Principe de précaution (GP)

Comment citer ?

Boyer-Kassem, Thomas (2017), «Principe de précaution (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/principe-de-precaution-gp

Publié en septembre 2017

 

Résumé 

Si une certaine action peut causer une catastrophe environnementale ou sanitaire, a-t-on besoin d’être certain que ce soit le cas pour prendre des mesures et tenter d’empêcher cette catastrophe ? Le principe de précaution affirme que non : il faut agir même si les données scientifiques ne sont pas catégoriques. Depuis les années 1980, ce principe figure dans divers traités et réglementations, et est régulièrement invoqué dans les domaines de l’environnement et de la santé. Il est néanmoins controversé, certains l’accusant d’être paralysant ou anti-scientifique. Cet article fait l’état des lieux sur ce qu’est exactement le principe de précaution, la nouveauté qu’il représente, et récapitule les arguments en sa faveur et sa défaveur.

1. Introduction

Alors que la population mondiale d’abeilles décroît à vive allure, ce qui menace la pollinisation de nombreuses plantes, les pesticides néo-nicotinoïdes sont pointés du doigt. En 2013, l’Union Européenne décida d’interdire certaines utilisations de ces produits. Le ministre britannique de l’environnement déclara à cette occasion : « Une population d’abeilles en bonne santé est une priorité pour nous, mais nous n’avons pas soutenu la proposition d’interdiction parce que nos preuves scientifiques ne la soutiennent pas ». Effectivement, en 2013, les études commençaient à s’accumuler mais ne permettaient pas aux scientifiques d’affirmer catégoriquement que les pesticides néo-nicotinoïdes causaient du mal aux abeilles. Mais pour interdire un produit, faut-il être certain qu’une catastrophe se produira si le produit continue à être utilisé ? Ne devrait-on pas, de façon générale, prendre certaines mesures lorsqu’on sait qu’il y a une sérieuse possibilité qu’une catastrophe survienne ?

C’est l’approche que préconise le principe de précaution. La formulation adoptée par les Nations Unies en 1992 déclare : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement. » (http://www.un.org/french/events/rio92/aconf15126vol1f.htm , principe 15). Il existe d’autres formulations du principe, comme celle dite de Wingspread (http://www.gdrc.org/u-gov/precaution-3.html ) : « Quand une activité présente une menace de dommages pour l’environnement ou la santé humaine, des mesures de précaution doivent être prises même si certaines relations de cause à effet ne sont pas pleinement établies scientifiquement. »

Dans notre exemple, la relation de cause à effet entre pesticides et déclin des abeilles ne pouvait pas être considérée en 2013 comme bien établie scientifiquement, mais seulement comme étant plutôt probable. Cela pouvait suffire pour que le principe de précaution s’applique, et recommande une interdiction partielle. Dès lors, la déclaration du ministre britannique montre qu’il n’entendait pas appliquer le principe de précaution — sinon, les débuts de preuve scientifique disponibles auraient suffit à le convaincre.

Mais pourquoi devrait-on suivre le principe de précaution ? Ne conduit-il pas à une frilosité exagérée face au risque ? En demandant de tenir compte de données scientifiques qui ne sont pas complètement établies, le principe de précaution n’est-il pas anti-scientifique, ou irrationnel ? Depuis ses débuts, le principe de précaution a été sous le feu des critiques, mais a aussi pu compter sur d’ardents défenseurs. Cet article fait le point sur les principales controverses philosophiques qui l’entourent. La Section 2 étudie la définition du (ou des) principe(s) de précaution, la Section 3 étudie la nouveauté du principe, et la Section 4 présente les arguments avancés en sa faveur et sa défaveur.

2. Qu’est-ce que le principe de précaution ?

Après des développements au cours des années 1970 et 1980, le principe de précaution a reçu une audience internationale en figurant dans la déclaration des Nations Unies lors du sommet de Rio en 1992 (cf. Section 1). Il est aujourd’hui présent dans les traités européens (http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex:12016E191 article 191; voir aussi http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=URISERV%3Al32042 ), et est inscrit dans le préambule de la Constitution Française (https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000790249 article 5). Le principe s’applique pour une autorité publique (un gouvernement, une agence sanitaire).

De nombreuses formulations du principe de précaution existent, aussi bien dans des documents juridiques que dans la recherche académique. Au point que l’on puisse douter qu’il existe bel et bien un principe de précaution. Cependant, les différentes formulations se ressemblent et reprennent la même structure générale :

S’il y a (1) une menace, qui est (2) incertaine, alors (3) une certaine action est recommandée.

