Justice sociale (GP)

Comment citer ?

Vandamme, Pierre-Etienne (2017), «Justice sociale (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/justice-sociale-gp

Publié en septembre 2017

Résumé

« La première règle de la politique ? C’est d’être juste. La seconde ? C’est d’être juste. Et la troisième ? C’est encore d’être juste. » Voilà ce qu’écrivait Condorcet (1743-1794) en 1777. Mais qu’est-ce qu’une politique juste, une société juste ? Qu’est-ce que la justice sociale ? Ces questions habitent la philosophie politique depuis des siècles.

Tantôt invoquée pour lutter contre les discriminations, tantôt pour condamner les inégalités, tantôt pour s’opposer à des taux d’imposition jugés confiscatoires, la notion de justice est à la fois incontournable et susceptible des interprétations les plus diverses. Pour aider le lecteur ou la lectrice à se repérer dans la diversité des théories de la justice existantes, cet article propose un bref aperçu des grands courants de pensée et de ce qui les différencie. Ce faisant, il permettra de mieux comprendre les fondements philosophiques des grands conflits politiques, avec plus de profondeur que ne le permet le simple clivage gauche-droite.

1. Justice sociale et justice légale

Le terme « justice » recouvre deux concepts liés mais néanmoins très différents que sont la justice légale, d’une part, et la justice sociale, d’autre part. Le premier désigne l’institution en charge de faire respecter les lois. Le second renvoie à un idéal de société (nationale ou internationale). C’est dans ce second sens qu’il faut comprendre la notion de « justice sociale ». Ce qui est juste est potentiellement distinct de ce qui fait loi. La notion de justice sociale est donc un outil permettant la critique (ou la justification) des institutions existantes.

2. La justice et le mérite

Dans l’histoire, la justice a longtemps été associée à la notion de mérite. Pour Platon comme pour Aristote, la justice consiste à donner à chacun son dû – ce qui est dû à une personne dépendant de ses mérites ou de sa valeur. Mais encore faut-il déterminer qui a droit à quoi, et selon quels critères. Et c’est sur ces questions que s’affrontent les différentes théories de la justice, comme nous allons le voir. Ainsi, beaucoup de libertariens pensent que les gens méritent le salaire que leur attribue le marché de l’emploi. Les égalitaristes estiment au contraire que ces inégalités ne dépendent généralement pas de mérites différents et doivent donc être corrigées ou compensées. D’autres encore pensent que la question du mérite n’est pas celle qui importe. Pour les marxistes, c’est plutôt la satisfaction des besoins de tous. Pour les utilitaristes, la maximisation du bien-être collectif. Pour certains égalitaristes, l’amélioration maximale de la situation des plus défavorisés.

3. Le libertarisme

Le libertarisme est souvent confondu avec le libéralisme, dont il constitue une version assez radicale. Il est toutefois important de bien distinguer les deux, car on peut être libéral sur le plan politique (reconnaître l’importance des libertés individuelles) sans être libéral sur le plan économique (laisser faire au maximum les mécanismes de marché en réduisant le rôle de l’État) comme le sont les libertariens. En d’autres termes, on peut être libéral sans être libertarien, comme nous le verrons dans la section 5.

Pour les libertariens, une société juste est une société qui maximise la liberté individuelle, entendue comme une liberté sans autres entraves que le respect des libertés d’autrui. L’État a donc pour unique fonction de s’assurer du respect égal des libertés de chacun en protégeant des droits de propriété bien définis. À la suite de John Locke (1632-1704), la plupart des libertariens défendent un principe de propriété de soi : tout individu majeur a un droit absolu à disposer comme il l’entend de sa personne. Cela signifie que les libertariens s’opposeront à toute forme de paternalisme d’État, c’est-à-dire toute forme de règle imposant aux gens une manière de se comporter (ou de se vêtir).

On peut distinguer libertarisme de droite et de gauche. Pour les libertariens de droite, chacun est légitime propriétaire des biens acquis à la suite d’une transaction volontaire. Si, par exemple, un travailleur choisit de se mettre au service d’un employeur pour un certain salaire, l’État n’a rien à redire par rapport à cela. L’employeur peut tirer pleinement profit du travail de son employé pour s’enrichir, tandis que l’employé peut tirer pleinement profit de son salaire. Les seules taxes qui sont justifiées sont celles qui sont nécessaires pour financer les quelques missions de l’État : police, justice, défense. Pour les libertariens de droite, l’État n’a pas l’obligation d’organiser l’enseignement ni de financer les soins de santé. Cela étant, les individus sont libres de s’organiser pour créer des écoles, voire des systèmes d’assurance santé volontaire.

