Hume (A)

Comment citer ?

Etchegaray, Claire (2020), «Hume (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/david-hume-a

Publié en janvier 2020

Résumé

Philosophe et historien, David Hume (Edimbourg, 1711 – Edimbourg, 1776) est l’une des figures centrales des Lumières britanniques. Cette centralité, indéniable, est néanmoins paradoxale. En effet, les traits les plus caractéristiques des Lumières écossaises, par où elles se distinguent nettement de leurs homologues françaises, ne valent pas pour Hume. Elles se sont principalement développées dans les universités sans être en rupture avec les institutions politiques et leur newtonianisme couplé à une défense théiste de la religion naturelle les inclinent à un antiscepticisme. Or Hume n’est précisément pas comme les autres Lumières écossaises : il n’a jamais bénéficié d’un poste à l’université, a renouvelé les arguments sceptiques et a mené une critique sans concession de la religion (Broadie 2001 ; Harris & Tolonen 2015). Pourtant, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, au sein de l’Ecosse des Lumières, la discussion de ses écrits a nourri les philosophies d’un Thomas Reid, d’un Adam Smith ou d’un Dugald Stewart. Et depuis la fin du siècle, ses arguments furent lus et débattus, constituant des jalons importants dans la manière de poser et traiter – et souvent de déplacer – des questions de logique, d’éthique, et de critique.

Parce que ses positions échappent aux catégorisations rigides, et que ses arguments sont tout en nuance et en rigueur, la tentation du patchwork d’étiquettes clinquantes serait vaine (« empirisme », « scepticisme», « naturalisme », « anticontractualisme », « whiggish narratives » (histoire Whig), etc.). La présentation qui suit considérera d’abord l’unité de son œuvre et les thèses centrales de son anthropologie, puis relèvera quelques questions instruites par ses soins, qui furent ensuite reprises, enrichies ou déplacées par d’autres auteurs.


Table des matières

1. Une œuvre polymorphe

a. Biographie
b. La méthode et les styles

2. Une philosophie de la nature humaine

a. Une philosophie de la croyance
b. Une philosophie des passions

i. Passion et actionii.
ii. Passions indirectes et relations sociales

c. Une philosophie de l’appréciation

i. L’appréciation morale et pratique
ii. L’appréciation des obligations sociales et politiques

iii. L’appréciation de la beauté (et de l’harmonie : prolongements religieux)

3. Naturalisme et scepticisme

4. Questions humiennes

a. Causalité, induction, régularité
b. Liberté, nécessité, responsabilité
c. L’identité personnelle
c. Les faits et les valeurs

Bibliographie


1. Une œuvre polymorphe

a. Biographie

Hume lui-même a souhaité que son autobiographie My Own Life figurât en tête de ses œuvres publiées. La biographie de Mossner (1980) ainsi que la précieuse somme récemment publiée par James Harris (2015) pourront compléter les informations qui suivent.

Né à Edimbourg en 1711, Hume a deux ans lorsque son père meurt. Élevé dans une famille modeste sans être pauvre, aisée sans être fortunée, à la fin d’études qui l’ont conduit à séjourner en France au collège jésuite, on le destine à une profession de juriste. Mais son goût pour la littérature, pour l’humanisme des Anciens en particulier, le tourne vers l’écriture. Il fréquente assidûment les auteurs latins (Cicéron, Sénèque) – la connaissance des Grecs sera plus tardive. L’un des premiers textes conservés, l’Essai historique sur la chevalerie et l’honneur moderne, non publié de son vivant, porte la marque d’une inquiétude – que l’esprit s’attachant « à une idée du mérite ou de la perfection qui va au-delà de ce que ses facultés peuvent atteindre » ne connaisse plus le « juste milieu » (Hume 2001, p. 747). Une fausse idée de la nature humaine en effet produit des systèmes fantaisistes où la vertu et le bonheur sont des perfections inaccessibles aux hommes, et qui suscitent une profonde mélancolie. Hume en décrit la douloureuse expérience, en 1734, dans une lettre touchante où il consulte l’avis d’un médecin pour ce qui paraît être une dépression liée à l’étude ascétique de textes stoïciens (Hume 1932, I, p. 16). En tirer la leçon lui ouvrira une « nouvelle scène pour la pensée » (ibid.) où il apparaît nécessaire d’étudier la nature humaine à l’aune de la raison et de l’expérience pour éviter toute hypothèse justifiant un perfectionnisme chimérique.

C’est donc du côté de ce qui s’offre comme le meilleur rempart contre les hypothèses oiseuses, la méthode newtonienne, que Hume cherchera dans un premier temps l’assise d’une philosophie expérimentale propre à remplir cette fonction. Le Traité de la nature humaine, dont les deux premiers livres sur l’entendement et les passions sont publiés en 1739, et qui comprend un troisième livre sur l’évaluation morale à partir de 1740, prétend ainsi accomplir le projet scientifique d’une anatomie de la nature humaine, que Locke, Shaftesbury, Butler ou Hutcheson avaient appelée de leurs vœux. Pourtant Hume se déclarera insatisfait de l’ouvrage. Le succès éditorial, d’abord, le déçoit. Il écrira dans son autobiographie qu’il était « tombé mort-né des presses », avec un peu d’excès sans doute car des recensions en sont données, notamment en France, qui ne sont pas aussi sévères qu’il le prétend. Par contraste, les Essais moraux et littéraires que Hume publie en 1741 rencontrent la faveur du public. Mais ce n’est pas la seule raison de l’insatisfaction de Hume à l’égard du Traité. Plus tard, regrettant que ses détracteurs écossais Thomas Reid et James Beattie concentrent leurs attaques sur cette œuvre de jeunesse, il les priera instamment de ne plus prendre en compte que les Enquêtes respectivement publiées en 1748 et 1751 : l’Enquête sur l’entendement humain et l’Enquête sur les principes de la morale (Hume 2004 [1748], p. 35). Il y a donc des raisons philosophiques à l’insatisfaction laissée par le Traité. Le mystère s’épaissit dès lors que l’on s’aperçoit que ces ouvrages reprennent la plupart des thèses du Traité et ne font que le « refondre », de l’aveu même de l’auteur. La différence de forme, tout au moins, paraît évidente. Le Traité paraît plus systématique et plus métaphysique, là où les Enquêtes adoptent un style moins difficile et plus clair, éventuellement en renonçant aux explications les plus « précises » et « abstraites » ou, pour employer le terme de Hume, « abstruses ». Entretemps en effet, Hume a découvert l’écriture par « essai ». Il a notamment publié un ensemble de textes moralistes qui a rencontré la faveur du public. Plus tard encore, à la suite de ses Enquêtes, il publiera un ensemble d’essais politiques et économiques et plusieurs textes traitant du goût et de la religion, dont la forme brève ou dialoguée pourrait relever de ce que la fin du siècle nommera la philosophie « populaire ». Ainsi paraissent en 1752 les Discours politiques, et en 1757 les Quatre Dissertations comprenant La dissertation sur les passions, L’histoire naturelle de la religion, De la règle du goût et De la tragédie. Le Dialogue sur la religion naturelle composé dès les années 1750 paraîtra pour sa part de manière posthume en 1779.

La question est donc de savoir si Hume a abandonné une forme de philosophie pour une autre et quel sens donner à cette ou ces « forme(s) ». Ne s’agit-il que de rhétorique ? Ou a-t-il renoncé à un régime défini par un souci de vérité et de méthode ? Dans ce qui suit, nous donnerons une troisième réponse, qui prend acte du changement de style, y voit bel et bien une transformation dans la manière de philosopher, mais sans renoncer à la recherche précise des principes ni réfuter la plupart des acquis du Traité.

Or la question de la polymorphie se pose d’autant plus pour l’œuvre de Hume que, devenu bibliothécaire pour la faculté des Avocats d’Edimbourg en 1752, et disposant ainsi d’une importante source de documentation, il s’attelle à l’écriture d’une Histoire d’Angleterre par où il cherche à comprendre comment « s’étaient formées la plupart des fausses représentations qui divisent nos factions [celles de son époque en Grande-Bretagne] » (Ma vie, Hume 1999 [1777], p. 58). C’est donc un nouveau registre d’écriture qui est à l’œuvre dans les volumes de l’Histoire d’Angleterre, publiés à partir de 1754. L’intérêt pour la matière sociale et politique accompagne à partir de 1763 des missions en ambassade à Paris où il fréquente les salons et rencontre la société savante du temps, mais participe également à des actions diplomatiques telles que la négociation de prisonniers anglais.

