vers quelque chose, qui constitue la marque distinctive des signes, ne s’identifie donc pas à celle de signification. Pour qu’un signe soit pourvu de sens, pour qu’il constitue proprement une « expression », il faut quelque chose de plus que la simple manifestation d’un acte mental. En effet, si tel n’était pas le cas, une expression perdrait sa signification dès l’instant où elle cesserait d’être utilisée pour communiquer avec autrui.
Bien que la signification d’une expression ne se réduise pas à l’acte mental manifesté par cette expression, la conscience ne lui est pas non plus totalement étrangère. Selon Husserl, la signification est conférée à l’expression en vertu d’un « acte de signification », d’une « intention de signification ». Par là, l’expression acquiert un rapport à un objet. Ceci parce que l’acte de signification est « intentionnel » : il vise un objet. La signification d’une expression ne doit cependant pas être confondue avec cet objet. Au moyen d’un acte de signification, nous visons un objet en voulant dire quelque chose à son propos, et ce que nous voulons dire peut être différent d’un acte à l’autre. Ainsi, certaines expressions peuvent en effet avoir des significations différentes et pourtant renvoyer au même objet. C’est par exemple le cas des expressions nominales « le vainqueur d’Iéna » et « le vaincu de Waterloo », qui font toutes les deux référence à Napoléon, mais au moyen de significations différentes. Ce qui distingue ces actes intentionnels que sont les actes de signification associés à ces deux expressions, c’est leur « matière » (Materie). Celle-ci est ce qui dans l’acte lui fournit sa directionnalité vers un objet, ce qui fait que nous le visons de telle et telle façon, et pas d’une autre.
Un nom nomme un certain objet et celui-ci ne doit pas être confondu avec la signification de ce nom. Qu’en est-il de l’énoncé ? Il faut distinguer ce que l’énoncé énonce et ce dont il l’énonce. Par exemple, dans l’énoncé « Napoléon a été vaincu à Waterloo », ce dont on énonce qu’il a été vaincu à Waterloo, c’est Napoléon, mais ce qui est énoncé, c’est qu’il a été vaincu à Waterloo. Il y a ici deux objets, ou mieux deux « objectualités » (Gegenstandlichkeiten), c’est-à-dire deux objets au sens large du terme. Nous avons, d’une part, l’objet sur lequel porte l’énoncé – Napoléon – et, d’autre part, le corrélat objectuel de l’énoncé ou ce que nous pourrions aussi appeler l’objet de l’énoncé – que Napoléon a été vaincu à Waterloo. Cet objet de l’énoncé est ce que Husserl appelle un « état de choses » (Sachverhalt). Tout énoncé doué de signification a un corrélat objectuel de ce type, lequel ne se confond pas avec sa signification. Lorsqu’il est effectivement réalisé, cet état de choses est dit factuel.
Le mot ou l’énoncé veut dire quelque chose, il renvoie via une certaine intention de signification à un corrélat objectuel. Pourtant, il y a des cas où l’acte de signification associé à une expression semble incapable de viser quoi que ce soit, car il ne peut a priori rien y avoir qui corresponde à cette visée. C’est par exemple le cas d’une expression telle que « cercle carré » qui, même si elle est pourvue de signification, combine deux significations contradictoires et ne semble pour cette raison renvoyer à aucun objet. Dans ce cas, dit Husserl, la visée de l’intention de signification n’est pas « remplie » ; il y a visée à vide. L’intention de signification est en revanche remplie lorsqu’un objet est donné qui correspond intuitivement à elle. Cette donation intuitive de l’objet peut se faire au moyen d’une perception, par exemple lorsque je perçois la personne qui est nommée par un nom, mais elle peut aussi se faire au moyen d’un souvenir, lorsque cette personne est absente, ou en imagination, si l’objet nommé par ce nom est fictif. Ce que montre le cas d’une expression telle que « cercle carré », c’est que la signification d’une expression ne s’identifie pas non plus à la donnée intuitive de son corrélat objectuel, puisque « cercle carré » est pourvu de signification, mais que l’acte de signification qui lui est associé ne pourra jamais être rempli intuitivement.
Si la signification ne s’identifie ni au vécu manifesté par une expression, ni à son corrélat objectuel, ni à la donnée intuitive de ce corrélat, comment faut-il la caractériser ? Nous voulons dire certaines choses au moyen des expressions que nous utilisons. C’est précisément le fait que nos expressions veulent dire quelque chose qui fait qu’elles ont une signification. Or la signification peut être la même dans plusieurs actes de signification. Nous voulons généralement dire la même chose lorsque nous utilisons la même expression. Selon Husserl, cette unité de la signification d’une même expression doit être comprise de manière analogue à celle de l’unité du rouge idéal qui est instancié dans différentes nuances individuelles de rouge. L’unité de la signification est donc, d’une part, idéale, au sens où elle est intemporelle. D’autre part, elle est spécifique dans la mesure où c’est la même signification que nous retrouvons dans une multiplicité d’actes de signification, et plus précisément dans leur matière.
b. La signification comme objet intentionnel
Bien qu’elle soit pourvue d’une signification, une expression telle que « cercle carré » combine deux significations contradictoires entre elles. Dès lors, rien ne pourra jamais venir remplir l’intention de signification qui lui est associée. Cette intention semble pourtant viser quelque chose. Lorsque deux personnes parlent du cercle carré, elles semblent bien parler de la même chose. Cette difficulté suscitée par la théorie de la signification des Recherches logiques peut néanmoins être facilement surmontée si nous distinguons l’« objet intentionnel » visé par l’acte de signification de l’« objet pur et simple » qui vient éventuellement remplir intuitivement cette visée.
C’est exactement ce que fait Husserl dans ses Leçons sur la théorie de la signification de 1908. Prenons par exemple les expressions « le vainqueur d’Iéna » et « le vaincu de Waterloo ». Elles nomment toutes deux la même personne, à savoir Napoléon, mais elles ne la nomment pas de la même manière. Nous n’avons donc pas affaire dans les deux cas au même objet intentionnel : dans le premier, il s’agit de Napoléon en tant que vainqueur d’Iéna et, dans le deuxième, de Napoléon en tant que vaincu de Waterloo. Tandis que l’objet pur et simple qu’est Napoléon est indépendant de la conscience, ce n’est pas le cas des objets intentionnels que sont Napoléon en tant que vainqueur d’Iéna et Napoléon en tant que vaincu de Waterloo. Selon Husserl, ces objets intentionnels sont assimilables à des significations. Ils constituent ce qu’il appelle la signification « phénoménologique » ou « ontique » des expressions auxquelles ils sont associés, par opposition à la signification « phénologique » ou « phansique », qui n’est autre que la signification au sens d’une unité idéale instanciée dans plusieurs actes donateurs de sens, que nous avons exposée dans la section précédente.
La signification au sens phénoménologique est un « objet catégorial », un objet qui traduit en quelque sorte la manière dont est visé l’objet pur et simple. C’est un objet catégorial dans la mesure où il est constitué par une activité mentale catégoriale.
La distinction entre signification phénoménologique et corrélat objectuel pur et simple peut être étendue au cas des énoncés. Prenons par exemple les énoncés « a > b » et « b < a ». Ils ont tous les deux le même corrélat objectuel pur et simple, à savoir ce que Husserl appelle la « situation de choses » (Sachlage) que a est plus grand que b. Cette objectualité pure et simple doit être distinguée de l’état de choses que a est plus grand que b et de l’état de choses que b est plus petit que a, lesquels sont des objets catégoriaux différents et constituent les significations phénoménologiques des énoncés « a > b » et « b < a ». Husserl appelle ici « situation de choses » ce qu’il appelait « état de choses » dans les Recherches logiques.
L’apparition du concept phénoménologique de signification occupera une place singulière dans l’évolution philosophique de Husserl. Il finira non seulement par supplanter le concept phénologique de signification, mais aussi par donner naissance à la notion centrale de « noème » (voir la section [5.d]) dont il constitue une première ébauche.
4. L’ontologie
a. Ontologies régionales et intuition catégoriale
Pour Husserl, toute science empirique – par exemple la physique – est une « science factuelle ». Ce qui est factuel, ce sont les individus réels, les objets concrets qui existent de manière contingente dans l’espace-temps ou uniquement dans le temps, comme un arbre, une maison, un événement sportif ou un vécu psychique. Chaque science factuelle dépend de certaines « nécessités éidétiques », c’est-à-dire de lois d’essence relatives au type de faits qu’elle prend en charge. Par exemple, la physique présuppose de manière implicite l’essence de l’objet physique dans laquelle s’ancrent les différentes lois a priori auxquelles sont soumis tous les objets étudiés par la physique. Les genres d’objets sont hiérarchisés : certains sont plus généraux que d’autres au sens où les lois enracinées dans l’essence des genres plus généraux s’appliquent à tous les objets des genres moins généraux qui leur sont subordonnés. Au sommet de cette hiérarchie, nous trouvons des « genres matériels suprêmes » (chose matérielle, son, qualité sensible, la forme spatiale, le vécu en général, etc.), aussi appelés « régions ontologiques », qui ne sont pas eux-mêmes soumis à des genres concrets plus généraux. Les lois a priori qui s’enracinent dans ces genres suprêmes appartiennent à des « ontologies matérielles » ou régionales.
Pour accéder aux lois éidétiques des ontologies matérielles, il faut d’abord saisir l’essence de la région ontologique correspondante. Celle-ci est un objet idéal ou catégorial et ne peut pour cette raison nous être donnée au moyen d’une perception au sens habituel du terme. Nous devons ici recourir à une « intuition catégoriale », une intuition qui nous donne ce qui n’est pas directement sensible.
Considérons le corrélat objectuel de l’énoncé « le livre est sur la table ». Nous pouvons éventuellement avoir une perception du livre et de la table, mais l’intention correspondant à la copule « est », elle, ne peut être remplie par un objet propre de la perception sensible. Il en est de même de l’état/situation de choses que le livre est sur la table. Pourtant, il est bien possible d’avoir une donation intuitive de cette objectualité. Ce remplissement intuitif n’est pas simplement de l’ordre de la perception, mais est « fondé » sur la perception de certains objets, à savoir de la table et du livre. Il s’agit donc d’une intuition de degré supérieur, une intuition catégoriale ou fondée. Dans l’exemple de l’état/situation de choses que le livre est sur la table, l’intuition catégoriale donne ensemble les éléments fondateurs que sont la table et le livre avec l’état/situation de choses lui-même en le saisissant dans une unité. Ce type d’acte catégorial peut donc être qualifié de « synthétique ».