Pour les libertariens de gauche (courant proche de ce qu’on appelle aussi anarchisme), par contre, certaines formes de redistribution des richesses s’imposent. D’abord, parce que la plupart des gens s’enrichissent par l’utilisation de ressources naturelles qui, aux yeux des libertariens de gauche, appartiennent à tout le monde. Dès lors, si quelqu’un fait un usage privé de ces ressources, les autres ont droit à une compensation. Ensuite, parce qu’une certaine égalité des chances doit être rétablie à chaque génération si l’on veut garantir une liberté égale à chacun. De ce fait, ils se montreront généralement favorables à une taxation de l’héritage permettant, par exemple, de financer un capital de départ dont disposerait toute personne parvenant à l’âge adulte.

Libertariens de droite comme de gauche s’entendent par contre sur l’importance de la liberté de mouvement. Chacun a le droit de se déplacer comme il l’entend, à condition de respecter les propriétés privées. Les territoires nationaux n’étant pas des propriétés privées, les États n’ont en principe pas le droit de décider qui peut rentrer dans le pays et qui peut en sortir.

4. Le marxisme

Pour les marxistes, les droits que défendent les libertariens sont une illusion de liberté. Ils protègent la liberté dont jouissent les détenteurs de moyens de production de faire fructifier leur capital, d’exploiter les travailleurs miséreux et d’échapper à la collectivisation des richesses sociales. Mais ils ne protègent nullement les expropriés, ceux qui « ne possèdent rien d’autre que leur force de travail » contre les aléas de l’existence dans un monde où les moyens de production ont été appropriés par un petit nombre.

Selon Marx (1818-1883), le véritable règne de la liberté adviendra lorsque les humains seront libérés de l’obligation de travailler pour subvenir à leurs besoins. Dans la société communiste envisagée, chacun contribuerait à la production sociale selon ses capacités, et chacun recevrait selon ses besoins.

En attendant, le système capitaliste est basé sur l’exploitation des travailleurs. Même si Marx n’utilisait pas le langage des théories de la justice, car sa réflexion était avant tout descriptive, on peut dire que d’un point de vue marxiste, les relations de travail, en régime capitaliste, sont nécessairement injustes du fait que l’employeur tire une plus-value du travail presté par l’employé. Le travailleur se voit dépossédé d’une part de la valeur liée à son travail (la plus-value). Il est donc, de ce fait, exploité (c’est un vol, une extorsion).

La difficulté de cette notion d’exploitation est qu’elle laisse entendre que les travailleurs devraient pouvoir jouir de l’entièreté des fruits de leur travail. Cela les ramène du côté des libertariens de droite, hostiles à la taxation des salaires. La raison, c’est qu’à l’époque de Marx, les plus démunis étaient essentiellement des travailleurs et la plupart partageaient la même misère. Aujourd’hui, la « classe » des plus démunis concerne avant tout les chômeurs, mais aussi les personnes âgées ou handicapées, personnes vulnérables qui ne peuvent vivre que de redistributions continues des richesses sociales, et donc potentiellement de taxes sur le travail. En outre, il est difficile de prétendre qu’une personne a droit à l’entièreté des fruits de son travail alors qu’elle a fait usage de ressources appartenant à tous et de connaissances accumulées à travers les générations. Le principe « à chacun selon ses besoins » convient donc mieux à une pensée égalitariste que le principe « à chacun selon son travail ».

5. L’égalitarisme libéral

L’égalitarisme libéral est plus récent que le marxisme. Il en garde un soupçon à l’encontre des inégalités, mais il propose une poursuite de l’égalité respectueuse des libertés individuelles, en réponse aux expériences réelles de communisme au XXe siècle, souvent caractérisées par le sacrifice des libertés individuelles à la cause collective. C’est en cela qu’il est libéral. Par contre, il refuse le libéralisme économique, source d’inégalités injustifiables.