Il est de retour à Edimbourg en 1769, fort d’une belle pension ; il y meurt en 1776 en laissant son ami Adam Smith juger de l’opportunité de publier le sulfureux manuscrit du Dialogue sur la religion naturelle. Ce sera finalement son neveu qui y procédera en 1779.

b. La méthode et les styles

Dans l’introduction au Traité, Hume expose la méthode expérimentale qui doit selon lui être suivie dans « les sujets moraux ». La philosophie morale au sens large désigne en effet l’étude de l’homme, par opposition à la philosophie naturelle. Leurs domaines sont séparés. Mais leurs méthodes, selon l’auteur du Traité, doivent être unifiées. En tant qu’anatomie de la nature humaine, la première doit partager avec la seconde une même méthode consistant à ne rien affirmer « au-delà de l’expérience », et à en dégager les principes les plus généraux possibles. Pour autant la première ne saurait se réduire à la seconde. Tout au contraire, l’hommage de Hume à Bacon, « père de la méthode expérimentale », ne doit pas masquer la distance qu’il prend avec lui (Abrégé, Hume 2016 [1740]). De même qu’après Thalès, il fallut un Socrate pour répondre à l’adage delphique, de même, la science de la nature humaine doit donner une nouvelle base aux études expérimentales (TNH I, intro., p. 34-35). Ainsi, d’après Hume, la science de l’homme n’est pas une branche produite par la science de la nature, c’est au contraire l’étude expérimentale de l’esprit humain, et en particulier du raisonnement sur « les questions de fait », qui présentera les conditions de la science des faits, qu’il s’agisse des faits sociaux (humains) ou des faits de la nature (en général). Il faut « marcher directement sur la capitale, sur le centre des sciences, sur la nature humaine elle-même » pour ensuite conquérir les domaines périphériques de la science, de la physique et des mathématiques jusqu’à la critique et la religion (ibid.).

A cette fin, la méthode adoptée dans l’étude de la nature humaine a un double versant, qui prend sous la plume de Hume une dimension singulièrement sceptique. Négativement, ne rien affirmer « au-delà de l’expérience » est une limite qui impose de n’étudier l’esprit qu’à travers les opérations mentales dont on peut faire l’expérience et ainsi d’exclure toute hypothèse essentialiste, notamment finaliste. L’écho au début de l’Essai de Locke est souvent souligné (Essai, I.i.2). Positivement, Hume demande de dégager des principes « aussi universels que possible » et les « causes les plus simples et les moins nombreuses » en suivant l’inspiration newtonienne de la voie inductive. Dans la question 31 de l’Optique en effet, Newton décrit cette voie qu’il nomme « analyse », consistant à remonter des causes particulières jusqu’aux causes les plus générales et à écarter les hypothèses qui ne se fondent pas sur l’expérience. Mais cette double ligne méthodologique prend une direction franchement sceptique dans le Traité. S’en tenir à l’expérience qui nous découvre la réalité des opérations mentales, d’après Hume, c’est accepter notre « ignorance » et, par là, dissiper notre désir de savoir (la curiosité) en lui donnant occasion de s’évanouir. Les régularités qui se dégagent des expériences peuvent gagner en exactitude grâce à une variation expérimentale soigneuse mais les causes premières n’en seront pas mieux déterminées. L’expérience nous fait éprouver la réalité de nos opérations mentales mais « toute hypothèse qui prétend découvrir les qualités originelles et ultimes de la nature humaine doit être d’emblée rejetée comme présomptueuse et chimérique » (TNH I, intro, p. 35). Ainsi, la voie d’explication qui prend le nom de synthèse chez les newtoniens oublie que l’explicans ne l’est jamais totalement et que son inférence n’est jamais que croyance. En outre la rupture avec une approche essentialiste s’interdit tout présupposé quant à une prétendue différence anthropologique : rien ne permet de dire que la nature des opérations mentales est différente de celle des animaux, qu’il s’agisse de croyance, de raisonnement ou même de passions et c’est donc à partir de l’expérience qu’il faut faire la distinction entre l’homme et les autres animaux. Elle permet également de refuser le finalisme impliqué par la philosophie du sens moral, Hume faisant valoir à Hutcheson : « Je ne puis accepter le sens que vous donnez au mot naturel. Il est fondé sur les causes finales, ce qui est une considération assez incertaine et peu philosophique. Car, je vous prie, quelle est la fin de l’homme ? Est-il créé pour la vertu ou pour le bonheur ? Pour cette vie ou pour la suivante ? Pour lui-même ou pour son auteur ? Votre définition du mot naturel dépend de la solution de ces questions qui sont sans issues et hors de mon dessein » (LH, I.13, tr. fr., M. Malherbe).

La science de la nature humaine n’échappe pas à la fragilité épistémologique introduite par la réduction de tout jugement à une croyance, bien qu’elle satisfasse l’exigence d’une connaissance de soi par cette conscience même, et en mettant au jour ses propres conditions mentales. Elle a ainsi les traits caractéristiques de la « science sceptique », telle que Joseph Glanvill la décrivait dans sa Scepsis Scientifica : la connaissance de soi consiste ici à prendre conscience de notre ignorance, à savoir que la vérité de nos facultés ne peut être établie par la raison, et que la science ne connaît donc que des phénomènes (apparences). Ainsi, appliquée à l’esprit humain, la science humienne décrit les opérations dont nous faisons l’expérience sans présupposer leur vérité. Ce faisant, elle ne renonce pas à une forme de rigueur puisqu’elle tente d’identifier le plus exactement possible les circonstances tenues pour déterminantes dans un phénomène. Mais ses raisonnements, menés sur des expériences (experiments) variées, ne peuvent prétendre qu’à une probabilité, aussi haut en soit le degré.

Dans la première section qui sert d’introduction à l’Enquête sur l’entendement humain, publiée en 1748, les préliminaires méthodologiques laissent la place à des considérations stylistiques sur la manière d’écrire la philosophie. Hume distingue en effet deux espèces radicalement différentes d’étudier l’homme (Malherbe 1995). D’un côté, le style de la philosophie claire (obvious) et facile (easy) est celui qui dépeint nos expériences les plus communes et s’adresse plutôt aux passions du lecteur. D’un autre côté, le style de la philosophie profonde et abstruse mène des raisonnements pour dégager les principes plus exacts possibles, mais ce faisant perd parfois la référence aux expériences communes, pointe des régularités abstraites, s’éloigne de l’expérience vive et risque de perdre en intelligibilité. Hume mène alors une comparaison qui reconnaît à la première son caractère agréable et utile puisqu’elle « éveille » et affine nos sentiments, et ainsi nous apprend à apprécier la vertu. Mais il admet également l’utilité de la seconde, à la faveur d’une analogie entre l’anatomiste et le peintre car le pinceau de celui-ci est guidé par les connaissances de celui-là (TNH III.iii.6, L’art de l’essai et EEH I). En outre, « l’analyse exacte » des pouvoirs de l’entendement humain, c’est-à-dire celle qui suit la méthode expérimentale, permet de se détourner des « questions abstruses ». Ainsi, la question de savoir s’il y a un objet au-delà et à l’origine de nos impressions sensibles, la question de savoir s’il y a une Cause intelligente et providentielle du monde ou encore la question de savoir si nos pouvoirs sont des facultés faites pour connaître la vérité tombent d’elles-mêmes. Car c’est bien par un raisonnement expérimental aussi exact que possible que les mots de « substance », de « cause », de « pouvoir » ou de « moi » reçoivent une critique sémantique, le sens d’un mot (l’idée) ne pouvant qu’être dérivé des impressions.