Mais il existe également des actes catégoriaux qui procèdent par abstraction, dans la mesure où les objets fondateurs ne sont pas donnés conjointement avec l’objet fondé. Husserl avait développé une première théorie de l’abstraction d’inspiration empiriste dans sa Philosophie de l’arithmétique, où elle jouait un rôle clé dans la visée des quantités dénombrables. Il avait néanmoins fini par juger cette théorie insatisfaisante. Dans sa seconde Recherche logique, grâce à une distinction plus nette des actes mentaux et de leurs contenus (matières), il dénonça en effet comme illusoires les tentatives visant à penser les rapports entre la représentation singulière d’un homme particulier, disons celle de Socrate, et la représentation générale « homme » au moyen d’une théorie génétique des actes mentaux, comme par exemple celle qui soutient que la représentation de Socrate pourrait progressivement être débarrassée de chacun de ses traits singuliers pour ne conserver que les traits communs à tous les hommes.
À l’abstraction des empiristes, Husserl substitue désormais l’« abstraction idéatrice », c’est-à-dire une forme d’intention catégoriale dans laquelle un contenu général est visé indépendamment de la genèse réelle des actes mentaux dans lesquels cette visée s’effectue. C’est elle qui permet de saisir les essences, et particulièrement les essences des différents genres matériels suprêmes sur l’intuition desquelles reposent les ontologies régionales. L’intuition des essences nécessite celle d’au moins un objet individuel. Par exemple, l’intuition du bleu est fondée sur la perception ou l’imagination d’au moins un objet bleu. L’abstraction idéatrice consiste alors à viser directement le général sur la base de l’intuition du cas individuel qui l’instancie.
Les concepts obtenus au moyen de l’abstraction idéatrice sont matériels au sens où ils ont une teneur concrète. Ce sont des concepts tels que couleur, maison, son, espace, etc. Les lois qui s’enracinent dans ces concepts sont des propositions « synthétiques » a priori. Elles sont synthétiques, parce que leur vérité dépend des concepts matériels dans lesquels elles sont ancrées. Par exemple, la loi selon laquelle il ne peut y avoir de couleur sans une étendue recouverte par elle est synthétique dans la mesure où elle dépend de l’essence du concept de couleur. Cette dépendance implique toute une série de propositions synthétiques subordonnées dont la portée est déterminée par l’extension du ou des concepts matériels dans lesquels sont ancrées les lois synthétiques. Par exemple, je peux substituer au concept de couleur, celui d’une couleur particulière, disons le rouge, pour obtenir la proposition synthétique a priori affirmant qu’il ne peut y avoir de rouge sans une étendue recouverte par ce rouge, et de même pour toute autre couleur. En revanche, une telle substitution ne fonctionne pas pour un concept qui n’est pas subordonné à celui de couleur : le résultat de la substitution ne donnera pas lieu à une vérité, si ce n’est de manière contingente.
b. L’ontologie formelle
À côté des lois synthétiques a priori dont la vérité dépend du contenu matériel de certains concepts qu’elles contiennent, il existe également des propositions dont la validité est indépendante de toute teneur concrète : les propositions « analytiques » a priori. C’est par exemple le cas de la proposition « si la fenêtre est une partie de la façade et la façade est une partie de la maison, alors la fenêtre est une partie de la maison ». Cette proposition contient des concepts matériels, à savoir ceux de fenêtre, de façade et de maison, mais sa vérité est indépendante de leur teneur matérielle. Dès lors, peu importe les concepts que nous substituerons aux concepts de fenêtre, de façade et de maison, le résultat obtenu sera toujours vrai. Cette substituabilité illimitée salva veritate peut être mise en évidence en remplaçant les teneurs matérielles de ces concepts par le simple « quelque chose », c’est-à-dire au final par des variables, pour obtenir la loi « si x est une partie de y et y est une partie de z, alors x est une partie de z ». Celle-ci exprime la transitivité de la relation de partie à tout et vaut quels que soient les objets que peuvent éventuellement dénoter les termes substitués aux variables « x », « y » et « z ». Au final, une proposition analytique a priori est une proposition qui, contrairement à une proposition synthétique a priori, est complètement formalisable.
Les propositions analytiques relèvent du domaine du formel. Autrement dit, elles appartiennent à la logique formelle au sens large, laquelle comprend la logique au sens restreint, celle qui a affaire aux significations, et l’ontologie formelle, cette théorie de l’objet en général. Nous rencontrons ici l’une des affirmations les plus fortes de Husserl : le formel n’est pas restreint à la logique au sens habituel du terme ; il y a une forme proprement ontologique, une forme qui concerne tous les objets, peu importe leur mode d’être. À la différence de la logique formelle au sens restreint qui a trait aux catégories de signification et aux lois qui leur sont relatives, l’ontologie formelle a trait aux « catégories ontologico-formelles » et à leurs lois. Parmi les catégories ontologico-formelles, nous pouvons citer : quelque chose, qualité, relation, état de choses, quantité, nombre, pluralité, etc., tous ces concepts se groupant autour de « l’idée vide du quelque chose ou de l’objet en général ». La loi de transitivité de la relation de partie à tout que nous mentionnons précédemment est ancrée dans la catégorie de partie et est formelle dans la mesure où elle ne contient que des concepts formels : le quelque chose (représenté par les différentes variables), la relation de partie à tout et le conditionnel matériel (représenté par « si…, alors… » et qui relève des catégories de signification).
Les lois ontologico-formelles, autrement dit les propositions analytiques complètement formalisées et ancrées dans les différentes catégories ontologico-formelles, ont une forme de préséance, ou mieux d’orthogonalité, par rapport aux lois des différentes ontologies matérielles dans la mesure où elles s’appliquent à tous les objets, indépendamment de la région ontologique à laquelle ils appartiennent, alors que les lois ontologico-matérielles sont précisément restreintes à des régions ontologiques données. Cette orthogonalité de l’ontologico-formel par rapport à l’ontologico-matériel se reflète également dans le fait que les catégories relevant du premier domaine ne peuvent être obtenues par abstraction à partir de celles relevant du second.
La seule ontologie formelle qu’ait un tant soit peu développé Husserl est celle qui a trait aux catégories de tout et de partie. Cette méréologie formelle est exposée de manière axiomatico-déductive dans la troisième Recherche logique, mais a longtemps été négligée par les disciples de Husserl. Son étude connaît depuis quelques décennies un important renouveau dans la métaphysique analytique, et en particulier dans les travaux de Peter Simons, Barry Smith et Kevin Mulligan.
5. La phénoménologie transcendantale
a. De la psychologie descriptive à la phénoménologie
Brentano caractérisait ses investigations comme relevant d’une « psychologie descriptive », entendant sous cette expression « la science des phénomènes psychiques ». Un phénomène psychique ou « phénomène de la conscience » est un phénomène qui, contrairement à un « phénomène physique » (une couleur, une odeur, un paysage, etc.), se caractérise par l’« intentionnalité », c’est-à-dire le fait d’être dirigé vers un objet. Par exemple, il n’y a pas de représentation qui ne soit représentation de quelque chose. Brentano oppose la psychologie descriptive à la « psychologie génétique ». La première, à la différence de la seconde, ne cherche pas à établir la genèse causale des phénomènes, mais a plutôt pour tâche de déterminer les caractéristiques communes à tous les phénomènes psychiques, ainsi que celles qui sont propres à telle ou telle classe de phénomènes. Il s’agit de savoir ce que sont les phénomènes psychiques, et comment les classifier.
La source de connaissance privilégiée par la psychologie descriptive est la « perception interne ». C’est elle qui nous donne accès aux phénomènes psychiques. La perception interne s’oppose ainsi à la perception externe qui nous permet d’accéder aux phénomènes physiques. Tandis que dans la seconde rien ne nous garantit que les phénomènes physiques existent effectivement tels qu’ils nous apparaissent, la première nous donne ses objets dans une évidence immédiate, indubitable.
Ayant été l’élève de Brentano, il est normal que les premières analyses de Husserl se situent également à un niveau psychologico-descriptif. L’élève se sépare cependant rapidement du maître sur plusieurs points. Le premier concerne les phénomènes de conscience qui sont soumis à l’analyse psychologico-descriptive : il ne s’agit pas seulement des phénomènes psychiques, mais plus largement des « vécus » (Erlebnisse), Husserl désignant par là tout ce qui se manifeste dans la conscience. Les vécus peuvent être intentionnels, ils sont alors aussi appelés « actes », ou non intentionnels. Dans cette deuxième catégorie nous trouvons en particulier les sensations. Selon Husserl, Brentano avait exclu ces derniers du champ d’investigation de sa psychologie descriptive, parce qu’il confondait encore ce qui relève du vécu et ce qui appartient à l’objet lui-même. Il aurait ainsi confondu, par exemple, la sensation de la couleur et la coloration de l’objet. Une fois que cette distinction est faite, il devient évident que la sensation appartient également à la conscience, qu’elle lui est immanente, et non transcendante.
Un deuxième point de divergence entre Husserl et Brentano concerne la manière dont l’analyse psychologico-descriptive envisage les vécus. Pour le premier, il ne faut pas les envisager d’un point de vue empirique, c’est-à-dire comme des « états réels d’êtres animés de la réalité naturelle », mais uniquement eu égard à leur essence. Husserl reprochera à Brentano d’avoir encore fondé sa psychologie sur la description des vécus conçus comme des événements réels appartenant à des êtres humains réels, plutôt que sur la considération de l’essence des vécus. La psychologie descriptive doit donc être une science éidétique, et non une science factuelle.