Il y a trois dimensions principales dans le principe de précaution, et en variant chacune d’entre elles on obtient des versions différentes du principe :

(1) la menace. C’est le type de danger, ou de dommage potentiel, qui déclenche l’application du principe. Il peut s’agir de dommages localisés (une pollution lors du transport de substances dangereuses), de changements irréversibles (la fonte d’un glacier), de catastrophes sanitaires majeures (une épidémie d’Ébola). Il faut préciser aussi les domaines concernés : traditionnellement, le principe de précaution se limite à l’environnement et la santé humaine, mais certains ont voulu l’étendre à l’économie ou à la sécurité.

(2) l’incertitude. La spécificité du principe de précaution est qu’il demande de faire quelque chose même lorsqu’une catastrophe n’est pas assurée de se produire. Un certain niveau d’incertitude scientifique est suffisant pour que le principe se déclenche. Par exemple, une version du principe est qu’il suffit que les menaces soient « probables ». S’il suffit seulement qu’elles soient « très improbables », alors le principe s’appliquera plus souvent et sera plus contraignant.

Il est reconnu que le principe de précaution s’applique seulement lorsque l’incertitude portant sur la menace, ou ses causes, n’est pas évaluée précisément. Si on est capable de donner une probabilité numérique (par exemple : « 5 % de chance »), alors ce n’est plus le principe de précaution qui s’applique, mais l’analyse coûts-bénéfices (cf. Section 3).

(3) l’action recommandée, c’est-à-dire le type de réponse à apporter face à la menace, typiquement limiter l’utilisation d’un produit (épandre des pesticides) ou interdire une activité (extraire du gaz de schiste). Le principe de précaution peut aussi recommander d’étudier les alternatives possibles et leur faisabilité économique. Certaines formulations du principe de précaution indiquent que l’action doit être proportionnée à la menace, d’autres qu’elle doit être provisoire, et révisée lorsque les connaissances scientifiques s’affinent.

En variant les différentes dimensions, il est possible de formuler des principes de précaution variés. Comparons l’énoncé suivant : « Lorsqu’une activité est quasiment assurée de conduire à une catastrophe planétaire, il est souhaitable de limiter cette activité », et celui-ci : « Lorsqu’il y a le moindre soupçon scientifique qu’une activité puisse conduire à des dommages même faibles, il est impératif d’interdire totalement l’activité ». Le premier énoncé n’est pas très exigeant : qui voudrait s’y opposer ? Le second, en revanche, est très contraignant, et très peu de gens seraient prêts à le défendre.

3. En quoi le principe de précaution est-il nouveau ?

On peut trouver une parenté au principe de précaution avec certaines autres maximes. On l’a rapproché de la devise d’Hippocrate : en premier lieu, ne pas nuire. Ou de la prudence aristotélicienne, qui est la vertu de délibérer correctement sur ce qui est bon et avantageux pour soi. Le principe de précaution est cependant plus précis : il ne s’applique que lorsque les incertitudes sont d’un certain type, et la menace suffisamment grande. Ces caractéristiques font qu’il se distingue aussi de l’injonction générale de « prendre des précautions ». Certains ont vu dans le principe de précaution un renversement de la charge de la preuve : c’est au promoteur d’une activité de montrer que celle-ci n’est pas dangereuse ; par défaut et dans le doute, l’activité peut être interdite.

Qu’y avait-il avant le principe de précaution, ou que reste-t-il si on le retire ? Son concurrent est l’approche traditionnelle de l’analyse coût-bénéfice, ou de la maximisation de l’utilité espérée. Schématiquement, elle demande de comparer les conséquences des décisions possibles (par exemple : autoriser ou interdire tel pesticide). En tenant compte des probabilités que tel ou tel scénario se produise, on évalue quelle décision devrait apporter le plus de bénéfices et le moins d’inconvénients (c’est le « calcul d’utilité »). Cette méthode se distingue profondément du principe de précaution : les événements d’utilité très négative, les « catastrophes » qui déclenchent le principe de précaution, n’ont ici pas de statut particulier. Par ailleurs, les domaines de l’environnement et de la santé ne sont pas privilégiés d’une façon ou d’une autre, car l’utilité peut prendre en compte tous les domaines, comme économiques ou sociaux. Mais surtout, le calcul d’utilité suppose qu’on puisse attribuer des probabilités aux différents scénarios (par exemple : 20 % de chance que les OGM soient nocifs de telle façon) ; le principe de précaution, lui, s’applique justement lorsque les incertitudes sont grandes et que l’on est incapable de préciser les probabilités.