L’écart entre l’introduction du Traité et la première section de l’Enquête, quoique frappant, n’est pas un retournement radical car ils fournissent un traitement semblable de ces points. Deux éléments peuvent néanmoins expliquer le besoin de refonder le Traité. D’abord Hutcheson avait reproché à Hume de ne pas avoir présenté la vertu, dans le Traité, avec suffisamment de chaleur. La défense de la philosophie profonde, dans l’Enquête sur l’entendement humain, qui ne renonce pas à dégager des principes exacts, tout en reconnaissant le mérite de philosophie sentimentaliste pourrait être une réponse à Hutcheson. Ensuite Hume a découvert l’écriture par essai – écriture d’une philosophie moraliste, appréciative et exerçant le jugement critique dans ses textes moralistes publiés en 1741 et 1742. Ces essais portaient alors sur des sujets sociaux, que Hume caractérisera sous le titre d’ « objets de la conversation » et qui alimentaient au début du XVIIIe siècle la polite literature (littérature de sociabilité) en Grande-Bretagne, en particulier les périodiques The Spectator et The Craftsman. Il s’agissait d’apprécier par exemple le mariage (à la suite de Bacon), le Parlement britannique (à la suite de Bacon et Bolingbroke), mais aussi la condition humaine (à la suite de Pope). Ces exercices d’appréciation reçurent, plus que le Traité, l’approbation du public. La refondation du premier livre du Traité dans l’Enquête sur l’entendement humain (d’abord nommée Essais philosophiques), du troisième dans l’Enquête sur les principes de la morale et du second dans la Dissertation sur les passions répond au désir de le réécrire dans le style d’une polite philosophy qui, sans renoncer à l’exactitude, ne cède rien en matière d’intelligibilité, c’est-à-dire ne perd pas de vue la référence à l’expérience spontanée et commune. Cette refondation permettra de passer le test de l’approbation du public (Simon 2009). Le style même de la première section sur les différentes espèces de philosophie suppose de les comparer (par un raisonnement) et d’en apprécier les valeurs respectives (en jugeant de leurs plaisirs et leurs utilités). Dès lors le fameux motto lancé à la fin d’une prosopopée de la nature mérite d’être lu dans son contexte : « Soyez philosophe ; mais au milieu de toute votre philosophie, soyez encore un homme » (EEH I). Hume glisse ces mots, avant même d’examiner en détail les mérites de la philosophie exacte et profonde, dans la bouche d’une Nature personnifiée qui semble plaider en faveur de la philosophie claire et facile. Stewart (2002) y a plutôt vu l’expression d’une mauvaise philosophie abstruse qui, à tout sacrifier à la cause de la vertu, déploie des principes finalistes et essentialistes – la philosophie de Hutcheson. La question est ouverte de savoir si la Nature parle ici véritablement au nom de Hume.

Il est à tout le moins certain que les deux styles de philosophie, qui se sont formés sur des terrains séparés, celui des « opérations de l’esprits les plus complexes et les plus élevées » d’un côté et celui des « objets de la conversation » de l’autre, gagnent à s’instruire mutuellement. A la suite d’Alexandre Simon, on observera que le Traité montrait déjà que « la sociabilité est nécessaire à la pratique de la philosophie » et que sans elle la curiosité dégénère en mélancolie (Simon 2009, 2016). Pourtant, ainsi que l’a souligné Michel Malherbe, aucune synthèse de ces deux styles ne saurait être donnée qui constituerait la matrice unique de la véritable philosophie, à la fois intelligible et profonde (Malherbe 1995). Chacun de ces deux styles fait usage d’une opération mentale spécifique, le raisonnement comparatif qui permet de dégager des principes (circonstances tenues pour déterminantes) est l’instrument de la philosophie profonde et exacte ; et le goût ou appréciation est ce qui est mis en œuvre dans les essais de critique. Mais ces deux opérations peuvent être alliées dans différents régimes d’écriture (Etchegaray 2018). Les essais de 1741-1742 en ont déjà fait la preuve, qui ont un peu transformé de l’intérieur la polite literacy, en greffant la logique du raisonnement en matière de fait (raisonnement probable) sur le tronc de l’appréciation moraliste car ils ont dû alterner les points de vue sympathiques et entrer dans des appréciations différentes pour approcher une juste mesure critique. Les Enquêtes prennent cette fois pour objet les opérations de l’esprit sans négliger les conditions d’intelligibilité de l’écrit philosophique. À défaut, la philosophie risque de forger une représentation « chimérique » de la nature humaine dont les idéaux ont conduit le jeune Hume à la dépression que l’on a indiquée. Enfin, dans les essais d’économie politique parus en 1752, Hume rappelle explicitement l’intérêt d’une recherche exacte des principes pour la politique (cf. Du commerce, Hume 1999-2009 [1777]). L’appréciation critique ne s’y consacre plus à des thèmes « frivoles » (sic), mais revendique l’importance de ses objets : il s’agit de savoir à quoi tient le pouvoir politique, celui des gouvernants comme celui de la nation, et s’il repose sur l’industrie des sujets, sur la liberté ou encore sur le stock de monnaie. Les comparaisons font varier les situations expérimentales afin de circonscrire les circonstances les plus déterminantes et de dégager leur ordre d’influence, selon ce que le Traité appelait une « logique » de l’entendement (TNH I.iii.15). Par là, sont mises en évidence les conditions historiques, sociales et politiques où se forment les croyances sur le pouvoir et le progrès qui auront elles-aussi des effets sociaux. Outre ces objets politiques, il y a deux autres domaines dont les questions sont importantes et qui s’offrent à la philosophie critique sérieuse, instruite de la recherche « profonde » des principes : l’histoire et la religion. Là encore, la recherche méthodique d’une juste appréciation, par l’alternance des points de vue, et l’enquête dégageant les principes les plus réguliers, par la variation expérimentale, se croisent. Mais il ne s’agit pas tant, dans l’Histoire d’Angleterre, les Dissertations de 1757 et le Dialogue sur la religion naturelle, d’exercer son goût en le corrigeant par l’attention aux circonstances (ce que faisaient les essais moralistes), que d’expliquer la diversité culturelle des appréciations, des opinions et des croyances par une recherche des principes au travers de la variation historico-sociale. Un tel régime d’écriture donne lieu à une philosophie sociale qui fait apparaître des circonstances elles-mêmes socio-historiquement caractérisées. Quant à la religion, il gouverne deux principales approches, l’une, dans la perspective de cette anthropologie sociale, consiste en une Histoire naturelle de la religion qui cherche à expliquer les différents cultes et croyances apparus dans l’histoire de l’humanité, et l’autre, mène, dans le Dialogue sur la religion naturelle, une réflexion sur les évidences rationnelles dont la foi théiste peut s’autoriser. La première s’intéresse à l’origine des croyances religieuses, la seconde au fondement du théisme. Dans les deux cas ce sont des principes tenus pour causaux, des circonstances tenues pour déterminantes qu’il faut circonscrire, mais ce qu’on entend par « fondement » renvoie en outre à ce que l’on tient naturellement pour une raison de croire et dont Hume a dès le Traité envisagé deux espèces, les relations d’idées conçues a priori et les inférences factuelles de l’expérience. Pour comprendre les thèses de ces conquêtes philosophiques, il est donc nécessaire de mieux cerner le centre anthropologique de ces enquêtes. C’est ce que nous ferons dans ce qui suit.

2. Une philosophie de la nature humaine

a. Une philosophie de la croyance

L’étude descriptive de nos opérations mentales doit repérer les principes réguliers de deux types d’opérations : les actes de l’entendement (que sont par excellence la perception, le souvenir, le raisonnement démonstratif ou encore le jugement probable) et les affections (les passions et le goût qui font nos motivations et nos appréciations).

Le premier champ d’étude est couvert par le premier livre du Traité et la première Enquête, lesquels partent de la même thèse, génétique, d’après laquelle toute idée est dérivée d’impressions. Cette thèse a des implications sémantiques et critiques : une prétendue idée qui ne saurait être reconduite à une impression n’est qu’un mot creux ; une définition juste ne doit référer qu’aux impressions ou à ce qui peut en être dérivé. Une impression est ce qui se présente à l’esprit lorsque l’on sent quelque chose, comme sensation ou comme affection. Ainsi l’analyse des mots « substance », « temps », « espace », « cause », « moi » permettra de dénoncer tout usage obscur, aussi traditionnel soit-il en philosophie, renvoyant à une prétendue idée dont l’origine ne peut être reconduite à des sensations ou affections. Ce peut donc être une « impression de sensation » ou une « impression de réflexion » (ce dernier terme désignant les passions, lesquelles naissent à l’idée plaisante ou pénible de quelque chose). Une idée simple est la re-présentation d’une impression simple au double sens où elle copie en quelque façon cette impression (elle en est comme l’image ressemblante), et où elle consiste en un retour de l’impression à l’esprit qui a cependant perdu cette vivacité caractéristique de ce que nous sentons ou ressentons (Brun 2009a). Le principe génétique selon lequel toute idée dérive d’une impression est donc aisément établi pour les idées simples. Toutefois, cette dérivation ne se réduit pas toujours à une copie pure et simple. L’exemple célèbre de la « nuance manquante de bleu » sert à le montrer : en ayant déjà perçu toutes les nuances du spectre bleu, sauf une, il se peut que je sois en mesure de forger l’idée de cette dernière par approximation avec mes expériences réelles, en l’espèce mes impressions de bleu antérieures (TNH I.i.1 §10). Dès lors, il se peut que des idées dérivent d’impressions sans en être l’exact doublet, mais en conservant dans leur contenu une ressemblance avec celui des impressions. C’est le cas des idées d’espace et de temps, à l’analyse desquelles le Traité consacre une longue partie, défendant, contre les apories de Bayle, qu’elles ne sont pas décomposables à l’infini puisqu’elles sont dérivées de minima sensibles (Brahami et Madelrieux 2009).