L’acte fondateur du courant égalitariste libéral est la publication de la Théorie de la justice de John Rawls (1921-2002) en 1971. Rawls suggère de penser la justice sociale comme un contrat social imaginaire que passeraient les membres d’une société dans des conditions particulières ne leur permettant pas de savoir à l’avance quelle position sociale ils occuperont. Dans cette « position originelle », les individus sont donc placés sous un « voile d’ignorance » et réfléchissent aux grands principes devant régir la vie en société. D’après Rawls, on peut tirer trois grands principes de cette expérience, ordonnés par ordre de priorité :

  1. Principe d’égale liberté : chacun a un droit égal à l’ensemble le plus étendu de libertés fondamentales.
  2. Principe d’égalité des chances : à talent égal, chaque personne devrait disposer de chances égales d’accéder à n’importe quelle position sociale.
  3. Principe de différence : seules sont justifiées les inégalités qui profitent à ceux qui ont le moins.

Le troisième principe de Rawls fait entrer dans la réflexion sur la justice des considérations d’efficacité productive : certaines inégalités peuvent avoir un effet d’incitation à travailler ou à investir, ce qui est susceptible d’augmenter la productivité d’un arrangement économique et d’ainsi bénéficier à l’ensemble de la société. Par exemple, c’est l’espoir de gains qui pousse les gens à investir plutôt qu’épargner. Ces gains créent des inégalités, mais ont un effet incitatif désirable puisque les investissements contribuent au dynamisme économique. Si ces inégalités bénéficient aux plus défavorisés, juge Rawls, elles sont les seules qui soient justifiables. Et c’est d’ailleurs le choix qu’opéreraient selon lui sous voile d’ignorance des agents cherchant à obtenir la meilleure situation possible : améliorer autant que possible la position des moins bien lotis de la société.

Tous les égalitaristes libéraux n’acceptent pas les principes proposés par Rawls, mais ce sont ceux qui ont eu la plus grande influence, et ils sont toujours énormément discutés aujourd’hui. Certains préfèrent au principe de différence un principe d’égalité de la chance (on parle en anglais de luck egalitarianism), qui affirme que personne ne devrait être défavorisé en raison de facteurs échappant à son contrôle, comme des capacités moindres, le fait d’être né dans un milieu défavorisé ou dans un pays pauvre, etc. Seules pourraient être moralement justifiées, de ce point de vue, les inégalités qui résultent de choix personnels (comme le choix de travailler moins, par exemple), mais pas celles liées à la malchance. Un tel principe laisse volontairement de côté les questions d’efficacité productive, au contraire du principe de différence, jugeant qu’il s’agit de considérations d’un autre ordre.

6. L’utilitarisme

Une autre tradition de pensée, qui a surtout eu beaucoup de succès dans le monde anglo-saxon, est l’utilitarisme. C’est une théorie moins bien connue du public francophone européen, qui l’assimile souvent à tort à l’égocentrisme ou à l’idée que seul l’utile compte. Or, cette théorie constitue encore aujourd’hui la théorie de la justice implicite de bon nombre de travaux et raisonnements économiques. D’où l’importance d’en comprendre la logique et les critiques qu’on peut lui opposer.

L’utilitarisme affirme qu’une action est bonne ou mauvaise en fonction de ses seules conséquences sur le bien-être (ou l’« utilité », à entendre dans ce sens particulier) des personnes concernées. Loin de toute forme d’égoïsme, l’utilitarisme implique donc la prise en compte, dans le jugement moral individuel, du bien-être de l’ensemble des personnes concernées.

Son principe central est donc de maximiser le bien-être collectif, chaque personne comptant de manière égale. Dans une version de gauche, l’utilitarisme recommandera notamment des redistributions très importantes des richesses en raison de l’hypothèse selon laquelle les personnes plus riches dérivent un moindre bien-être d’une unité de revenu supplémentaire que les personnes plus pauvres. Dans une version que certains qualifieraient de « néolibérale », au contraire, l’association (indue) entre richesse et bien-être peut servir à justifier des politiques de libre marché sous prétexte qu’elles maximisent la richesse collective.