Pour toutes ces raisons, Husserl finira par préférer à l’appellation de « psychologie descriptive » celle de « phénoménologie », pour caractériser sa méthode philosophique. Tandis que la seconde n’est pas restreinte à un certain type de vécus et procède à leur description « pure », c’est-à-dire à l’intuition (catégoriale) de leurs essences, la première ne procède qu’à une description empirique des vécus intentionnels. La phénoménologie est donc une science éidétique de la conscience, et en cela elle se distingue fondamentalement de toute psychologie. La distance entre la phénoménologie et la psychologie sera encore plus accentuée lorsque, à partir de 1907 dans L’Idée de la phénoménologie, Husserl fera de la « réduction » la voie d’accès obligatoire à la première, excluant alors définitivement de son champ d’investigation la subjectivité empirique – celle qui fait partie du monde – au profit de la subjectivité transcendantale – celle qui rend possible un monde.
b. La réduction
Selon Husserl, la connaissance, et en particulier celle qui nous est offerte par les sciences empiriques, n’est pas immunisée contre le doute sceptique. Dès lors se pose la question de savoir comment lui offrir un fondement dont tout doute soit exclu. C’est évidemment à la phénoménologie qu’il revient de répondre à cette question. Pour ce faire, elle doit d’abord trouver un point de départ, un domaine de données indubitables sur lequel fonder l’ensemble de l’édifice de la connaissance. Ces données ne peuvent être puisées dans les sciences constituées, puisque ce sont précisément elles qui sont mises en question par le scepticisme et que la phénoménologie a à charge de fonder. Les vécus de conscience semblent en revanche plus prometteurs. En effet, je peux douter de l’existence ou de la non-existence de l’objet de ma perception, de ma représentation, de mon jugement, etc., mais le fait que je perçois, que j’ai une représentation ou que je juge, cela est, pour moi, hors de tout doute.
Les vécus nous sont donnés dans une certitude évidente, c’est-à-dire « en personne ». En fait, il y a évidence lorsqu’il y a conscience d’une identité entre ce qui est visé et ce qui est donné intuitivement. Le remplissement de l’intention qui se produit lorsqu’il y a évidence peut s’effectuer selon des modalités diverses. Par exemple, il peut n’être que partiel. On parlera alors d’évidence « inadéquate ». C’est le cas d’une évidence d’une chose réelle, car celle-ci se donne toujours « par esquisses » – il y a toujours au moins une de ces facettes que je ne peux percevoir. Par opposition, l’évidence sera dite « adéquate » si le remplissement de l’intention est « sans reste », qu’il n’est pas susceptible d’être complété par d’autres intuitions. Les vécus se donnent tout entier, et non par esquisses. L’évidence qui les caractérise est donc adéquate.
Le repli pur et simple sur les vécus, immanents à la conscience, au détriment de ce qui la transcende, ne saurait toutefois suffire à fonder l’ensemble de la connaissance. En effet, la connaissance n’est-elle pas connaissance de quelque chose, de sorte qu’il semble impossible de la fonder sérieusement sans prendre en compte ce quelque chose ? Il faut donc trouver une manière d’inclure en quelque sorte ce quelque chose dans la sphère d’immanence sur laquelle la phénoménologie veut fonder la connaissance. C’est là qu’intervient l’« epokhè » ou « réduction » (nous ne ferons pas de différence entre ces deux termes dans ce texte). C’est elle qui nous fait pénétrer dans le domaine proprement phénoménologique.
L’epokhè introduit une rupture avec l’« attitude naturelle ». Cette dernière entretient une croyance en l’existence du monde, le monde comprenant ici non seulement les choses, les hommes et animaux, mais aussi les valeurs et les objets idéaux. L’attitude naturelle tient les positions d’être de ces objets transcendants comme allant de soi. L’epokhè revient alors à suspendre cette croyance, à la « mettre entre parenthèses ». Si cette démarche semble très proche du doute cartésien, il faut néanmoins souligner que contrairement à celui-ci elle n’est pas temporaire, dans la mesure où chez Descartes l’attitude naturelle est retrouvée une fois établie la garantie de la véracité divine. Pour Husserl, en revanche, l’attitude phénoménologie exige de maintenir l’epokhè, à se libérer définitivement des contraintes de l’attitude naturelle.
L’epokhè est l’exclusion du monde comme chose transcendante réelle hors de la considération phénoménologique. Pour autant, elle ne nie pas l’existence du monde, mais suspend plutôt une attitude dogmatique à son égard. L’epokhè laisse en fait toute chose en l’état – il ne s’agit pas de douter de l’existence du monde. Avec la réduction, nous ne perdons pas le monde, même s’il n’est plus tout à fait identique au monde de l’attitude naturelle. Il est désormais inclus dans la sphère phénoménologique en tant que simple objet des actes intentionnels ; il y est inclus sous forme intentionnelle, non réelle. Il n’est plus considéré qu’en tant que « phénomène », de sorte que seule compte la manière dont il se présente à la conscience, indépendamment de la question de savoir s’il existe ou non. Par exemple, en régime de réduction, l’arbre que je vois ne disparaît pas : il cesse simplement d’être une réalité existante en soi et se réduit à son apparition, considérée en tant que telle. Au final, la réduction phénoménologique inclut donc bien dans le champ phénoménologique non seulement « ce en quoi réside l’apparaître », c’est-à-dire le vécu immanent, mais également ce qui apparaît tel qu’il apparaît.
Cette présentation de la réduction phénoménologique est essentiellement cartésienne au sens où elle part de la recherche d’un « point archimédien » en vue de fonder les sciences de manière absolue. Mais ce n’est pas la seule « voie » d’accès à la réduction, même si c’est celle qui est généralement privilégiée dans les écrits publiés par Husserl, en particulier dans les Méditations cartésiennes. Aux côtés de cette voie cartésienne de la réduction phénoménologique, d’autres textes de Husserl tracent une voie par la psychologie, qui part de la psychologie descriptive intentionnelle et la dénaturalise, et une autre par l’ontologie du monde de la vie, qui part des objets constitués et fait retour sur les actes de conscience par lesquels ils se constituent.
c. L’idéalisme transcendantal
Selon une interprétation courante, dans les Recherches logiques de 1900-1901, Husserl aurait défendu une forme de réalisme selon lequel le monde existe indépendamment de notre conscience et les objets de ce monde possèdent en soi des essences que nous pouvons connaître. En 1907, l’introduction du concept de réduction dans les leçons sur L’Idée de phénoménologie aurait conduit Husserl à opérer par rapport au réalisme de sa jeunesse un « tournant transcendantal », qui devient évident avec la publication des Idées directrices en 1913. Afin de comprendre la nature de ce passage à un idéalisme transcendantal, il nous faut examiner le résultat de l’epokhè. Que reste-t-il une fois que le monde a été mis « hors circuit » ? Quel est le « résidu » de la réduction ? Comme nous l’avons vu, avec la réduction, le monde n’est pas perdu, mais inclus d’une certaine manière dans la sphère des données phénoménologiques. De la sorte, le monde n’est plus envisagé qu’en tant qu’il est perçu, jugé, imaginé, etc., c’est-à-dire comme le corrélat d’une perception, d’un jugement, d’un acte d’imagination, etc. Une fois la réduction effectuée, notre croyance en la thèse du monde a été suspendue, si bien que ce qui était transcendant par rapport à la conscience ne nous apparaît plus que comme le corrélat de l’expérience subjective par laquelle il est visé. La réduction conduit ainsi à la subjectivité transcendantale. Elle est transcendantale, parce qu’après la réduction c’est à cette subjectivité que tout objet dont elle fait l’expérience doit nécessairement être rapporté comme son corrélat.
La réduction aboutit alors à la relativisation du monde par rapport à la conscience donatrice de sens. Autrement dit, en régime de réduction, le monde est dépourvu de toute autonomie eu égard à la subjectivité. La phénoménologie husserlienne est donc une forme d’idéalisme. Toutefois, ce n’est pas un idéalisme subjectif, comme l’était celui de Berkeley, car il ne s’agit pas de dire que le monde est une illusion, une création de la pensée qui n’existe pas indépendamment d’elle. Une fois la réduction effectuée, le monde ne cesse pas d’exister dans l’absolu. Son être est plutôt reconduit à son « sens d’être », lequel lui est conféré par la conscience. De ce point de vue, l’idéalisme husserlien est transcendantal. Refusant l’existence des « choses en soi », ne serait-ce même qu’à titre de concept limite, cet idéalisme transcendantal se distingue de sa variété kantienne. La raison de ce refus est que la question même de l’existence ou de la non-existence de soi-disant choses en soi, d’objets par définition étrangers au champ de donation phénoménologique, n’a plus de sens, ce champ incluant également en lui les objets transcendants. La réduction aboutit ainsi à une redéfinition phénoménologique de la notion même de transcendance, et corrélativement d’immanence. Dans l’attitude naturelle, la transcendance est celle des choses opposées à l’immanence de la conscience. Après la réduction, la conscience cesses d’être comprise de manière naïve comme une « boîte » à l’extérieur de laquelle se trouverait le monde. La transcendance est alors incluse de manière irréelle, c’est-à-dire à titre intentionnel, dans la sphère (élargie) de l’immanence. Elle est comprise comme « transcendance dans l’immanence », transcendance constituée.
Cette « constitution » ne doit certainement pas être comprise sur le modèle d’une production ou d’une création matérielle. Si une telle interprétation naïve de la constitution est d’emblée écartée, il reste que cette notion est l’une des plus difficiles à saisir chez Husserl. Ce dernier n’en a d’ailleurs jamais donné d’exposé systématique. Disons simplement que pour qu’un objet vaille comme objet pour la conscience, il doit être constitué par une activité intentionnelle. Par exemple, lorsque je perçois un objet spatio-temporel – par exemple la maison qui se tient devant mes yeux –, un objet est constitué qui ne se limite pas à ce que je vis au moment où je le perçois, aux sensations occasionnées en moi. Ces sensations me fournissent au mieux une « esquisse » (Abschattung) de ce qu’est cet objet, esquisse liée à un certain point de vue qui dépend de mon rapport spatial à cet objet. En multipliant les points de vue sur celui-ci, j’éprouve de nouvelles sensations qui m’informent sur d’autres facettes de l’objet. Dans chacune de ces esquisses, « au-delà » de ce qui est senti, c’est l’objet tout entier qui est visé à titre d’unité intentionnelle, qui est constitué comme identique au moyen de synthèses d’identification. Mais c’est bien là la preuve que cet objet constitué dépasse à chaque fois ce que je ressens, qu’il transcende mon vécu. Cette transcendance, c’est celle d’un objet qui apparaît comme tel à la conscience, c’est-à-dire avec le sens d’un objet transcendant, lequel n’est rien d’autre que le fait pour cet objet transcendant de ne pouvoir être donné sans reste, de ne pouvoir être donné que par esquisse.