4. Pour ou contre le principe de précaution ?

Pourquoi faudrait-il adopter le principe de précaution ? Une première précision s’impose : les discussions de la Section 2 ont montré qu’il n’y a pas une seule mais plusieurs versions du principe de précaution (ou si l’on veut : plusieurs principes). Aussi, il est crucial de préciser de laquelle ou desquelles on parle lorsqu’on critique ou qu’on défend le principe de précaution. Noter que le principe de précaution n’est ni un principe de logique, comme l’exigence de ne pas se contredire, ni un principe scientifique, car la science ne dit pas ce que l’on doit faire ou ne pas faire (elle n’est pas prescriptive). Il est plus juste de le considérer comme un principe entre rationalité, éthique et politique.

Le principe de précaution a été défendu et attaqué de multiples façons. On a reproché à de nombreuses formulations d’être vagues et de ne pas préciser suffisamment les niveaux d’incertitude ou de menace qui le déclenchent (cf. Section 2). Ou, lorsque le principe est formulé précisément, d’être ou bien vide, car il recommande quelque chose d’évident comme dans un des exemples de la Section 2, ou bien incohérent et paralysant, car il peut demander d’interdire à la fois une certaine action, mais aussi l’absence de cette action, comme a indiqué Sunstein. Par exemple, imaginons que cultiver des OGM puisse créer des dommages environnementaux, et que ne pas en cultiver puisse conduire à une famine. Le principe de précaution ne demanderait-il pas d’éviter ces deux catastrophes, et donc à la fois de cultiver et de ne pas cultiver d’OGM ? Il semble cependant possible d’identifier des versions nuancées du principe de précaution qui ne conduisent pas à la paralysie, comme le propose Steel.

Dans sa version traditionnelle, le principe de précaution concerne les dommages causés à l’environnement et à la santé. Certains le défendent donc parce qu’ils estiment que les considérations sur l’environnement et la santé doivent passer avant des considérations économiques. À l’inverse, d’autres estiment qu’une hiérarchie de valeurs ne devrait pas être imposée a priori. Les arguments sont ici d’ordre éthique et politique.

Une défense intéressante du principe de précaution repose sur un argument historique, en considérant les cas où des législations ont été adoptées pour prévenir de possibles catastrophes environnementales ou sanitaires. On observe de nombreux exemples où la législation est venue bien longtemps après les premières alertes et où les conséquences ont été lourdes. C’est le cas par exemple dans les affaires de l’amiante, du benzène, des PCB, ou des CFC. À l’inverse, les cas où la législation a été excessive ont été peu nombreux et il y a eu peu d’effets négatifs. Cela suggère que la réglementation environnementale devrait être rééquilibrée pour favoriser une certaine précaution face à de possibles catastrophes.

Le principe de précaution a été accusé d’être non-scientifique, car il demande de prendre en compte des informations qui ne sont pas (ou pas encore) considérées comme des connaissances scientifiques, car trop incertaines. Les partisans du principe de précaution assument ce niveau d’exigence moins élevé, ou d’incertitude plus grande. Ils insistent sur le fait que, pour un décideur publique, ne pas identifier un danger alors qu’il existe peut avoir des conséquences très graves. Pour éviter cela, il vaut mieux abaisser le seuil de détection des dangers, quitte à en identifier quelques-uns en trop. Dans la recherche scientifique habituelle, ne pas identifier un phénomène n’a pas de conséquences aussi importantes, et les chercheurs ont raison de maintenir un seuil très élevé.

Enfin, on a pu suggérer que le principe de précaution reflète un certain rejet (une « aversion ») de l’incertitude. De même que certaines aiment prendre plus de risque que d’autres, l’adhésion au principe de précaution pourrait être une affaire de goût, et non pas une affaire de rationalité stricto sensu.

Bibliographie

En langue anglaise, le livre le plus discuté est sans doute celui du juriste Cass Sunstein, Laws of Fear: Beyond the Precautionary Principle (Cambridge University Press, 2005), assez critique sur la question. Un ouvrage récent de Daniel Steel, Philosophy and the Precautionary Principle. Science, Evidence, and Environmental Policy (Cambridge University Press, 2015) permet une bonne entrée dans les discussions académiques actuelles. En français, on consultera le « Que sais-je ? » de François Ewald, Christian Gollier et Nicolas de Sadeleer, Le principe de précaution (Puf, 2008), ou également Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines (dir. Olivier Godard, Éditions de la MSH/INRA, 1997). Le principe de précaution peut être étudié avec des outils de la théorie économique ; pour une introduction à cette approche, voir l’article de Christian Gollier et Nicolas Treich dans Natures Sciences Sociétés, http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2014-2-page-85.htm .

 

Thomas Boyer-Kassem

Université Grenoble Alpes

thomas.boyer-kassem@univ-grenoble-alpes.fr