Le reproche le plus souvent adressé à l’utilitarisme est le fait qu’il ne pose pas la question de la juste distribution des ressources et opportunités au sein de la société, au contraire de l’égalitarisme. Les utilitaristes ne regardent que la quantité de bien-être dans la société, pas la distribution de ce bien-être. Cela implique que certains individus pourraient être « sacrifiés » pour le bien-être collectif. Or, cela heurte les intuitions de justice de nombreuses personnes. Pour les utilitaristes, les nombres comptent : des bénéfices pour un grand nombre peuvent compenser des pertes pour un petit nombre. C’est d’ailleurs une intuition morale largement partagée dans des contextes particuliers comme les situations de guerre, par exemple, où il faut parfois sacrifier quelques personnes pour le bien de tous. Mais c’est une question très controversée d’un point de vue moral.

7. Autres théories

Aux côtés de ces quatre grandes familles de théories de la justice, on en retrouve encore plusieurs autres. En premier lieu le féminisme, qui se présente toutefois le plus souvent comme une critique des théories existantes et de leurs multiples biais de genre. Étant une conception partielle de la justice, qui attire l’attention sur un type d’injustice particulier, le féminisme s’articule généralement avec d’autres revendications de justice, souvent égalitaristes.

Le communautarisme se présente pour sa part comme une critique des théories visant à formuler des principes de justice universels et abstraits. Il met en avant l’importance de l’inscription des individus dans des communautés préexistantes, partageant un certain nombre de valeurs et normes particulières.

Le républicanisme se situe généralement sur le plan des théories de la démocratie, mais propose parfois également une théorie de la justice, à l’instar des travaux de Philip Pettit (1945-), qui défend l’égale liberté comme non-domination, qu’il distingue de la conception de la liberté comme non-interférence défendue par les libertariens et certains libéraux. Défendre un idéal de non-domination, c’est à la fois veiller à limiter le pouvoir de domination de l’État et néanmoins accepter que ce dernier joue un rôle actif dans la lutte contre toutes les formes de domination entre individus.

Le suffisantisme, enfin, est une conception de la justice plus récente, qui défend l’idée selon laquelle une société juste est une société dans laquelle chacun possède suffisamment de ressources, opportunités et/ou capacités pour vivre une vie digne ou jouir d’un statut égal aux autres.

Le lecteur ou la lectrice désireux.se d’en savoir davantage sur ces théories ou d’avoir un aperçu d’autres grands débats sur la justice comme la question du multiculturalisme, ou l’articulation entre justice sociale et éthique personnelle, est invité.e à consulter la version « académique » de cette entrée sur la justice sociale. Nous l’invitons également, si elle ou il souhaite approfondir le sujet, à consulter les entrées « Justice mondiale » et « Justice intergénérationnelle ».

Bibiographie:

Arnsperger, Christian et Van Parijs, Philippe. Éthique économique et sociale, Paris, La Découverte, 2003. (En une centaine de pages, les auteurs présentent un panorama à la fois précis et clair des grandes théories de la justice contemporaines, puis les appliquent à deux questions de société que sont l’immigration et les soins de santé.)

Kymlicka, Will. Les théories de la justice : une introduction, Paris, La Découverte, 2003. (À ce jour, la meilleure introduction aux théories de la justice contemporaines. Plus long que l’ouvrage précédent, celui-ci est sans doute plus complet. Le lecteur ou la lectrice intéressé.e aura avantage à consulter la seconde édition en langue anglaise, largement enrichie par rapport à celle qui a été traduite en français.)

Renaut, Alain (dir.). Histoire de la philosophie politique. T.5 : les philosophies politiques contemporaines, Paris, Calmann-Lévy, 1999. (Cet ouvrage collectif offre un panorama plus historique de la philosophie politique contemporaine, en présentant les traditions française, allemande et anglo-américaine. Pour qui s’intéresse aux autres époques, ce projet se décline en 5 volumes.)

Sandel, Michael. Justice, Paris, Flammarion, 2017. (Ce livre est le support du cours que l’auteur donne à Harvard sur la justice et qui a connu un grand succès international grâce à la possibilité de le suivre en ligne, et grâce au charisme de Sandel.)

Van Parijs, Philippe. Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Paris, Seuil, 1991. (Par rapport aux autres ouvrages proposés, celui-ci est plus engagé. L’auteur ne se contente pas de présenter les différentes théories, mais entre en dialogue critique avec elles. Le premier chapitre, quant à lui, défend la manière anglo-saxonne de faire de la philosophie politique.)

Pierre-Étienne Vandamme

Université Louvain-La-Neuve

vandammepe@hotmail.com