Par le principe génétique, Hume prétend dépasser la querelle de l’innéisme. A première vue, on comprend pourtant qu’il sera rétrospectivement lu comme un empiriste, qui assigne à toute idée une origine impressive ou sensible. Mais Hume ne se range pas non plus à la position de Locke car il revendique la nécessité de ne rien présumer de l’origine de cette impression elle-même : affirmer, comme l’auteur de l’Essai sur l’entendement humain, que la sensation (que Hume nommerait « impression de sensation ») est l’effet d’un pouvoir qui se trouve au-delà d’elle, en un objet extra-mental, est un pas que Hume, qui revient à une connotation sceptique de la notion d’impression, refuse de faire. Nous ne savons pas si les impressions sont causées par une réalité au-delà d’elles. Et plus généralement, « il sera toujours impossible de décider avec exactitude si elles proviennent directement de l’objet, si elles sont produites par le pouvoir créateur de l’esprit, ou si elles procèdent de l’auteur de notre existence » (TNH I.iii.5, p. 146). Le parti-pris du Traité est donc clairement un ni-ni : ni réalisme lockéen, ni innéisme leibnizien ; ni matérialisme comme celui de Hobbes (qui faisait du phantasme l’effet d’une pression), ni idéalisme « à la » Pierre-Simon Foucher (qui avait nourri l’article « Pyrrhon » de Bayle), ni l’immatérialisme que Berkeley avait défendu (en affirmant la fausseté de la position de Locke). Mais c’est un ni-ni qui ne réfute dogmatiquement aucune de ces thèses parce qu’il ne prétend rien en savoir. Une lecture idéaliste, une exégèse phénoméniste ou une interprétation réaliste de la notion fondamentalement plastique qu’est l’impression ne sont pas exclues dogmatiquement mais elles la rigidifient indûment.

Il est des expériences où il est difficile de savoir si nous avons une impression ou une idée : le rêve, la fièvre, l’émotion violente par exemple (TNH I.i.1 §1). Cela vient du fait que l’esprit ne fait jamais qu’une distinction phénoménale entre l’impression et l’idée : il éprouve vivement la première alors que la seconde se présente avec une vivacité faible ou absente. Or dans ces expériences d’indiscernabilité, exploitées en un sens acataleptique par les sceptiques anciens et modernes, l’idée semble dotée d’une certaine vivacité. A l’inverse, il est de situations où nos impressions sont faibles. Toutefois, comme le dira l’Enquête, « la pensée la plus vive reste inférieure à la sensation la plus terne » (EEH II §1). Ainsi le parti-pris sceptique en ontologie (qui ne décide rien en faveur du réalisme ou de l’idéalisme) ne jette pas le discrédit, dans un premier temps du moins, sur la capacité commune à distinguer entre la veille et le rêve. Mais il est certain que la différenciation entre idée et impression en suspend la garantie métaphysique, parce que ces deux genres d’objets mentaux ou, pour reprendre le terme que Hume emprunte à Berkeley, ces deux genres de « perceptions », ne se distinguent peut-être qu’en degré (de vivacité), et non en nature.

Forte de ces thèses génétiques sur les idées, l’explication des opérations mentales peut dans un premier temps distinguer la perception sensible, le souvenir et la fiction. Hume réserve le plus souvent le terme de « perceptions » à ce qui est conçu dans toute opération de l’entendement : impressions et idées ; mais il lui arrive de l’employer pour désigner l’opération qui consiste à percevoir une chose par nos sens. La perception sensible sera un agrégat d’impressions. Quant au souvenir, c’est une idée encore vive. Et la fiction est une idée sans vivacité. Mais comment rendre compte de nos jugements et nos raisonnements en des faits non actuellement perçus ? Je crois que le soleil se lèvera demain. Ce n’est pas un souvenir, ce n’est donc pas l’idée encore vive du lever de soleil auquel j’ai pu un jour assister. Croire que César a existé, que l’or est fusible ou que je vais mourir un jour n’est pas davantage un souvenir. La première inférence pourrait être clairement la conclusion d’un raisonnement s’appuyant sur l’expérience que, jusqu’ici, le soleil s’est levé tous les jours. Mais comment rendre compte des raisonnements à partir du seul ameublement mental que sont les impressions et les idées ?

C’est une théorie des relations qui est nécessaire. Un raisonnement consiste en effet à « découvrir les relations constantes ou inconstantes » entre nos perceptions (impressions et idées). Les relations constantes sont découvertes par un raisonnement a priori et les relations qui peuvent varier sans que ne varient les idées sont déterminées par l’observation et l’expérience (a posteriori). Cette distinction entre deux types de raisonnements est communément appelée, dans la littérature secondaire, « fourche de Hume ». Les raisonnements démonstratifs ou a priori comparent les idées indépendamment de leurs vivacités et seront qualifiés d’abstraits dans la première Enquête ; les raisonnements a posteriori font des comparaisons factuelles (« concerning matter of fact », TNH I.iii.7). Or toute conclusion sur un fait non perçu, par exemple qu’un de mes amis est sur une île lointaine en ce moment, suppose d’après Hume de faire un lien causal entre une impression présente et l’idée de ce fait (qui n’est qu’une idée puisqu’on ne le perçoit pas). Si l’on nous demande pourquoi l’on pense que notre ami est sur une île lointaine en ce moment, on indiquera par exemple que l’on vient de recevoir une carte postale de sa part. De la perception présente de la carte postale, j’en infère un fait que je ne perçois pas. C’est donc à l’élucidation de ce lien (connexion) causal qu’il faut procéder (TNH I.iii.2-7), lien que nous faisons lorsqu’une impression nous détermine à concevoir une idée. Or ce lien par lequel la conception d’une impression ne manque pas d’introduire la conception d’une autre idée, alors même que leur relation n’est pas immuable, est associatif. A la différence de Locke et Hutcheson qui attribuaient aux associations d’idées la cause de délires et d’aveuglements, y compris philosophiques, aux rapports d’idées les plus rationnels, Hume, les met au cœur du raisonnement sur les faits. Ce qui permet d’inférer un fait non perçu est donc une association (et non une relation établie par comparaison), c’est-à-dire une transition de l’imagination, devenue habituelle. L’idée d’une connexion causale est dérivée de l’impression de réflexion (le sentiment d’être déterminé à passer à l’idée du fait non perçu).

Toutefois passer à l’idée du fait non perçu ne suffit pas à rendre compte de la croyance en ce fait. Il faut encore que cette idée soit vive. Pourtant, comme le fait n’est pas actuellement perçu, elle doit n’être qu’une idée. Hume doit donc compléter la genèse qu’il proposait au début du Traité ou de l’Enquête afin d’expliquer comment une idée peut devenir vive. Puisque la croyance en un fait non perçu suppose invariablement une impression présente avec laquelle l’idée de ce fait est causalement associée, la seule explication est que la vivacité de l’impression soit transmise à l’idée sous l’effet de l’association devenue habituelle. Ainsi sent-on, à la vue de la fumée, la présence du feu (TNH I.iii.7 et I.iii.8 § 11).

La croyance (belief) est donc un certain feeling. L’assentiment n’est donc pas un acte de volonté libre donné à une conception de l’entendement, car il est une manière d’éprouver cette conception. Une idée seule ne suscite pas une telle croyance, mais sous l’effet de la coutume, elle gagne en « force ». C’est ainsi que les croyances par inculcation sont, sous l’effet de la répétition, implantées dans les esprits (I.iii.9 § 14). De la même façon, les croyances dans les faits non perçus, à partir d’une observation présente, sont d’autant plus fortes que les observations de conjonctions passées étaient habituelles.

