Dignité (GP)

Comment citer ?

Baertschi, Bernard (2017), «Dignité (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/dignite-gp

Publié en septembre 2017

 

1. La Déclaration de 1948

L’article premier de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, adoptée en 1948 peu après la guerre, affirme : « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Cela rappelle fortement la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789, avec justement cette différence que cette dernière ne comportait pas de référence à la dignité, puisqu’elle disait : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Depuis 1948, la dignité est régulièrement invoquée par les textes à portée juridique, au niveau national et international. En Allemagne, l’article 1 de la constitution stipule que « la dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger. » Quant à la France, si elle ne mentionne pas la dignité dans sa Constitution, la notion apparaît dans de très nombreuses lois. La dignité jouit en outre généralement d’un statut en quelque sorte absolu : elle est déclarée « intangible » par le texte allemand, ce qui signifie qu’elle ne peut être mise en balance avec d’autres valeurs ou d’autres principes. Son respect est inconditionnel, quelles que soient les circonstances.

Dans le champ contemporain de la bioéthique, le concept de dignité connaît aussi un franc succès. La Convention d’Oviedo par exemple (abréviation de Convention pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine), texte promulgué en 1997 par le Conseil de l’Europe et qui sert souvent de référence dans les discussions et les débats, le mentionne jusque dans son titre.

Mais qu’est-ce que la dignité ? Trois cas vont aider à en dégager les traits principaux.

2. Trois cas et leur leçon

Les sévices corporels. En 2005, Wolfgang Daschner, chef de la police de Francfort, menace un kidnappeur de sévices corporels s’il ne révèle pas où se trouve l’enfant qu’il a séquestré et qui, laissé seul, risque de mourir (malheureusement, il a déjà été tué, mais la police ne le sait pas). Le kidnappeur cède, mais Daschner est condamné par la suite à une amende pour menace de torture, bien que la moralité de ses motifs ait été reconnue, car torturer ou même menacer de torturer est une atteinte à la dignité humaine, qui ne saurait en aucun cas être compromise.

Le clonage. Dans les débats sur le clonage au début du XXIe siècle, il a été argumenté que cette pratique mettrait en péril la dignité de l’enfant cloné. En effet, il permettrait aux parents de prédéterminer la constitution génétique de leurs enfants, et donc façonner leur identité, ce qui transformerait la procréation en une forme de manufacture ou de fabrication à partir d’un plan décidé à l’avance, et ouvrirait la porte à un nouvel eugénisme.

Le lancer de nains. Manuel Wackenheim, atteint de nanisme, participe à des spectacles où, muni d’une combinaison et d’un casque protecteur, il est lancé le plus loin possible sur des matelas. Il reçoit un salaire pour cela. Un tel spectacle ayant été proposé en France, il a été interdit après une longue procédure judiciaire. Le Conseil d’État l’a justifié en argumentant que le lancer de nain portait atteinte à la dignité humaine : un être humain ne peut se réduire au statut de projectile, même s’il y donne son consentement.

À la lumière de ces trois cas, on dira qu’il y a violation de la dignité humaine lorsqu’un être humain est sérieusement maltraité (ou menacé de l’être), lorsqu’il est instrumentalisé (lorsqu’un tiers décide pour lui ce qu’il doit être) et lorsqu’il est traité (ou se traite) comme un objet ou une chose. Ainsi, il apparaît que la dignité désigne la valeur intrinsèque et particulière de l’être humain (il n’est ni une chose, ni un animal, mais une personne), et que cette valeur n’est pas respectée dans deux cas exemplaires : les traitements dégradants (comme la torture) et l’instrumentalisation (dont le cas extrême est l’esclavage). Dans l’histoire de la philosophie, Emmanuel Kant a particulièrement insisté sur le viol de la dignité que constitue l’instrumentalisation ou le fait de traiter une personne (soi-même ou un tiers) comme une chose.

Il faut cependant relever que « dignité » a plusieurs sens qu’il importe de ne pas confondre.