Telle est la nouvelle notion de transcendance que Husserl caractérise au sein même de la sphère phénoménologique. Il ne s’agit pas, comme dans l’attitude naturelle, de dire que je suis certain de la réalité de ma conscience mais incertain de la réalité du monde « en dehors » de ma conscience. Il s’agit de dire que, dans mes vécus – composantes réelles (reell) du flux de conscience, dont je n’interroge pas pour l’instant l’éventuelle réalité (real) – se présentent des contenus, réels (real) ou non, qui les transcendent. Aussi transcendants qu’ils soient, ces contenus restent envisagés ici en tant que phénomènes.
d. Noème et noèse
Husserl qualifie de « noèmes » ces contenus qui transcendent les actes, mais ne sont envisagés qu’en tant qu’ils se présentent en eux. Du côté de ce qui est immanent à la conscience, il distingue, d’une part, les composantes « hylétiques » des vécus, telles que les sensations ou les images mentales, et d’autre part les composantes « noétiques », qui « animent » les précédentes de telle sorte que la conscience vise à travers elles des contenus transcendants. À chaque caractère d’un contenu visé – d’un noème – doit en effet correspondre, sur le plan subjectif, une composante du vécu qui le vise ; c’est là l’idée d’une corrélation noético-noématique. En particulier, lorsqu’un objet spatio-temporel est perçu, le vécu qui le perçoit doit comporter, outre les sensations actuellement ressenties, des composantes noétiques qui visent l’identité même d’un objet qui peut se manifester à travers d’autres sensations et s’y présenter avec d’autres déterminations que celles qui sont actuellement senties ; des composantes noétiques du vécu visent donc l’objet dans l’ensemble de ses manifestations (actuelles, passées, futures et potentielles), c’est-à-dire l’unité objective qui en fait le sujet « = X » de toutes les déterminations avec lesquelles il se manifeste (X est rouge, X est lisse, etc.). Dans un schéma dont on a souvent dit qu’il répétait l’hylémorphisme kantien, la « noèse » est comprise comme ce qui configure les composantes hylétiques et en opère la synthèse pour que se dégage un accès à des contenus objectifs au-delà de ce qui est subjectivement ressenti. Dans la perspective de l’idéalisme transcendantal, la noèse est même typiquement le lieu de l’activité du sujet connaissant, tandis que la hylè est le lieu de sa passivité. S’en suit une certaine redéfinition de la notion d’acte. Tandis que dans les Recherches logiques il s’agissait encore de désigner au moyen de cette expression les actes mentaux ou fonctions psychiques exercées naturellement par l’esprit, elle désigne après le tournant transcendantal plus spécifiquement l’activité qui relève de l’initiative et de la responsabilité du sujet transcendantal.
Sur le statut des noèmes et leur rapport aux choses réelles dont la réduction phénoménologique avait détourné le regard, Husserl semble avoir beaucoup hésité. Dans les Idées directrices, il rapproche explicitement la notion de noème de celle de sens linguistique (voir la section [3.b]), dont elle constituerait une sorte de généralisation, tout en réaffirmant que l’objet de la visée intentionnelle est l’arbre réel lui-même et non un objet immanent qui en constituerait la copie.
La difficulté inhérente à la notion de noème et la complexité des textes que Husserl lui consacre ont donné lieu à de nombreux conflits d’interprétation. En particulier, dans le monde anglo-saxon, se sont opposées les interprétations dites de la « côte est » (east coast) et de la « côte ouest » (west coast). Selon la première, défendue notamment par Robert Sokolowski, John Drummond et Richard Cobb-Stevens, le noème d’un objet spatio-temporel réel n’est rien d’autre que cet objet lui-même seulement considéré sous régime phénoménologique, c’est-à-dire comme phénomène, en tant qu’il apparaît. Selon la seconde, défendue notamment par Dagfinn Føllesdal, Richard Dreyfus, David Woodruff Smith et Ronald McIntyre, la notion de noème doit être rapprochée du « Sinn » frégéen, un contenu sémantique idéal dont, en satisfaisant ce contenu, l’objet réel constituerait la référence. À travers ce conflit, se joue aussi la question de savoir si, d’après le modèle frégéen, le noème est essentiellement d’ordre conceptuel (une composante propositionnelle) ou si, comme le soutenait avec force Aron Gurwitsch, le noème d’un objet spatio-temporel est d’abord et avant tout un ensemble de configurations perceptives, de « Gestalten » qui organisent la sensation sans pour autant être encore de nature conceptuelles.
6. La structure de la conscience
a. Le statut de la conscience
Depuis ses premiers travaux sur les actes mentaux au fondement des représentations arithmétiques élémentaires jusqu’aux derniers portant sur la question de l’intersubjectivité, Husserl a régulièrement redéfini le statut de la conscience en tant qu’objet même de ses analyses descriptives.
Jusqu’aux Recherches logiques et avant l’introduction de la réduction phénoménologique, il s’agit essentiellement d’étudier les vécus intentionnels en tant qu’actes mentaux ; c’est l’esprit qui est l’objet de la psychologie descriptive héritée de Brentano et Stumpf. Avec la réduction phénoménologique, cependant, la réalité des actes est suspendue, « mise entre parenthèses », au même titre que celle de leurs contenus ; contenus et vécus ne sont envisagés qu’en tant qu’ils apparaissent, qu’en tant que phénomènes. L’objet de la phénoménologie devient donc la conscience envisagée comme cette structure d’apparitions dont le statut ontologique est encore indéterminé.
Avec la réduction phénoménologique s’affirme toutefois aussi chez Husserl l’idéalisme transcendantal (voir section [5.c]), qui rapporte le flux de la conscience à un sujet qui en ressent passivement les composantes hylétiques et en opère activement les composantes noétiques. Conformément à une certaine tradition empiriste, les Recherches logiques avaient affirmé que le « moi » ne préexiste pas au flux des vécus (et n’en constitue pas le fondement), mais qu’il se constitue en lui comme un des objets représentés par ces vécus. Revenant sur ce propos après le tournant transcendantal, Husserl en vient à considérer que le moi est le sujet qui représente, que les vécus de conscience sont ses vécus et que les contenus représentés sont entièrement relatifs à ses actes de représentation – le terme de « noème » témoigne d’ailleurs de leur dépendance à l’égard de l’activité intentionnelle (noèse) du sujet transcendantal qui préside à leur constitution.
Dans cette perspective, la conscience se dote d’attributs tout à la fois cartésiens et kantiens. La réduction phénoménologique, en effet, est réduction à la sphère de la conscience égoïque : c’est à mes vécus et aux contenus qui se présentent en eux qu’il s’agit de revenir lorsque, par méthode, je suspends d’abord la question de la réalité de ce qui m’apparaît. Dans ses leçons du printemps 1907 sur L’Idée de la phénoménologie, Husserl ne manque pas de rapporter cette démarche à celle du doute cartésien, qui met radicalement en question la réalité du monde représenté, mais s’achève dans la certitude de cette sphère de données absolues que sont mes vécus et leur manière de présenter certains contenus (voir section [5.b]). Les Idées directrices de 1913 et les leçons de Paris de 1929 (publiées deux ans plus tard sous le titre Méditations cartésiennes) insisteront à nouveau sur ce motif cartésien, qui donne au projet husserlien un tour plus idéaliste.
Mais substituer l’ego transcendantal à l’esprit (en tant que « nature humaine »), c’est aussi et surtout tourner le dos à Hume pour adopter le point de vue de Kant. Le sujet qui doit être au centre des préoccupations de la théorie de la connaissance est le sujet transcendantal, le sujet dans sa fonction constitutive, et non le sujet empirique, celui qui est compris comme une partie du monde et qui est donc mis hors circuit par la réduction. Tandis que le sujet empirique dernier est « déterminé », soumis à l’influence des causes et des passions, le sujet transcendantal est libre et autonome, de sorte qu’il peut être responsable à l’égard des exigences de la raison théorique et de la morale. Indépendamment de l’influence du néo-kantisme, ce nouveau positionnement de Husserl s’explique aussi de manière endogène par son souci rationaliste, qui l’avait déjà amené à combattre le psychologisme sur le plan des contenus. Au fond, en combattant cette fois le psychologisme sur le plan des vécus, le tournant transcendantal s’inscrit-il dans la continuité du virage antipsychologiste, qu’il complète et renforce : si les contenus représentés sont structurés par une rationalité logique indépendante des lois de fonctionnement réel du psychisme humain, il convient de leur trouver un pendant subjectif sous la forme d’une instance dont les fonctions ne soient pas des mécanismes naturels, mais bien des structures transcendantales de la conscience qui soient capables de se conformer à cette rationalité. Parce qu’il veut à son tour entreprendre une critique de la raison pure (plutôt qu’un traité de la nature humaine), Husserl opte comme Kant pour une théorie de la conscience pure plutôt que pour une psychologie empirique.