Hume précise la définition de la croyance dans l’Appendice adjoint à l’édition de 1740 du Traité de la nature humaine, conscient que les expressions employées pour la caractériser ne sont pas pleinement satisfaisantes. Toutefois, cette difficulté tient au dilemme devant lequel se tient l’anatomiste de l’esprit : ou bien définir la croyance réaliste comme un jugement sur ce qui existe en la reconduisant à une définition logique du jugement, ou bien la renvoyer à un feeling qui semble réduire au silence, par l’appel à l’expérience intime, toute description logique. La première option est la tentative lockéenne d’identifier notre croyance au réel à un jugement d’existence qui serait un rapport d’idées (voire le rapport d’une idée à l’idée d’existence). Qu’elle fût authentiquement celle de Locke ou seulement celle de logiciens inspirés par lui, elle est en tous les cas absolument écartée par Hume. Le seconde option, embrassée par Hume dans le Traité comme dans la Première Enquête, fait courir un risque que l’on peut qualifier de mystérianiste car il est du même ordre que celui que O. Flanagan suspectera chez Th. Nagel (App. § 3 et EEH V.ii ; Flanagan 1991). Toutefois, la philosophie expérimentale ne reste pas muette : elle peut, en appliquant la méthode qui lui est propre (dégager des régularités au sein des variations expérimentales), repérer les causes et les effets de la croyance. Elle peut ainsi la considérer phénoménalement comme l’expérience intime de ce que cela fait de croire, ou encore comme la cause d’effets que l’on éprouve et que l’on observe (ce que Peirce nommera une disposition), ou enfin comme l’effet de certains principes identifiés à des « circonstances » régulières. Notons qu’il n’est pas certain que ces trois approches soient toujours conciliables ni même indispensables. A tout le moins, c’est ainsi également que la question de la différence entre croyance et passion peut être instruite. Car le véritable enjeu est, pour le formuler dans les termes de Pascal, que s’il ne faut pas distinguer une croyance, dite « naturelle », qui se fait « par preuve » et une autre, qui se ferait « par agrément » et serait « contre la nature », il faut tout de même comprendre que l’on ne croit pas uniquement à volonté (Cf. B. Pascal, De l’esprit géométrique, « L’art de persuader », §1-2, Sellier, p. 695). Hume rejette, on l’a dit, une théorie de l’assentiment libre (qui verrait en la volonté une faculté d’élection ou de détermination). Mais la croyance n’est-elle pas une impression de réflexion ajoutée à la conception, c’est-à-dire une passion ? Dans l’Appendice, Hume se contente de dire qu’il n’est pas besoin de l’affirmer dogmatiquement. La croyance est un feeling ou sentiment tel que la différence communément faite entre la croyance en une réalité (historique par exemple) et la fiction fantaisiste (forgée en conscience, comme une fiction littéraire) est en général sensible. La définition de la croyance comme « conception plus ferme » (ou encore « plus vive », « plus solide ») suffit à expliquer la différence phénoménale de ces expériences mentales et à rendre compte de la diversité de leurs effets sans avoir à postuler d’autres thèses sur l’essence de la croyance ou de la passion (App § 4, EEH, V.ii ; Etchegaray 2009).

En outre, loin d’être réduite au silence, la philosophie expérimentale humienne développe une théorie des probabilités qui rend précisément compte de ce sentiment par lequel on éprouve une vivacité plus ou moins grande de l’idée du fait considéré (TNH I.iii.11 à 13 et EEH vi). Elle le fait en supprimant le partage que Malebranche, par exemple, avait maintenu entre le raisonnement probable et les sources de vivacité en disant : « Ne confondez jamais l’évidence, qui résulte de la comparaison des idées, avec la vivacité des sentiments qui vous touchent et qui vous ébranlent » (Malebranche, Entretiens sur la métaphysique, III, art. 14, § 8). Elle efface également la différence de nature que Locke voyait entre les justes motifs de croyance et les associations de la fantaisie (Locke, Essai concernant l’entendement humain, I.33). La probabilité, c’est-à-dire la crédibilité d’un fait, peut être estimée de plusieurs façons dont deux sont reconnues pour scientifiques et ont, sous la plume de Hume, le nom de « probabilités philosophiques », à savoir la « probabilité des causes » (lorsque le fait non perçu auquel on croit a des causes qu’on connaît) ou la « probabilité des chances » (lorsqu’on ignore les causes du fait en question). A chaque fois, dans le flux de l’expérience (experience) passée, des expériences passées similaires se constituent en complexes de circonstances invariantes, tenues pour déterminantes, nommées experiments. Lorsque l’expérience (expérience) passée est contradictoire, c’est-à-dire lorsque certains experiments ne comprenaient pas le fait en question, le degré de croyance est proportionné au nombre d’experiments le plus élevé. C’est ainsi que Hume réinterprète un motto classique selon laquelle la croyance doit être proportionnée à l’évidence (EEH X.i). Les autres façons d’estimer la probabilité reposent sur une psychologie qui n’est pas absolument hétérogène à cette estimation philosophique. Qu’il s’agisse du phénomène par lequel la vivacité se renforce à mesure qu’une idée se représente ou encore des « règles générales » qui développent une opération mentale particulière dans certaines circonstances, c’est toujours la force du feeling qui définit le degré de croyance. Les règles générales peuvent même venir expliquer une forme remarquable de probabilité philosophique. Parfois en effet, il n’est pas nécessaire d’opérer un calcul sur des experiments effectivement rencontrés car à partir d’un seul cas, l’attente d’une probabilité s’ensuit en raisonnant non tant sur l’éventail expérimental des objets et circonstances similaires que sur l’ensemble des expériences de croyances semblables qui se sont révélées fiables. Les « règles générales » ne sont donc pas des thèses abstraites ou des maximes principielles ; ce sont, pour l’esprit, des manières régulières d’opérer – dans le cas qui nous occupe des manières régulières de croire dont le sens est descriptif et praxique. Dès lors pour proposer des règles logiques au sens prescriptif, c’est-à-dire des prescriptions à suivre dans une enquête motivée par la curiosité (c’est-à-dire le « désir de vérité »), il faudra dégager les processus de croyance régulièrement fiables (cf. TNH I.iii.15).

Ainsi, malgré son scepticisme en ontologie, la science de la nature humaine se permet de décrire les opérations mentales que sont le raisonnement et le jugement et d’expliquer la façon dont l’esprit humain reconnaît des raisons de croire. Il n’est pas irrationnel de croire en une causalité, mais la valeur gnoséologique d’une telle croyance doit être reconsidérée à la lumière des acquis sémantiques et épistémologiques de l’enquête. La définition de la connexion nécessaire d’abord ne peut reconduire qu’à deux expériences : une observation (le constat d’une conjonction constante d’une part), ou une expérience mentale (le passage d’une impression à l’idée conjointe d’autre part). D’un point de vue expérimental, notre croyance causale ne peut être expliquée que par l’une de ces deux circonstances invariables, qui d’ailleurs renvoient l’une à l’autre.

La différence entre préjugé et croyance bien fondée n’est pas donnée, mais elle se construit dans l’activité doxastique, notamment en jugeant de nos croyances, en raisonnant sur nos opérations mentales. Tel est l’intérêt des voyages et de l’histoire qui viennent pluraliser et élargir nos expériences, pour donner plus de probabilité à nos croyances, et servent de matière au philosophe pour comprendre l’autorité des plus communes d’entre elles (Gautier 2009).

Jusque là, le scepticisme se rend donc compatible avec la promotion de l’enquête. Mais un retournement dramatique s’opère lorsque Hume en vient à considérer explicitement les arguments sceptiques, dans la Quatrième partie du Livre I du Traité. Ce sont alors de véritables raisonnements (par comparaison d’idées, soit abstraites soit a posteriori) qui produisent des quandaries, des embarras au sein même de la croyance, c’est-à-dire dans la transmission de vivacité.