Tout d’abord, il faut distinguer le sens social et le sens moral du terme. Quand on parle d’un « dignitaire », quand la Déclaration de 1789 dit à son article 6 qu’aux yeux de la loi, tous les citoyens étant égaux, ils « sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents », on désigne des rôles sociaux, certes valorisés, mais qui n’ont pas de lien particulier avec l’éthique.

Dans son acception morale, on doit distinguer deux sens du terme.

Le premier est personnel : je veux, à mes propres yeux et sous le regard d’autrui, pouvoir être et continuer à être un individu digne de respect, non pas simplement parce que je suis une personne humaine, mais parce que je conserve l’estime de moi-même. Dans ce sens, la dignité est liée au respect de soi : pour conserver le respect d’elle-même, il faut qu’une personne ne soit jamais mise dans une situation, de son fait ou du fait d’autrui, où elle pourrait dire qu’elle n’a plus que du mépris ou du dégoût pour ce qu’elle est devenue, parce que, en un certain sens, elle n’a plus aucune valeur. De manière moins dramatique, chacun de nous désire conserver sa dignité par l’adoption de certaines attitudes ; par exemple, face à l’adversité, on estime qu’il est digne de ne pas perdre le contrôle de soi. Comme on dit parfois : on doit pouvoir se regarder dans un miroir ; cela a un sens moral (la honte ou le remords empêchent de se regarder), mais aussi un sens humain (moral aussi, mais dans une acception plus large du terme) : la déchéance physique ou psychologique peut détruire l’image de soi, de même que la douleur ou le fait d’être placé par autrui dans des situations où l’on est ridiculisé (pensons à l’infantilisation des vieillards). Il en va encore ainsi lorsqu’une personne est méprisée ou torturée.

Le second sens est impersonnel : la dignité d’un individu humain consiste en ce qu’il est une personne et non un animal ou une chose. La personne a alors une valeur particulière qui interdit de la traiter comme un simple moyen, à l’instar des choses. Respecter la dignité de quelqu’un, c’est donc le traiter comme une personne qui, quels que soient son état et sa conduite, mérite le respect et ne saurait être instrumentalisé ou dégradé.

Cette distinction aboutit à la différence suivante : dans le premier sens, la dignité peut se perdre, à cause de ce que l’on nous fait ou à cause de ce que l’on fait, alors que ce n’est pas le cas dans le second : on ne peut pas perdre sa dignité de personne, elle est intangible et inaliénable, car elle est liée à ce que l’on est – une personne humaine –, non à ce que l’on fait ou à ce que l’on subit.

3. Un concept controversé en bioéthique

Le recours grandissant à la dignité humaine dans le droit et la bioéthique suscite toutefois des réactions parfois virulentes dans les débats contemporains. En 2002, Ruth Macklin annonçait : « la dignité est un concept inutile » ; un peu plus tard Ruwen Ogien parlait de « la dignité humaine inutile et dangereuse » et Steven Pinker pointait même « la stupidité de la dignité ». Pourquoi ces réactions, alors qu’il ne paraît pas y avoir d’objection à souligner l’importance de la valeur de l’être humain et le caractère profondément immoral des traitements dégradants et instrumentalisants, ce qui est la fonction de l’appel à la dignité ?

Macklin est une philosophe libérale, défendant une théorie des libertés et des droits de l’individu. Or, c’est justement au nom de cette approche qu’elle estime inutile le concept de dignité en bioéthique. En effet, selon elle, la dignité n’ajoute rien au respect de la personne et de son autonomie, deux exigences morales déjà bien connues et soulignées depuis longtemps en bioéthique. En outre, Macklin relève que dans la plupart des débats, le concept de dignité n’est pas défini, mais simplement invoqué et utilisé comme un pur slogan ; face à une pratique qu’on désapprouve, on se contente trop souvent de proclamer : « Cela est contraire à la dignité humaine », sans plus. Bref, invoquer la dignité n’ajoute rien au respect des droits et n’est souvent qu’une invocation rhétorique qui masque une absence d’argument. C’est d’ailleurs à cause du caractère plutôt flou du concept de dignité qu’Ogien juge son invocation dangereuse, car faire dépendre les droits d’une notion confuse ne peut que les affaiblir.