Après les Idées directrices, Husserl s’efforcera de surmonter l’éventuel solipsisme dans lequel pourrait s’enfermer l’idéalisme transcendantal. Il insiste sur le fait que les contenus qui se présentent dans les vécus de la conscience ne lui sont pas seulement transcendants en ce qu’ils peuvent réapparaître dans une multitude de vécus distincts, mais aussi en ce qu’ils peuvent apparaître dans les vécus d’autres sujets ; contrairement aux vécus, les contenus sont « objectifs » dans la mesure où ils sont partagés, intersubjectifs. Les contenus qui se présentent à ma conscience lui apparaissent d’ailleurs le plus souvent comme déjà porteurs d’un sens que je ne leur ai pas moi-même conféré, mais qu’ils tiennent des intentions de signification d’autres sujets qui m’ont précédé ou me sont contemporains. Que cette intersubjectivité soit possible même en régime phénoménologique, c’est-à-dire après qu’ait été opérée la réduction à la sphère égologique, c’est là ce dont Husserl doit évidemment rendre compte, et il y consacre de nombreux textes dont les plus anciens remontent à la période de Göttingen (voir en particulier les Husserliana XIII, XIV, XV). Il résulte de tout ce travail une conception nouvelle de la conscience, laquelle, dans un certain héritage leibnizien, voit en elle une « monade », un point de vue particulier sur le monde, mais un point de vue qui reflète aussi en lui une part des autres points de vue.
b. La structure d’horizon
Quel que soit son statut (esprit, sujet transcendantal, ego, monade), la conscience est capable d’intentionnalité, c’est-à-dire qu’elle est capable d’aller au-delà de ce qu’elle ressent immédiatement pour viser des contenus qui la transcendent. Or, cela n’est possible que parce que la conscience elle-même n’est pas une simple structure discrète, faite d’une multitude d’atomes sensoriels isolés. Loin d’être une suite discontinue d’impressions singulières, le flux de conscience est doté d’une organisation telle que chaque impression s’inscrit dans un « horizon » d’autres impressions simultanées mais aussi antérieures et postérieures, avec lesquelles elle entre dans des relations de « fusionnement », de « contraste », de « similarité », etc., lesquelles sont elles-mêmes perçues. Ainsi, les sensations éprouvées lors de la perception visuelle d’une pomme verte entrent-elles en relation de contraste avec les sensations simultanées du fond brun sur lequel elle se détache, tandis qu’elles se présentent dans la continuité de sensations du même vert que je viens juste d’éprouver alors que je regardais déjà cette pomme et de sensations du même vert que je vais éprouver lorsque, pendant un instant, je la regarderai encore.
Cette conception riche de l’expérience – beaucoup plus riche que celle que proposait l’empirisme atomiste – permet d’expliquer comment, dans le flux de conscience, peuvent se présenter des contenus non seulement structurés, mais aussi dotés d’une certaine « identité », c’est-à-dire tels qu’ils peuvent être reconnus comme étant « le même », alors même qu’ils se présentent à des moments distincts du flux de conscience. La reconnaissance du même suppose que la conscience ne s’en tienne pas à l’immédiateté d’un contenu sensoriel, mais l’inscrive dans l’horizon d’autres sensations qu’elle éprouve simultanément, qu’elle a déjà éprouvées ou qu’elle s’apprête à éprouver. Mais cela n’est possible qu’en vertu d’une certaine dynamique du flux de conscience telle que celle que décrivaient les Principles of Psychology de William James, que Husserl avait soigneusement lus et annotés. En marge des sensations immédiatement éprouvées, disait James, se présente toujours, dans les « franges » de la conscience, un « halo » d’autres impressions contiguës qui « empiètent » (overlap) un peu sur les premières et exercent sur elles une influence. Outre les sensations qui sont au centre de son attention immédiate, la conscience est pleine de « sous-entendus » (overtone) qui permettent les phénomènes de fusionnement des données sensorielles (qui font, par exemple, percevoir une suite de notes musicales comme un tout), mais aussi de leur mise en écho ou en harmonie (Obertöne) qu’avait longuement étudiés Stumpf (voir section [7.a]).
Chez Husserl, la thèse du triple horizon – d’antériorité, de postériorité et de simultanéité – du vécu jouera un rôle déterminant dans la réflexion sur les « synthèses passives » (voir section [7.a]). Avant cela, elle sert notamment à montrer, dans les Idées directrices, comment peut se constituer un rapport de la conscience à des objets spatio-temporels qui ne s’y présentent que par esquisses : tandis que je me déplace autour d’une maison, je n’en vois à chaque fois qu’une perspective, mais cette perspective s’inscrit d’une part sur fond de visions contiguës simultanées (des alentours, …) et d’autre part sur fond de visions antérieures (d’autres perspectives) dont je conserve les traces dans la conscience, mais aussi de visions ultérieures que j’anticipe déjà en supposant (inconsciemment) certaines continuités, le respect de certaines configurations, … Du fait que toutes ces sensations se recouvrent partiellement, peut s’en dégager la perception d’un objet spatio-temporel unique.
c. La temporalité du flux de conscience
Pour Husserl, la conscience est un « flux » continu et perpétuellement changeant. La nature dynamique de ce flux est plus particulièrement au centre de ses Leçons sur la conscience intime du temps prononcées en 1904-1905, éditées vers 1916 par Edith Stein, puis publiées en 1928 par Martin Heidegger. Dans ce texte, Husserl s’en prend à la théorie brentanienne de la conscience temporelle, qui laisse à l’imagination le soin de reproduire les impressions passées pour permettre leur co-présence et par là leur comparaison (similarité, contraste, …) avec les impressions présentes. Ce que Husserl, en reprenant la notion jamesienne de « rétention », fait valoir contre Brentano, c’est que l’impression tout juste passée reste un certain temps présente à la conscience (quoique de manière progressivement moins nette) et qu’elle n’a donc pas à y être reproduite par l’imagination ou le souvenir comme c’est le cas des impressions issues d’un passé plus lointain. Les impressions tout juste passées sont « retenues » dans la conscience et y apparaissent toujours sur le mode de la présence contrairement aux images ultérieurement reproduites. Que la rétention soit toujours une modalité de l’impression et non de l’imagination reproductrice, telle est la principale objection que Husserl adresse à Brentano. Cela, bien sûr, s’inscrit dans l’idée que la conscience est un flux continu et non une suite discrète d’impressions isolées, de sorte que, comme le disait James, chaque moment du flux est « spécieux » dans la mesure où il porte encore la trace du passé récent, qu’il relaie en fondu enchaîné, mais aussi déjà certaines marques du futur proche, dans lequel il se projette sur le mode de la « protention ». Comme la rétention, cette dernière, qui anticipe les impressions du futur immédiat par des attentes qui sont essentiellement « figurales » (cette surface uniformément rouge devrait rester rouge lorsque je continuerai d’y déplacer mon regard, …), n’est pas une modalité de l’imagination mais encore une modalité de l’impression.
Rétentionnel et protentionnel, le flux de conscience est résolument continu et c’est ce qui lui permet d’être « conscience de », c’est-à-dire de se représenter des contenus stables qui ne s’épuisent pas dans l’immédiateté d’une impression singulière. Mais cette continuité du flux, dit Husserl, est aussi ce qui permet à la conscience de prendre conscience d’elle-même, de se reconnaître comme la même maintenant et précédemment. C’est donc la conscience elle-même qui se constitue – s’auto-constitue – dans le flux, c’est-à-dire qui se reconnaît comme dotée d’une certaine identité en dépit des fluctuations permanentes. On peut sans doute voir là, en 1905, une manière de concilier la conception empiriste qui présidait à la première rédaction des Recherches logiques, et qui voulait que le moi se constitue dans le flux du vécu comme n’importe quel objet, avec la conception transcendantaliste qui se fera bientôt jour avec l’avènement de la réduction phénoménologique, et selon laquelle le moi est premier et le fondement même de toute constitution d’objet. La perspective génétique qui préside aux Leçons de 1905 indique au fond que, même si, comme Husserl le soutiendra bientôt, l’unité de la conscience constitue un présupposé transcendantal de toute constitution d’objet, elle doit bien elle-même émerger de ce qui est d’abord un flux.
De la temporalité de la conscience – le temps vécu – se distingue bien évidemment la temporalité objective, laquelle doit être constituée ultérieurement comme une des propriétés structurelles du monde spatio-temporel (intersubjectif), ce qui, comme c’est également le cas pour l’espace objectif, suppose des analyses constitutives propres qui dépassent le cadre des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps.
7. Le monde de la vie et l’intersubjectivité
Le premier volume des Idées directrices, dans lequel beaucoup ont vu l’expression la plus nette et la plus pure du projet phénoménologique, donne en fait de ce projet une idée très partielle et même trompeuse. L’idéalisme transcendantal qui y est défendu se complète en effet, dans de nombreux travaux, antérieurs, simultanés et ultérieurs de Husserl, d’un grand nombre de thèses qui le nuancent et le complexifient en réaffirmant certaines aspirations originelles plus empiristes. En particulier, la séparation nette du sujet transcendantal à l’égard du sujet empirique est sérieusement mise en question par de multiples recherches relatives à l’inscription de la conscience dans un corps, aux rapports de ses actes intentionnels à un certain nombre de préoccupations de la vie pratique ou encore à l’insertion de la conscience individuelle dans une communauté culturelle intersubjective. Toutes ces importantes dimensions de la conscience font que, bien qu’en principe libre et autonome, l’activité noétique du sujet transcendantal n’est pas totalement arbitraire, mais bien constamment motivée par des déterminations dont le sujet hérite sans lui-même les produire.
Que la conscience soit essentiellement liée à un corps qui perçoit et se meut dans l’espace, mais aussi qui a des habitudes, qui désire et qui souffre, c’est là un élément que, par méthode et conformément au principe de la réduction phénoménologique, Husserl avait laissé de côté dans le premier volume des Idées directrices, mais qui réapparaît dans divers autres textes, à commencer par le deuxième volume des Idées directrices, dont la première rédaction date de la même époque que le premier volume. S’intéressant à la constitution progressive par la conscience de différentes sphères d’objets – nature matérielle, nature vivante et animale, domaine de l’esprit (au sens des Geisteswissenschaften) –, Husserl décrit par couches toutes les dimensions (corps physique, corps vivant, personnalité) de la subjectivité empirique. Par là même, il montre a contrario le caractère résolument abstrait du sujet transcendantal.
Surtout, il développe là une théorie de la « motivation » qui constitue sans doute la principale clé de réconciliation de ses préoccupations empiristes et rationalistes. L’antipsychologisme farouche qui présidait à l’idéalisme transcendantal husserlien condamnait en effet toute conception du sujet connaissant qui verrait son activité noétique déterminée par des passions, des intérêts pratiques, des habitudes ou des héritages culturels – raison pour laquelle la critique du psychologisme s’était doublée d’une critique du pragmatisme ou de l’historicisme (notamment dans la Philosophie comme science rigoureuse de 1911). Mais, précisément, la motivation est autre chose qu’un pur et simple déterminisme. L’activité noétique du sujet, qui l’amène à représenter certains contenus et constituer certains objets, peut être motivée par certaines expériences, certaines habitudes, certains intérêts pratiques ou certains héritages culturels sans être entièrement déterminée par eux ; des synthèses ou donations de sens peuvent être suggérées au sujet sans qu’il soit strictement contraint de s’y adonner ; responsable à l’égard de la raison, le sujet transcendantal reste libre d’assumer ou non les noèses qui lui sont suggérées par sa condition de sujet empirique.