Ces raisonnements prennent pour objet le fait de la vérité de nos opérations mentales. En effet, la question de savoir si nos opérations mentales (telles que la perception, le raisonnement probable, l’intuition et la démonstration) sont trompeuses peut être instruite d’un point de vue expérimental (en appliquant un raisonnement probable bien conduit) : peut-on attendre, et avec quel degré de probabilité philosophique, qu’une croyance produite par la perception, le raisonnement probable, l’intuition ou la démonstration soit vraie, c’est-à-dire non erronée, ou non démentie ? Une telle réflexion concernant l’intuition ou la démonstration conduira inévitablement à des considérations sur l’expérience de l’erreur dans nos calculs ou la pratique des mathématiques. Mais elle fait alors de la vérité mathématique une question de fait qui relève non des rapports quantitatifs qui existent par eux-mêmes entre les idées, que d’une réflexion sur les conditions sociales et anthropologiques de la croyance (TNH I.iv.1). Or dans le Traité Hume fait valoir que la suggestion sceptique demande également de prendre en compte l’expérience de l’erreur pour évaluer la vérité du raisonnement probable lui-même. Suivant un argument dont la rigueur logique sera ensuite contestée par Reid (et qui sera d’ailleurs abandonné par Hume dans l’Enquête), la probabilité d’un jugement p conclu par raisonnement probable devrait être pondérée par la prise en compte des expériences où le raisonnement probable s’est révélé erroné ; cette pondération devrait alors donner lieu à un jugement p’, lui-même susceptible d’une pondération équivalente (ce qui remonterait un peu la probabilité de p). A la fin, selon le Traité, par un effet de sorite, et une réitération infinie de la pondération en fonction des expériences d’erreur, le jugement p devrait voir sa probabilité réduite à néant. Or, le point que Hume veut ici établir est non pas qu’un tel raisonnement supprime toute vivacité au fait attendu par p, mais tout au contraire que, en dépit de tout raisonnement sceptique du type de celui qui vient d’être présenté, la vivacité de nos jugements probables particuliers se maintient. C’est là la preuve que la croyance n’est qu’un feeling qui obéit à des principes dont nous ne serions énoncer la raison première. Lorsqu’en tant que philosophe nous considérons la fiabilité de nos facultés par un raisonnement sur les questions de fait, nous pouvons certes éprouver une sorte de contradiction de la vivacité, mais lorsque nous sommes engagés dans la vie commune et estimons les probabilités particulières de tels ou tels faits, demeurent les principes naturels de probabilité. Dans la dernière section de l’Enquête, Hume montrera ainsi que le scepticisme le plus intéressant ne porte pas tant sur la valeur des facultés comme telles que sur la fiabilité de l’usage que nous en faisons (Jaffro 2011).

Jusque là, donc, l’interrogation sur la fiabilité de nos facultés n’a pas affecté la possibilité de décrire la psychologie de la croyance. Une catastrophe de taille se produit néanmoins à la fin du premier livre du Traité, lorsque Hume en vient à traiter spécifiquement des arguments sceptiques à l’égard de la perception sensible. Rappelons que le lecteur pouvait s’attendre à ce que cette opération soit l’agrégation d’impressions de sensation. Le problème vient de ce que la croyance sensible (en ce que nous prétendons percevoir) dépasse considérablement nos impressions. Croire en l’existence d’un objet perçu, en effet, c’est croire qu’il continue d’exister malgré l’interruption de nos perceptions. Et pourtant aucune expérience ne nous permet de conclure, même avec la plus maigre probabilité, au fait qu’il continue d’exister. Nous n’avons jamais affaire qu’à nos perceptions et ne faisons jamais d’expérience de la correspondance entre une perception et un objet extra mental. L’anatomie de l’esprit a même congédié toute hypothèse concernant un objet extra-mental distinct de nos perceptions (I.ii.6). Dès lors la philosophie de Hume rencontre ici la contre-évidence la plus extrême : comment la croyance en l’existence des corps (malgré l’interruption de nos perceptions) est-elle tout bonnement possible ? Berkeley pensait qu’à la source du scepticisme moderne, il y a « l’hypothèse philosophique d’une double existence » : d’un côté, celle de la perception et de l’autre, celle de la chose subsistant hors de l’esprit, c’est-à-dire de façon non perçue (PCU, I. § 86-87). Or, selon Hume, à la source de cette hypothèse philosophique, effectivement oiseuse, il y a une contradiction de la croyance naturelle : il n’y a nulle évidence en faveur d’une existence au-delà de nos perceptions, pourtant nous croyons naturellement – c’est un fait – en une existence continue et indépendante malgré l’interruption de nos perceptions (TNH, I.iv.2). Une fois encore, ce qui alimente l’embarras de la philosophie expérimentale bien conduite c’est le fait que la croyance naturelle en l’existence des corps se maintienne alors même qu’un raisonnement probable naturel devrait la suspendre puisque, loin d’avoir des expériences venant à son appui, nous avons des expériences communes, retenues par les tropes d’Enésidème, en faveur de l’indistinction entre objet et perception. Par exemple, « si nous pressons un doigt sur notre œil, nous percevons immédiatement que tous les objets deviennent doubles », et la même conclusion devrait suivre de « la diminution ou accroissement apparents des objets suivant leurs distance », des « modifications de leurs formes » et des « changements de couleur ou d’autres qualités dues à nos maladies et à nos indispositions » (I.iv.2, p. 295-296). Quelle raison de croire peut ici être invoquée ?

En somme, l’hypothèse de la double existence découle de la croyance naturelle en une existence continue et indépendant malgré l’interruption de nos perceptions. Mais là où Berkeley voyait dans le refus de la double existence une réponse au scepticisme, Hume aperçoit que l’interruption de nos perceptions pose un nouveau problème d’explication et de justification. Le versant explicatif de la réponse sera donné avec satisfaction, en puisant dans les ressources de la psychologie associationniste : l’imagination s’exerce envers les impressions ressemblantes en vertu d’une « règle générale » contractée lorsqu’elle opère sur une perception identique, et c’est ainsi que l’on en vient à forger la fiction d’une identité continue malgré l’interruption, c’est-à-dire d’une identité indépendante de nos perceptions. La question de la justification, en revanche, reste pendante. Et c’est ici que pour justifier une fiction qui est naturellement produite mais n’a aucune évidence expérimentale, la philosophie a forgé l’hypothèse de la double existence, qui s’est déclinée dans différents systèmes, anciens et modernes (I.iv.3-5). La crise produite par la réflexion sur l’interruption des perceptions est donc profonde : le raisonnement probable dont la fiabilité était, au moins à l’usage, admise est désormais en contradiction avec la croyance en l’existence continue ou indépendante des corps perçus. Elle se répercute dans l’enquête sur la genèse de l’idée d’identité personnelle car, même si l’on forge la fiction d’une identité personnelle qui fasse le lien entre les perceptions, celles-ci restent discernables les unes des autres et la question est alors de comprendre ce que l’on conçoit même dans l’idée de soi.

b. Une philosophie des passions

Pour servir de base à l’étude des sujets sociaux, éthiques, critiques ou politiques, la philosophie de la nature humaine doit considérer les hommes en situation de société. Bien que la croyance et la passion soient « originelles » au sens où ce sont des faits de nature donnés avec notre constitution, leur expérience est sociale. Toutefois les principes réguliers des croyances peuvent définir un exercice logique théoriquement isolé des circonstances sociales, tandis que l’exercice des passions ne s’en sépare jamais. Car l’affectivité se tisse dans un rapport à soi, fier ou honteux, qui passe aussi par le rapport aux autres, et dans un rapport aux autres, d’amour ou de haine, qui passe aussi par le rapport à soi.

Les passions s’accompagnent de croyances particulières qui, à défaut de savoir ce qu’est le soi, on l’a vu, déterminent ce qui est à soi et à autrui, de soi et d’autrui, lié à soi ou à autrui. Ainsi la philosophie des passions de Hume intègre en situation sa théorie de la croyance, en particulier son analyse de la croyance dans les questions de fait (Bergont 2018). Même si elles s’accompagnent mutuellement, croyance et passion sont deux faits de nature irréductibles l’un à l’autre. En tant que conception, la première est représentative et porte sur un objet ; la seconde n’est qu’une « modification originelle » de l’existence, une pure manière d’être qui n’a pas d’intentionnalité puisqu’ « elle ne contient aucune qualité représentative qui en fasse une copie d’une autre existence ou d’une autre modification » (II.iii.3, p. 270).