Un concept inutile est un concept dont on peut se passer ; ce n’est pas un concept nocif. Macklin n’est cependant pas loin de le penser quand elle parle de slogan. Pinker, lui, en est persuadé. Toutefois, ce n’est pas tant le concept lui-même qu’il critique que l’usage qui en est fait par certains milieux religieux et conservateurs, milieux qui ont même réussi à confisquer le concept à leur profit. On lit en effet chez certains des auteurs qu’il combat que la dignité humaine confère un statut moral spécial aux êtres humains, exigeant en fin de compte une croyance dans l’existence de l’âme. Comme on voit, la dignité tend à devenir un concept partisan, agité par un camp, celui qui par ailleurs s’oppose aux développements actuels des biotechnologies visant à modifier l’être humain ou à expérimenter sur lui (surtout lorsqu’il est au stade embryonnaire). Ainsi, la dignité est invoquée par les auteurs conservateurs pour limiter l’autonomie et les libertés des individus, en leur opposant une valeur qu’ils se doivent de respecter. La dignité se placerait ainsi au-dessus de l’autonomie, c’est pourquoi elle est une notion nocive d’un point de vue libéral.

Ce tournant conservateur dans l’usage du concept de dignité doit beaucoup à Leon Kass, qui fut président de la Commission de bioéthique du Président des Etats-Unis entre 2001 et 2005. Pour lui, la dignité humaine est un concept difficile à définir, mais qui marque la place et la valeur particulières de l’être humain, situé quelque part entre les bêtes et les dieux. Plus précisément, Kass argumente en faveur d’une bioéthique qui n’est pas centrée uniquement sur l’autonomie et la bienfaisance, et il estime que c’est justement à la défense de la dignité humaine qu’une telle bioéthique doit donner la priorité. Selon lui, cela entraîne la condamnation du clonage, l’interdiction de la production de chimères et d’hybrides humain-animal, ainsi que la création d’embryons dans un autre but que celui d’avoir un enfant.

Ce qui frappe dans cette liste, c’est que les points soulevés concernent exclusivement des embryons humains ou partiellement humains, bref, des êtres pour lesquels il n’est pas possible d’invoquer l’autonomie. Ne pourrait-on alors pas dire que la considération de la dignité vient compléter celle de l’autonomie, et qu’elle est bienvenue lorsqu’il s’agit d’êtres humains non autonomes, mais vulnérables comme les embryons, et aussi comme les personnes en état végétatif ou les handicapés mentaux très gravement atteints (le cas extrême étant celui des bébés anencéphales) ? Ce n’est pas l’avis des libéraux. Certes, ces derniers sont en faveur de la protection des patients vulnérables, au nom de la bienfaisance – un principe cardinal de la bioéthique contemporaine –, mais dans le cas des embryons, invoquer une dignité proprement humaine à leur sujet revient à limiter l’autonomie des parents qui, selon eux, est la valeur la plus importante lorsqu’il est question de procréation. C’est en effet aux parents de décider si et quand ils désirent avoir des enfants, quels enfants ils désirent et quel est le destin des embryons qu’ils ont créés (seuls ou avec l’aide de la médecine). Il y a là peut-être un risque d’eugénisme (encore faudrait-il se mettre d’accord sur la signification du terme), mais c’est un prix inévitable à payer si l’on veut respecter les libertés et les droits fondamentaux des individus.