Ce modèle général permet à Husserl de réintroduire dans son projet phénoménologique un grand nombre de motifs empiristes sans pour autant « retomber dans le psychologisme » et renoncer au rationalisme.
a. La passivité
Cette idée d’un sujet transcendantal dont l’activité noétique ne serait pas purement arbitraire mais bien motivée par ses expériences en tant que sujet empirique est sous-jacente aux nombreuses recherches de Husserl sur la « passivité » du sujet connaissant et la manière dont il dispose activement des synthèses qui lui sont passivement proposées. Tandis que Kant rapportait entièrement à l’activité du sujet transcendantal le travail de synthèse du « divers des impressions sensibles », Husserl distingue deux niveaux de synthèse : celles qui s’opèrent passivement et indépendamment de la prise de position active de l’ego transcendantal et celles que celui-ci opère librement et conformément aux exigences de la raison.
Ainsi, comme d’autres disciples de Brentano – au premier rang desquels Carl Stumpf, Christian von Ehrenfels et Alexius Meinong, dont les travaux en la matière allaient initier les différents courants de la Gestaltpsychologie –, Husserl reconnaît-il la présence d’une certaine structuration formelle au sein même du donné sensible. Loin que les impressions sensibles se présentent isolément et indépendamment les unes des autres – de sorte que ce serait, comme chez Hume, à l’esprit humain ou, comme chez Kant, à l’ego transcendantal de les rapporter les unes aux autres et de les organiser dans l’espace et dans le temps –, elles apparaissent immédiatement dans certaines configurations spatiales et temporelles, lesquelles sont données de manière immédiate ou presque aussi immédiate que les contenus sensoriels (couleurs, sons, …) qu’elles structurent. De cela, Husserl était conscient dès ses premiers travaux, et sa Philosophie de l’arithmétique, notamment, consacrait quelques pages aux « moments figuraux » de l’expérience sensible : en regardant une rangée d’arbres ou un vol de canards, je ne perçois pas seulement chacun d’eux, je vois aussi leur alignement ou leur configuration en V ; ce sont là des moments « quasi-qualitatifs » de l’expérience. De même, comme le soulignait Stumpf dans sa Tonpsychologie, en entendant une mélodie, je ne perçois pas une succession de notes, mais une certaine organisation, qui me permet par exemple de reconnaître la même mélodie si toutes les notes qui la composent sont modifiées d’un ton.
Sous le titre explicite d’analyses sur les « synthèses passives », Husserl reprend plus systématiquement l’étude de cette question après la parution du premier volume des Idées directrices. Il s’intéresse alors dans le détail à la manière dont des configurations, des similarités, des contrastes, des « saillances » (Abgehobenheiten), structurent l’expérience sensible et préfigurent déjà sans entièrement les déterminer certaines des synthèses qu’assumera l’activité noétique rationnelle de l’ego transcendantal. Parce qu’il dispose désormais de ce « filtre » qu’est l’ego transcendantal, dont les synthèses actives peuvent ou non assumer les synthèses passivement effectuées – que l’ego rationnel doive parfois corriger ce qui lui était passivement suggéré, c’est ce que montre par exemple le cas de la dissipation des illusions optiques –, Husserl peut assumer plus pleinement l’héritage empiriste : une multitude de synthèses s’opèrent déjà dans l’esprit – notamment du fait de la nature de son substrat neurophysiologique – indépendamment de toute intervention consciente et volontaire du sujet connaissant. C’est à ce niveau qu’il faut compter les lois d’association qu’avaient théorisées Hume et ses héritiers : du fait de leur contiguïté, de leur similarité, de leur conjonction constante, les impressions s’associent les unes aux autres sans contrôle rationnel du sujet connaissant. Mais, dit désormais Husserl, ce ne sont là que des « synthèses passives », sur lesquelles l’ego transcendantal exerce son contrôle au moment de les assumer activement. Contrairement à ce que clame le psychologisme, l’activité noétique n’est pas déterminée par ces synthèses passives ; mais elle est bien motivée par elles et n’est pas totalement arbitraire.
De la sphère de la passivité relève aussi l’habitualité : à force de voir les choses se présenter d’une certaine façon, l’esprit en vient à anticiper la manière dont elles se présenteront dans le futur ; il projette sur le monde des structures générales stables. Un tel « mécanisme » est déjà à la base de ces anticipations de la perception que sont les protentions. Et, dans ses textes sur les synthèses passives, Husserl décrit dans le détail les processus psychiques qui président aux attentes, à leur éventuelle déception ou au contraire confirmation dans des croyances qui, sans changer de contenu, sont modifiées du point de vue de leur modalité doxique puisqu’elles gagnent en certitude. Ainsi, confronté à la vision unilatérale de la surface cylindrique noire d’un cendrier, j’anticipe déjà les visions que je pourrais avoir de ce même objet sous d’autres perspectives. Par habitude, je m’attends à ce qu’il conserve partout cette forme cylindrique et cette couleur noire. J’entretiens même déjà à cet égard une certaine certitude immédiate, laquelle prévaut tant qu’aucune raison de douter ne la remet en question. Si, en me déplaçant autour du cendrier, je devais m’apercevoir que la face qui m’était jusqu’à présent cachée s’avère blanche et droite plutôt que noire et cylindrique, mon attente serait alors déçue et ma certitude originairese verrait ainsi réfutée plutôt que confirmée. À l’inverse, si la face d’abord cachée du cendrier s’avérait conforme à mes attentes, ma certitude initiale céderait la place à une certitude confirmée, rationnellement plus forte que la première. Si, en raison par exemple de variations dans les conditions d’éclairage, le cendrier me paraissait tantôt noir et tantôt vert, ce conflit perceptif entraînerait le doute et me pousserait à chercher à rétablir la certitude par le moyen de nouvelles expériences. Une fois encore, la certitude qui s’imposerait au terme de cette épreuve serait alors plus solide que la certitude originaire. La rationalité qui préside au travail de vérification prend directement racine dans la manière même dont l’expérience, cohérence ou conflictuelle, motive la certitude ou le doute de l’esprit connaissant.
Mais l’habitualité sous-tend aussi une certaine « typique sensible », qui est à la base de la conceptualisation ; certaines « constantes » du champ perceptif m’incitent à procéder à des classifications conceptuelles particulières. Toutefois, que celles-ci soient génétiquement motivées par celles-là ne veut pas dire qu’elles soient entièrement déterminées par elles.
De même, comme le montrent certains textes des années 1919-1930 rassemblés de manière posthume (par Ludwig Landgrebe) sous le titre Expérience et jugement, les formes catégoriales (notamment prédication, identité ou liaison collective) trouvent leur motivation dans des déplacements de l’attention (respectivement d’un objet vers une de ses propriétés, d’une détermination à une autre perçue comme enrichissant ma connaissance du même objet, ou d’une multitude d’objets vers le tout qu’ils forment ensemble) comparables à ceux qu’avaient thématisés Locke. Mais le décalage entre l’épreuve passive – et « antéprédicative » – de ces déplacements d’attention et leur thématisation active par l’ego transcendantal dans des jugements rationnels explique que cette genèse psychologique des formes catégoriales n’épuise pas leur contenu logique. Conformément au tournant transcendantal, l’ouvrage Logique formelle et logique transcendantale, publié en 1929, s’efforce de rendre compte du fondement subjectif (noétique) de la logique pure dont les Recherches logiques avaient dégagé l’idéalité objective. Avec Expérience et jugement, dont l’écriture est en fait simultanée, on a en outre une explication de la manière dont la rationalité subjective qui fonde la logique trouve ses motivations dans des phénomènes de conscience naturels et quasi-automatiques.
b. Le monde de la vie
Avec l’étude des contrastes et saillances qui apparaissent à même l’expérience sensible, ainsi que des déplacements de l’attention, ce qui est thématisé, c’est aussi la question de ce qui capte l’intérêt de la conscience. La sphère des synthèses passives est en effet dominée par ce qu’on pourrait appeler l’intérêt passif de la conscience par opposition à son intérêt actif pour des noèses rationnelles. Or, ce double niveau de l’intérêt, et la manière dont l’un est motivé par l’autre, permet aussi à Husserl de réintroduire dans son rationalisme une part d’anthropologisme et même de pragmatisme. Les intérêts théoriques du sujet connaissant font en effet fond sur les intérêts pratiques du « monde de la vie » ; les développements de la géométrie, dit Husserl, dans un célèbre texte de 1936 sur « L’origine de la géométrie », trouvent leur motivation dans les préoccupations des arpenteurs, des menuisiers, etc. Toutefois, entre ces intérêts pratiques et l’intérêt théorique, il y a bien le saut de la rationalisation, celui qui, par idéalisation, guide la recherche de l’exactitude et continue à faire des différences même au sein de ce qui est pratiquement indifférent : le menuisier a besoin de surfaces globalement planes et la roue d’une charrette doit être globalement circulaire, mais le plan et le cercle géométriques idéalisent ces objectifs pratiques et les accomplissent à la perfection. Leur signification logique ne s’épuise donc pas dans leur genèse pragmatique.
Néanmoins, retracer la genèse des actes théoriques et montrer qu’ils n’étaient pas arbitraires permet de retrouver une part du sens des contenus qui se sont constitués à travers eux. Tel est le propos du dernier ouvrage de Husserl, la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, publié en 1936 et généralement abrégé par Krisis. Faute de se préoccuper de sa genèse, de ce qui a motivé ses actes théoriques fondateurs, la science contemporaine est en crise : toute entière tournée vers ses résultats théoriques, elle n’en saisit plus bien le sens, lequel est évidemment intrinsèquement lié à la manière dont ces résultats théoriques ont été obtenus. C’est pourquoi il importe de rapporter le monde de la science au monde de la vie dont il a émergé, tout en thématisant aussi et simultanément les actes d’idéalisation qui ont fait le saut entre les intérêts de la vie pratique et ceux de la vie rationnelle et théorique.