Au XVIIe siècle les rapports sociaux ont fait l’objet de descriptions moralistes qui ont mis en évidence le rôle de la gloire et du désir de réputation (La Rochefoucauld, Pascal, Nicole). En outre, les ouvrages classiques proposant une science des passions, éventuellement en préalable à un système d’éthique ou de politique, ont examiné les causes d’amour, sources de préférences sociales, et de haine, sources de conflits sociaux (Descartes, Hobbes, Spinoza). Ils ont notamment repéré le rôle d’un sentiment pour le semblable, fellow-feeling (Hobbes) ou sympatheia (Spinoza), à l’œuvre dans la compassion ou la pitié. Hume a donc repris l’analyse des passions d’un point de vue expérimental. En dégageant les principes de la fierté (pride) et de l’humilité ou la honte (humility), ceux de l’amour et de la haine, il a sans doute voulu se donner les bases d’une critique sociale développée dans ses premiers essais, mais c’est une véritable anthropologie sociale qu’il a fondée, ouvrant la voie autant à une philosophie de la critique et de la politique qu’à l’étude socio-historique. Ces passions sont par elles-mêmes non point actives mais appréciatives (se plaisant ou se déplaisant à ce qui vient de soi ou des autres), à la différence des passions « directes » qui, elles, font agir (telles le désir, l’aversion, la crainte, la bienveillance ou l’espoir) et font l’objet d’un examen donnant lieu à une théorie de la motivation et fournissant donc les linéaments d’une philosophie de l’action. Suivant l’ordre de présentation de la Dissertation sur les passions, inverse de celui du Livre II du Traité, nous commencerons par les passions directes avant de considérer les passions indirectes, qui nous conduirons à la problématique de l’appréciation.

Cette distinction entre passions directes et passions indirectes fait écho à un passage de An Essay on the Nature and Conduct of Passions and Affections (section 2) où Hutcheson distinguait entre les affections qui inclinent directement à agir pour se procurer le plaisir ou fuir la peine et les affections qui naissent d’une conception ou idée d’une chose plaisante ou déplaisante sans qu’on ne tende à se la procurer ou à la fuir. On verra cependant que Hume renouvelle considérablement la portée de cette distinction. Deux autres distinctions sont posées en préliminaire dans le Traité. Il s’agit de la distinction entre impression de sensation et impression de réflexion, qui est également inspirée de ce passage de Hutcheson (et non seulement, comme on pourrait le croire, de la distinction lockéenne entre les deux sources de nos idées). Hutcheson relevait que les passions qui ne sont pas directement motivantes, comme la joie et la tristesse, se rapprochent des sensations parce qu’elles sont purement passives et ne font pas agir, mais qu’elles s’en distinguent parce qu’elles naissent d’une certaine réflexion c’est-à-dire de la conception d’un objet susceptible de nous donner du plaisir ou de la peine. Hume en retient qu’il y a des impressions qui doivent être distinguées des sensations – il s’agit de toutes les passions, qu’elles soient directes ou indirectes. Ainsi, chez Hume le terme d’impression de réflexion recouvre plus que ce qu’Hutcheson y comprenait, désir et aversion inclus. Plus généralement Hume donne ce nom à toutes les affections, y compris de celles qui sont susceptibles d’apprécier les passions elles-mêmes et auxquelles Hutcheson réservait le nom de goût ou de « sens » (moral sense ; sense of beauty).

Le goût étant par excellence une passion calme, nous voilà conduits au dernier couple (violente/calme). Une fois encore, la distinction entre passion violente et passion calme était déjà présente chez Hutcheson, mais elle reposait sur une cosmologie finaliste reprenant la distinction stoïcienne entre perturbatio et constantia : dans ce cadre, une passion violente était donc une passion qui allait contre sa propre nature et son propre bien – comme une colère furieuse est à la fois pathologique et nocive – et une passion calme une affection qui accomplissait sa nature en faisant son propre bien – un désir pour son propre bonheur en tant qu’il est en harmonie avec celui des autres (Hutcheson 2016 [1754], p. 80 – cf. Jaffro 2009). Dès lors que, comme il le dit nettement à Hutcheson dans la lettre de septembre 1739 citée plus haut, Hume rejette le sens finaliste du mot « naturel », l’évaluation de cette violence ne peut plus être que phénoménale (sans critère métaphysique) et relative (comparativement à une autre passion). On estime qu’une passion est plus violente qu’une autre si on la ressent plus fortement ou si elle a des effets plus déplaisants qu’une autre. Dans le cas d’une passion directe, l’expérience de cette violence peut être émotionnelle ou pratique. Par exemple, il peut s’agir d’un désir de vengeance fortement ressenti mais sans effet ou bien d’un froid ressentiment poussant à des actes cruels.

 i. Passion et action

A son époque comme de nos jours, la première question qui vient à l’esprit du lecteur de Hume concernant le rapport du désir à l’action est de savoir s’il permet de penser une liberté d’agir. La réponse de Hume, préparée par sa critique de la causalité, consiste à passer les termes polarisant la « controverse de la liberté et de la nécessité » au crible de son examen génétique, sémantique et critique. En terre britannique, une telle controverse avait pris un tournant radical avec la polémique entre Thomas Hobbes et l’Evêque Bramhall. La position hobbesienne, déterministe et mécaniste, faisait du désir un mouvement actif causé par la réaction de notre conatus à la représentation d’un objet plaisant, réduisait la délibération à une alternance de désirs et identifiait la volonté au dernier désir de cette succession, qui précède et cause l’action. Bramhall s’était élevé contre cette conception parce que selon lui elle contredisait la « vraie liberté » des hommes consistant dans le libre-arbitre (free-will), qu’elle ruinait la responsabilité (notamment la responsabilité adamienne du péché) et rendait vains et injustes la louange et le blâme, la récompense et le châtiment – une conception faisant le lit de l’impiété.

Mais dès lors que la nécessité est redéfinie, d’après l’analyse de la causalité, comme une conjonction constante, le lien entre désir et action pourra être dit « nécessaire » sans qu’aucun autre lien ne soit affirmé qu’une conjonction régulièrement observée entre certains désirs et certaines actions, ou encore sans qu’aucune inférence de l’un à l’autre ne puisse être tirée que l’attente probable de l’un à partir de l’autre (TNH II.iii.1 à 3 ; EEH VIII). Ainsi Hume s’emploie à montrer que la responsabilité, la louange et la réprobation, ou les devoirs civils et religieux n’ont de sens que si l’on suppose un tel lien « nécessaire » (ainsi entendu) entre désirs et actions. Juger une personne responsable c’est reconnaître que ses actions découlent nécessairement de ses motifs, c’est-à-dire inférer les uns des autres. Inversement, lorsque cette inférence est incertaine, on doute du caractère intentionnel de son action. Parce que le législateur s’attend à ce que le désir de récompense et l’aversion pour la peine motivent le respect de la loi, il fixe une sanction. (Ce n’est certes pas le seul motif de l’obéissance aux lois de justice selon Hume – mais c’est bien selon lui parce que le législateur souscrit à la doctrine redéfinie de la nécessité, qu’il renforce l’obéissance en fixant des peines et des récompenses). Dans le Traité, Hume défend ainsi une doctrine inoffensive de la nécessité qu’il présentera dans l’Enquête, toujours plus soucieux d’échapper aux querelles partisanes, comme un projet de « réconciliation entre liberté et nécessité » (EEH VIII.i, p. 124). Toutefois la redéfinition de la liberté, qui n’est d’aucun recours pour définir la responsabilité ou justifier l’éloge et le blâme, peut sembler tautologique voire creuse. La liberté est en effet définie un « pouvoir d’agir selon les déterminations de la volonté ». Or la volonté elle-même subit une critique radicale. Car stricto sensu, une action volontaire est une action causée (au sens bien compris) par les passions directes. L’usage du terme « volonté », sous la plume de Hume, obéit uniquement à ce sens. Parfois, par exemple lorsque Hume n’a pas encore démontré que la motivation est toujours passionnelle, le terme désigne « ce qui fait agir » en un sens encore assez général. Une fois cette démonstration opérée, néanmoins, sa référence stricte est les passions même qui causent une action (TNH II.iii.3). Parfois encore, il désigne le sentiment d’agir par soi (c’est-à-dire sur ses propres motifs passionnels) qui accompagne l’action intentionnelle – sentiment qui n’est qu’une apparence (TNH II.iii.1 et II.iii.9). En aucun cas il ne réfère à un pouvoir actif, pouvoir de causation ou pouvoir de produire une véritable détermination. Il ne signifie jamais une source d’action extérieure aux passions, jamais autre chose qu’une impression de réflexion. Ainsi, parler d’action libre c’est seulement dire que l’action est tenue pour l’effet de motifs dont Hume démontre qu’ils ne sont jamais que passionnels.