C’est aux États-Unis que le débat a eu lieu dans ces termes ; mais il n’est pas absent des autres parties du monde, et notamment de l’Europe. Simplement, la religion n’y est pas souvent mise en avant et si certaines pratiques sont condamnées au nom du respect de la dignité humaine, comme le clonage ou le lancer de nains, c’est en référence à un cadre juridique et philosophique qui trouve son origine notamment chez Kant. En Europe aussi, deux conceptions de la dignité s’opposent : celle qui la conçoit comme exigeant le respect plein et entier des libertés et droits, mais rien de plus, et celle qui la mobilise en faveur de la défense d’une conception plus riche de la nature humaine, qu’il faudrait préserver, en particulier contre les avancées des biotechnologies.

4. Vers un usage plus large du concept

Une autre particularité du concept de dignité consiste en ce que, si on s’en tient à sa définition formelle comme désignant la valeur intrinsèque d’un être, son usage n’est pas limité à l’être humain : elle peut s’appliquer à tout ce qui possède une telle valeur intrinsèque en plus ou à côté de sa valeur utilitaire. Si, dans l’anthropocentrisme classique, dont Kant est un représentant important, la dignité ne concerne que l’être humain – car pour cette conception, seul l’être humain a une valeur intrinsèque et donc une dignité, toutes les autres entités étant des choses –, il n’en va plus de même dans des conceptions qui accordent un statut moral aux animaux, sur la base du fait qu’ils sont capables d’éprouver du plaisir et de la douleur (pathocentrisme), ou même à tous les êtres vivants, vu qu’ils possèdent la vie (biocentrisme). Un tel élargissement s’observe notamment dans la Déclaration de Barcelone de 1998, qui proposait d’enrichir la bioéthique par l’ajout de principes supplémentaires, la dignité notamment, précisant que l’être humain a « des devoirs envers la partie non humaine de la nature vivante », à savoir les animaux, les plantes et l’environnement.

Dans certains pays, de telles conceptions non anthropocentristes ont été ancrées dans l’ordre constitutionnel et juridique. C’est le cas de la Suisse où la Constitution parle du respect de la dignité de la créature (article 120). Cette dignité ne saurait toutefois exiger un respect absolu, comme il en va pour la dignité humaine : la loi suisse précise notamment que nous ne violons la dignité d’un animal que si nous ne prenons pas en compte ses intérêts. Autrement dit, si une pondération des intérêts est effectuée et que la balance penche en faveur des êtres humains, l’animal pourra être utilisé, c’est-à-dire instrumentalisé. Dans cette optique, la mise à mort n’est pas considérée comme une violation de la dignité des animaux, ce que critiquent certains auteurs ; toutefois, Kant non plus ne pensait pas que la peine de mort était incompatible avec le respect de la dignité humaine.

 

Bibliographie

On trouvera sans difficulté sur internet les nombreux textes internationaux qui invoquent la dignité humaine, ainsi que les prises de position nationales (Constitutions, lois, prises de position des différents comités d’éthique). La majorité de ces textes concernent la bioéthique.

Le philosophe qui est le plus souvent mentionné dans les discussions autour de la dignité est Emmanuel Kant. C’est surtout dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (Paris, Vrin, 1992) qu’il développe le sujet. En ce qui concerne le débat contemporain, Leon Kass présente ses arguments dans un article en anglais (« Reflections on Public Bioethics : A View from the Trenches », Kennedy Institute of Ethics Journal, vol. 15/3, 2005), fortement critiqué par Steven Pinker (« The stupidity of dignity », The New Republic, 28 mai 2008).

En français, on consultera, pour la position libérale, Guillaume Durand (Puis-je lancer un nain qui le veut bien ?, m-éditer, 2010) et Ruwen Ogien (La vie, la mort, l’État, Paris, Grasset, 2009). Jean-Yves Goffi a, de son côté, montré comment le concept de dignité humaine avait, en bioéthique et en particulier chez les conservateurs, remplacé celui de sacralité de la vie (« La dignité de l’homme et la bioéthique », Sens public, International Web Journal, 2008).

 

Bernard Baertschi

Université de Genève

bernard.baertschi@unige.ch