Cette réflexion sur les intérêts pratiques et théoriques du monde de la vie est, pour Husserl, l’occasion de reprendre une dernière fois sa réflexion, présente dans de nombreux cours et textes antérieurs (cf. notamment les volumes XXVIII et XXXVII des Husserliana), sur la place que, guidée par le jugement de vérité, la théorie de la connaissance doit occuper dans une théorie plus générale des valeurs. Cette problématique axiologique, Husserl en hérite bien sûr d’abord de Brentano, qui faisait des jugements (de vérité) et des « phénomènes d’amour et de haine » les deux principales classes d’actes psychiques fondées sur les actes de représentation. Mais c’est aussi en dialogue avec les néo-kantiens de Bade et de Marbourg que, comme d’autres Brentaniens, Husserl s’efforce depuis 40 ans de penser analogie et différence du vrai par rapport au bien et au beau, et par là même l’éventuelle spécificité de l’épistémologie vis-à-vis de l’éthique et de l’esthétique.
c. L’inscription corporelle de la conscience
La motivation de l’activité noétique du sujet transcendantal est, on le voit, aussi et avant tout le fait de l’inscription de la conscience dans un corps physique et plus encore dans un « corps propre » ou une « chair » (Leib), c’est-à-dire dans un corps animé (qui sent, souffre, désire et se meut).
C’est en effet le corps qui, du fait de sa situation spatio-temporelle et des limites qu’elle impose à la perception, induit la nature essentiellement perspectiviste de la perception sensible, mais c’est aussi ce corps qui, par ses déplacements ou par ceux qu’il imprime aux objets, permet de surmonter partiellement cette limitation en donnant accès à d’autres perspectives sur les objets perçus et en leur permettant ainsi de se manifester par esquisses de manière toujours plus complète. Dans divers textes, Husserl insiste sur les rapports entre kinesthésie et perception. Bon nombre de synthèses passives de type « gestaltiste » trouvent bien sûr également leur source dans l’inscription corporelle de la conscience.
C’est aussi le corps qui, par ses besoins et ses passions, pourvoit la conscience en intérêts pratiques. Même si, en rationaliste, Husserl n’entend pas laisser à ceux-ci le dernier mot, il doit bien reconnaître qu’ils ont souvent le premier mot, qu’ils sont « moteurs » (au sens de la motivation) dans les phénomènes d’attention de la conscience et en ce sens sous-jacents aux synthèses activement assumées. Quelques passages de l’œuvre de Husserl font même droit à une dynamique des tendances et pulsions participant de la genèse, à défaut de la justification, de l’activité noétique du sujet transcendantal.
Comme le souligne le second volume des Idées directrices, l’incarnation de la conscience joue aussi un rôle majeur dans la constitution du sujet empirique en tant qu’objet des sciences de l’esprit. C’est en effet par et dans le corps que s’exprime la vie mentale et spirituelle de la conscience. Loin d’être seulement des vécus intimes, les croyances, désirs et craintes sont avant tout des attitudes corporelles d’un organisme à l’égard de son environnement. C’est pourquoi il ne faut pas voir l’expression corporelle des états mentaux comme la manifestation extérieure et intersubjectivement accessible de ce qui est essentiellement interne à la conscience ; s’ils sont bien sûr aussi vécus à la première personne, les états mentaux ne sont pas indépendants de leur expression corporelle car celle-ci participe essentiellement de leur caractérisation. Dans la Krisis, Husserl dénoncera explicitement la psychologie qui, depuis Descartes, se conçoit comme la science complémentaire de la physique en ce qu’elle étudierait l’âme ou l’esprit comme substance non corporelle. Maurice Merleau-Ponty saura se souvenir d’une telle conception, qui dépasse l’opposition entre behaviorisme et mentalisme.
L’inscription et l’expression corporelles de la conscience jouent donc aussi un rôle décisif dans la capacité qu’a chaque sujet de reconnaître dans le monde la présence d’autres sujets, et c’est là une clé majeure dans la solution du problème de l’intersubjectivité.
d. L’intersubjectivité
Là où le premier volume des Idées directrices suggérait un idéalisme solipsiste, toutes les recherches ultérieures s’efforcent au contraire de penser la constitution intersubjective des contenus représentés. Pour ce faire, il ne suffit pas d’affirmer que, pour être « objectifs », ces contenus doivent être partagés ; il faut encore rendre compte de la manière dont cela est possible, c’est-à-dire de la manière dont un sujet individuel peut reprendre à son actif les contenus constitués par d’autres sujets. Le monde dont chacun fait l’expérience, dit Husserl, est en fait déjà plein des significations que lui ont conférées les générations précédentes. Dans ce qu’il perçoit, chaque ego trouve des traces d’autres subjectivités, qui sont co-constituantes de son monde.
Qu’un sujet individuel puisse reconnaître, parmi les « objets » de son monde, la présence d’autres sujets qui participent comme lui à la structuration sémantique du monde, cela exige évidemment des analyses propres, auxquelles Husserl se livre notoirement dans la cinquième des Méditations cartésiennes, texte qui, par méthode, avait explicitement adopté un point de départ solipsiste. Mais comment passer de ce « solipsisme avoué » à la constitution d’autrui ? En fait, tandis que je me crois seul face au monde, dit Husserl, l’« empathie » (Einfühlung) me permet d’identifier, dans la gestuelle d’un corps, son « animation » par une conscience semblable à la mienne ; à même le comportement d’un corps, je perçois une chair et un « alter ego », auquel je reconnais les mêmes capacités intentionnelles et constitutives qu’à moi-même. La conscience d’autrui passe nécessairement par l’expérience de son corps et de la manière dont celui-ci exprime des attitudes intentionnelles.
La dimension intersubjective du monde enrichit évidemment la signification du monde de la vie ; celui-ci n’est pas seulement le monde de ma vie, mais celui de la vie d’une communauté d’hommes et même de l’humanité tout entière. Dès lors, le rapport au monde de la vie n’est pas indépendant du rapport à un certain nombre d’héritages culturels. Retracer la genèse des contenus de la science contemporaine, dit Husserl dans la Krisis, ce n’est pas seulement rapporter le travail théorique de la science à ses motifs pratiques originaires, c’est aussi montrer que ce travail théorique fut le fait, non pas d’un seul et unique ego transcendantal, mais bien d’une communauté de chercheurs qui ont pu hériter des résultats de leurs prédécesseurs et, en s’appropriant leurs raisons, les réactiver pour développer sur eux des résultats nouveaux. Une fois encore, il s’agit là d’insister sur le fait que l’activité noétique de l’homme de science n’est pas totalement arbitraire, qu’elle est motivée par des héritages culturels qui guident son développement… sans pour autant le déterminer (comme le prétend l’historicisme), puisque l’ego n’hérite pas aveuglement, mais ne fait siens que les contenus qu’il peut réactiver conformément aux exigences de la raison.
C’est en fait une « historicité d’un genre nouveau » qui caractérise la genèse intersubjective des objets de la pensée rationnelle. Quoique la constitution des significations géométriques, par exemple, soit historique et relève d’une tradition, elle se distingue assez radicalement de celle qui régit le développement des déterminations culturelles propres à telle ou telle civilisation particulière dans sa poursuite de desseins pratiques. L’attitude théorique qui préside au destin de la pensée scientifique entend en effet dépasser les intérêts du monde de la vie pratique pour chercher la vérité au-delà de tout intérêt. La pensée géométrique postule par exemple des longueurs exactes, parfaitement déterminées, même là où des approximations grossières suffiraient à nos besoins pratiques ; elle conçoit un cercle exact, là où des roues vaguement circulaires feraient parfaitement l’affaire. Au-delà des intérêts pratiques historiquement situés qui ont originairement motivé son développement, la science est téléogiquement orientée par les exigences d’un intérêt théorique unique et infini, à la réalisation duquel chacun peut participer.
8. Critiques
L’influence de Husserl sur la philosophie du xxe siècle est considérable. L’existentialisme, l’herméneutique, les philosophies de Heidegger, Levinas, Derrida, etc., trouvent tous leur origine dans la phénoménologie. Pour autant, ces philosophies ne sont pas de simples continuations de l’œuvre husserlienne. Elles en ont ainsi souvent développé des critiques acerbes. Dans ce qui suit, nous en mentionnons certaines parmi les plus importantes.
a. Critique du psychologisme des premiers travaux
En 1894, Gottlob Frege fit paraître une recension très sévère de la Philosophie de l’arithmétique. Frege reprochait à Husserl de partir d’une conception naïve du nombre – comme pluralité d’unités – et, en outre, de manquer l’objectivité des nombres en en faisant de simples représentations dont il faut montrer la genèse psychique. Frege dénonçait tout particulièrement la théorie qui considère l’unité arithmétique comme une représentation « abstraite » qu’il convient d’obtenir en nettoyant les représentations sensibles « dans la bassine psychologique » pour les débarrasser de leurs propriétés concrètes particulières. Pour Frege, le nombre ou l’unité sont des contenus objectifs de pensée et non pas des représentations subjectives ou images mentales qu’on pourrait obtenir par des opérations psychiques sur d’autres images mentales.
Cette critique frégéenne a reçu un certain aval de la part de Husserl dans les « Prolégomènes à la logique pure » de 1900, qui condamnent eux-mêmes durement le psychologisme au nom de l’objectivité des significations et des rapports logiques qui les rapportent les unes aux autres (objectivisme sémantique), Husserl attribuant explicitant la sévérité de sa critique au fait qu’il a lui-même commis l’erreur psychologiste dans le passé. Que l’antipsychologisme de Husserl soit toutefois très différent de celui de Frege, c’est ce qui apparaît très clairement quand on voit la place majeure que continuent d’occuper les analyses psychologico-descriptives dans les six Recherches logiques qui font immédiatement suite aux « Prolégomènes ». Le contraste est saisissant entre Frege, qui après avoir dénoncé le psychologisme écarte entièrement la psychologie de ses préoccupations (épistémo)logiques, et Husserl, qui une fois distinguées les sphères respectives des (lois réelles des) actes et des (lois idéales des) contenus s’efforce de penser précisément la relation intentionnelle entre les uns et les autres. À cet égard, Husserl reste sans doute l’héritier de cet autre élève de Lotze qu’était Carl Stumpf, lequel avait dès 1892 mis en évidence les enjeux et les termes mêmes du débat sur le psychologisme, mais aussi opéré une série de remarques utiles fondées sur la distinction entre les actes de représentation et leurs contenus, distinction qui est en fait présupposée par la théorie brentanienne de l’intentionnalité et que l’on retrouve d’ailleurs à la base de remarques antipsychologistes dans les travaux de plusieurs disciples de Brentano au moment même où, dans la foulée de leur maître, ils recommandent d’utiliser les outils de la psychologie descriptive.
b. Critique de la retombée dans le psychologisme après les « Prolégomènes à la logique pure »
Le retour à des recherches relevant de la psychologie descriptive après la percée antipsychologiste des « Prolégomènes » a décontenancé plus d’un lecteur des Recherches logiques, notamment Natorp, qui exprima son malaise face à ce qu’il perçut comme une « retombée dans le psychologisme ». Comme l’assume Husserl dans sa réplique à Natorp, comprendre son projet dans l’ouvrage de 1900-1901 suppose précisément de s’inscrire dans cette tension entre l’affirmation de l’objectivité des contenus de pensée et l’exigence de décrire la manière dont ces contenus peuvent être visés et donnés dans des actes de la conscience.
L’accusation de retombée dans le psychologisme, dans l’anthropologisme ou dans l’historicisme sera également adressée à Husserl à la suite de la publication les Idées directrices. Après avoir dégagé la dimension transcendantale et pure de la subjectivité, Husserl réinsiste en effet sur la passivité de l’ego en tant que sujet empirique et la manière dont son inscription corporelle, ainsi que son ancrage dans un environnement socio-culturel historiquement situé, affectent l’activité transcendantale. Écartée dans un premier temps par méthode, la question de l’origine et de la genèse n’est pas entièrement bannie de la phénoménologie, mais est au contraire reprise en charge moyennant substitution de la recherche des motivations à la recherche des causes. En France, Jean Cavaillès et Jean-Toussaint Dessanti s’interrogeront sur la possibilité de concilier une logique idéale et intersubjective avec une fondation, a fortiori une genèse, subjective.
c. Critique du réalisme platonisant des Recherches logiques
À l’opposé de la critique précédente, certains lecteurs des Recherches logiques et singulièrement des « Prolégomènes », mais aussi ultérieurement des développements consacrés aux essences et à leur donation intuitive, se sont émus du réalisme platonisant qui semblait se dégager de cette théorie des idéalités offertes à la contemplation de la conscience. Les essences seraient ainsi hypostasiées par Husserl, dotées d’une forme d’existence autonome.
Tout en réaffirmant le caractère objectif de contenus de pensée non sensibles, Husserl s’est défendu de cette lecture dans le § 22 des Idées directrices en insistant sur le fait qu’idéalité n’est précisément pas la même chose que réalité, mais que, comme l’avaient montré les Recherches logiques, l’idéalité suppose des actes d’idéation qui fondent l’intuition catégoriale sur l’intuition sensible. L’introduction à la seconde Recherche logique rapportait d’ailleurs déjà l’idéalité des significations à la problématique de l’idéalisme.
Corrélativement à l’accusation de réalisme platonisant, l’accès aux idéalités au moyen de l’intuition catégoriale a souvent été compris comme une sorte de « vision » mystique du non-sensible, et donc comme un retour intolérable à une forme d’« intuition intellectuelle ». Mais Husserl précise bien que l’intuition catégoriale n’est pas directe : elle doit être fondée sur une intuition sensible.
d. Critique du tournant transcendantal
Rassemblés dans le cercle de Munich-Göttingen, les premiers disciples de Husserl, dont Adolf Reinach et Roman Ingarden, sont restés attachés au « réalisme » des Recherches logiques et ont condamné la réinterprétation ultérieure des idéalités comme noèmes constitués par l’activité transcendantale de l’ego. Rejetant l’idéalisme transcendantal des Idées directrices, ils souhaitaient s’en tenir à la thèse selon laquelle chaque type d’objet est doté d’une essence spécifique, laquelle dicte à la conscience un mode de visée et d’intuition propre. Husserl a pour sa part affirmé qu’il avait toujours considéré que les idéalités ne pouvaient qu’être constituées dans les actes de la conscience.
e. Critique de l’objectivisme intentionnel
Inspirée notamment de critiques heideggériennes, formulées de manière particulièrement incisive dans le fameux séminaire de Zähringen, mais aussi de critiques lévinassiennes, une certaine branche de la phénoménologie contemporaine, particulièrement française, a reproché à Husserl d’avoir fait de l’intentionnalité l’unique modalité de la conscience et de n’avoir pas fait droit à d’autres modes d’être qu’à celui de l’objectualité. S’est posée en particulier la question de savoir si autrui était d’abord un objet pour la conscience, mais aussi celle de savoir si certains phénomènes, comme celui de la manifestation même des objets à la conscience, devaient être pensés sur le mode de l’être de l’objet ou s’ils ne relevaient pas d’un rapport plus intime susceptible de déjouer la conscience dans ses stratégies de mise à distance intentionnelle. Dénonçant un certain « tournant théologique » de la phénoménologie française, Dominique Janicaud a réaffirmé le rôle essentiel de la structure intentionnelle dans la phénoménologie husserlienne.
f. Critique du synthétique a priori
Formulée de manière particulière nette par Moritz Schlick, une critique provenant de la philosophie analytique porte sur la notion d’a priori synthétique ou matériel. Dans la droite ligne du rejet logiciste du synthétique a priori kantien au nom du caractère entièrement analytique des mathématiques, le positivisme logique affirme que les sciences empiriques reposent d’une part sur des jugements synthétiques a posteriori tirés de l’expérience sensible et d’autre part sur leur traitement logico-mathématique, qui est entièrement analytique. Les jugements synthétiques a priori caractérisant pour Husserl les ontologies régionales doivent donc être décomposés en ce qui, d’une part, dérive de l’observation et ce qui, d’autre part, relève de l’analyse conceptuelle. Toutefois, qu’il y ait bien une nécessité reposant sur des essences et non seulement sur des concepts, et que les variations imaginaires permettant de faire émerger les intuitions éidétiques soient autre chose que de l’analyse conceptuelle, c’est bien là en effet ce qui fait de la phénoménologie une discipline distincte et complémentaire de la philosophie analytique.
9. Bibliographie
a. Sources primaires
Les œuvres de Husserl sont publiées aujourd’hui en allemand sous le titre de Husserliana (souvent abrégées Hua) par Springer. Cette édition comporte à ce jour 40 volumes (la liste en est disponible à l’adresse suivante : https://hiw.kuleuven.be/hua/editionspublications/husserliana-gesammeltewerke).
Dans la liste qui suit, nous indiquons quelques-uns des ouvrages les plus importants de Husserl traduits en Français :
Philosophie de l’arithmétique. Recherches psychologiques et logiques, trad. J. English, Paris, Puf, 1972.
Articles sur la logique,trad. J. English, Paris, Puf, 1975.
Recherches logiques, trad. H. Elie, A.L. Kelkel et R. Schérer, 3 tomes, Paris, Puf, 1959-1963.
Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, Paris, Puf, 1964.
L’Idée de la phénoménologie. Cinq leçons, trad. A. Lowit, Paris, Puf, 1970.
Les Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure. Tome 1 : Introduction générale à la phénoménologie pure, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950.
Les Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, trad. G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1947.
Logique formelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard, Paris, Puf, 1957.
La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris Gallimard, 1976.
Expérience et jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique, trad. D. Souche, Paris, Puf, 1970.
b. Sources secondaires
La littérature secondaire sur Husserl est évidemment immense. Nous ne reprenons dans ce qui suit que quelques publications relativement récentes en privilégiant les références en langue française :
Barbaras, Renaud, Introduction à la philosophie de Husserl, 2e éd., Paris, Vrin, 2015.
Bégout Bruce, La Généalogie de la logique. Husserl, l’antéprédicatif et la catégorial, Paris, Vrin, 2000.
Benoist, Jocelyn, Phénoménologie, sémantique, ontologie. Husserl et la tradition logique autrichienne, Paris, Puf, 1997.
Benoist, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, Paris, Puf, 2001.
Benoist, Jocelyn et Gérard, Vincent (éds.), Lectures de Husserl, Paris, Ellipses, 2010.
Bernet, Rudolf, Kern, Iso et Marbach, Eduard, An Introduction to Husserlian Phenomenology, Evanston (Ill.), Northwestern University Press, 1993.
Brisart, Robert (éd.), Husserl-Frege. Les ambiguïtés de l’antipsychologisme, Paris, Vrin, 2002.
Centrone, Stefania, Logic and Philosophy of Mathematics in the Early Husserl, Dordrecht, Springer, 2010.
Dastur, Françoise, Husserl. Des mathématiques à l’histoire, Paris, Puf, 1995.
Depraz, Natalie, Transcendance et Incarnation. Le statut de l’intersubjectivité comme altérité à soi chez Husserl, Paris, Vrin, 2000.
English, Jacques, Sur l’intentionnalité et ses modes, Paris, Puf, 2006.
Fisette, Denis, Lecture frégéenne de la phénoménologie, Paris, L’Éclat, 1994.
Fisette, Denis (éd.), Edmund Husserl (1859-1938), volume spécial de la revue Philosophiques, vol. 36, n°2, 2009.
Gallerand, Alain, Husserl et le phénomène de la signification, Paris, Vrin, 2015.
Lavigne, Jean-François, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913), Paris, Puf, 2005.
Moran, Dermot et Cohen, Joseph, The Husserl Dictionary, Londres, Continuum, 2012.
Perreau, Laurent, Le monde social chez Husserl, Dordrecht, Springer, 2013.
Pradelle, Dominique, Par-delà la révolution copernicienne. Sujet transcendantal et facultés chez Kant et Husserl, Paris, Puf, 2012.
Romano, Claude, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, 2010.
Smith, Barry et Smith, David Woodruff (éds.), The Cambridge Companion to Husserl, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
Sokolowski, Robert, Introduction to Phenomenology, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
Zahavi, Dan, Husserl’s Phenomenology, Stanford, Stanford University Press, 2003.
Bruno Leclercq
Université de Liège
Sébastien Richard
Université libre de Bruxelles