On rencontre alors la seconde question qui se présente à l’esprit d’un lecteur de Hume concernant les passions et qui a pour enjeu le gouvernement de soi (ce que Hutcheson nommait la « conduite des passions »). Les passions ne doivent-elles pas être soumises à la raison ? Quels sont les principes de notre motivation pratique quand nous cherchons une vie bonne ? Si la délibération est, comme le pensait Hobbes, une alternance de désirs, il faut comprendre ce qui peut conduire à la conclusion, c’est-à-dire au dernier désir qui causera l’action. Hume exclut toutefois rigoureusement que la raison soit un tel principe de contrôle des désirs. La raison est la capacité de faire deux types d’opération : le raisonnement démonstratif ou le raisonnement probable. Le raisonnement démonstratif n’est pas motivant – à moins que son résultat ne puisse avoir un effet dans les décisions à prendre mais ces décisions, précisément, reposeront sur un raisonnement probable. Nos actions peuvent bien varier en fonction de nos croyances et de nos attentes probables. Ainsi, le désir accompagne une inférence probable concernant un objet plaisant (l’aversion d’une croyance concernant la probabilité d’une souffrance). Mais « lorsque les objets eux-mêmes ne nous affectent pas, leur connexion ne leur donne jamais d’influence » (TNH II.iii.3 § 3) : si un objet n’est ni plaisant ni déplaisant, juger qu’il est la cause ou l’effet d’un autre objet, y compris d’un objet présent ne le rend pas plus ou moins désirable. Certes, si un objet est plaisant, son lien avec celui qu’on tient pour sa cause peut rendre désirable cet autre objet – mais ce n’est pas ce lien comme tel qui est source de désir, c’est l’affection portée à l’objet plaisant. originellement, la raison ne peut pas faire que les objets nous affectent. La raison peut donc faire attendre un effet à long terme (par un raisonnement probable), mais elle ne le rend pas désirable. Que des objets nous donnent tel ou tel plaisir, tel ou tel malaise est ainsi originel. Pour cette même raison, le gouvernement des actions n’est jamais l’enjeu d’un conflit entre la raison et les passions. Puisque la raison ne peut jamais à elle seule produire une affectivité ou un état affectif, en retour aucun état affectif ne saurait lui être contraire comme tel. La célèbre formule « la raison est et ne doit qu’être l’esclave des passions » exprime à la fois l’impuissance de la raison à soumettre les passions pour agir, et la vanité de toute quête cherchant à le faire (TNH II.iii.3 § 4). La nuance « et ne doit qu’être »  ne suppose pas que la raison pourrait de fait s’émanciper d’une tutelle des passions et qu’il lui faudrait se contraindre à ne pas le faire. La raison n’en a pas la capacité. Cette nuance signifie plutôt que les philosophes et les hommes du commun ne doivent même pas chercher à faire prédominer la raison : c’est un idéal qui n’a pas de sens.

Mais ne faut-il pas admettre que certains désirs sont préférables à d’autres ? Comment régler la compétition de désirs contraires ? Ces questions éthiques supposent de mobiliser une dynamique des passions. Une passion calme est une passion préférable (parfois nommée, par abus de langage dans l’usage populaire, « raisonnable ») parce qu’elle ne cause pas la souffrance d’une émotion violente et parce qu’elle ne cause pas d’actions irresponsables, sources de regret futur. Ainsi un désir pour un bien à long terme, qui ne fait pas agir impulsivement sous le coup d’un violent attrait pour un plaisir présent, est plus calme. Mais comment alors une passion calme pourrait-elle prédominer sur les passions violentes ? Comment un désir pour un bien à long terme (supposant de limiter ses satisfactions présentes) pourrait l’emporter sur un fort attrait pour un plaisir immédiat ? Les prolongements politiques d’une telle théorie de la délibération sont évidents car il en va, par exemple, de l’origine des conventions de justice. C’est à cette dynamique que Hume consacre les sections 4 à 9 du Traité II.iii. Elle suppose de distinguer la force émotionnelle (violence du sentiment) et la force pratique (importance de l’habitude et de la tendance à l’action) et elle demande de considérer que la force d’une passion est fonction du complexe passionnel dans lequel elle s’insère. L’histoire affective compose des dispositions et un caractère qui l’avivent ou l’affaiblissent. C’est encore cette dynamique qui est à l’œuvre du premier de ses essais, De la délicatesse du goût et de la passion, lorsque celui-ci conclut que la culture du goût, cette affection calme, développe une disposition à la tranquillité des passions qui va de pair avec une moindre sensibilité aux revers de fortune et une sociabilité désintéressée avec les gens de goût (Hume 1999 [1777], p. 75).

 ii. Passions indirectes et relations sociales

Le nom de « passion indirecte » ne renvoie pas seulement au fait que la passion ainsi désignée ne porte pas directement à agir. Il s’applique aux passions qui se caractérisent par une « double association » : une association d’idées et une association affective. La première associe une personne (moi ou autrui) à une chose ou un fait, la seconde lie le plaisir ou la douleur que me cause cette chose ou ce fait à un sentiment pour la dite-personne. Ce sentiment est la passion (fierté, humilité ou honte ; amour ou haine) ; la personne en est l’objet ; la qualité plaisante ou déplaisante en est la cause. Ainsi, par nature, je suis l’objet déterminé de la fierté et la honte tandis que l’objet naturel de l’amour et de la haine peut être n’importe quel autre. Le self est donc l’objet originel de la fierté ou estime de soi et de la honte ou l’humilité, mais il n’y a pas, au sens strict d’amour de soi (self-love). Compte-tenu de la critique appliquée à l’idée d’identité personnelle (en TNH I.iv.6 et App.), plusieurs questions se posent, que Hume n’a pas explicitement traitées : la conception du self impliquée par la passion de fierté ou de honte est-elle différente de l’idée d’une identité personnelle ? le scepticisme qui y voyait une fiction est-il abandonné au profit d’une croyance de sens commun admettant qu’il y a là une croyance incontournable (Kemp Smith 2005 [1941]) ? ou faut-il considérer que l’apparition du self ne prend sens que dans le jeu des passions et des interactions sociales (Bonicco 2016) ?

Si l’objet de la fierté est simple, les causes en sont en revanche diverses, si bien que le premier intérêt de l’étude expérimentale en la matière est de dégager « les circonstances communes » par où elles la suscitent. Il peut s’agir du mérite, qualité que la fierté octroie à la vertu morale ou aux talents de l’esprit. Il peut s’agir de la beauté ou de toute autre qualité que la fierté reconnaît à notre physionomie. Mais il peut également s’agir de qualités plaisantes ou utiles revenant à tous les objets qui nous sont liés par quelque contiguïté ou ressemblance (notre famille, notre pays, notre province ou notre paroisse), mais surtout par quelque causalité. A cet égard, les choses sur lesquelles nous avons un certain pouvoir nous rendent fiers ou orgueilleux. La propriété et les richesses sont ainsi les « causes principales » de cette passion, éminemment sociale, qu’est l’estime de soi. Or le degré d’estime ne dépend pas seulement de la cause qui excite la fierté. Car nous sommes conscients que notre appréciation est partiale, et que les opinions flatteuses que nous avons sur nous-mêmes sont fragiles. C’est pourquoi l’estime de soi dépend toujours aussi de « l’opinion des autres » et pour confirmer notre point de vue, y compris sur nous-mêmes, nous avons besoin de l’approbation d’autrui, cherchons la renommée et sommes sensibles à la sympathie avec autrui (TNH II.i.11).

Or la théorie de la sympathie de Hume est à deux étages. Le premier est celui d’une théorie étroite de la sympathie présentée à propos de l’amour de la renommée. La description en est alors la suivante. Le comportement et la conversation d’autrui expriment des passions – plus exactement, la perception de ces comportements et paroles est associée à l’idée de leur passion. Cette « idée » devient « vive » au sens où elle est l’idée d’un fait non perçu (la passion ressentie par autrui) auquel on croit. La sympathie consiste dans le fait qu’en nous, cette idée se change de nouveau en passion. Quant au second étage, Hume y vient au moment où il traite de la pitié et de la compassion. Il fait alors trois remarques qui complètent et étendent la première description, faisant place à une sympathie qui, pour reprendre les termes de Vanessa Nurock, n’est plus tant « émotionnelle » que « situationnelle » (Nurock 2009). Hume note d’abord que l’on ne sympathise pas seulement avec l’affliction ou le chagrin puisqu’un spectateur de tragédie sympathise également avec la joie fictive du héros lors d’un heureux dénouement. Deuxièmement, il relève que la proximité ou la vue (sight) directe renforce la sympathie. Enfin, « la passion communiquée par sympathie naît même, par une transition, d’affections qui n’existent pas » (TNH II.ii.7 §5, tr. fr., p. 219). L’expérience de sympathies antérieures pour des émotions réellement exprimées dans des situations semblables a développé une règle générale par laquelle on peut ressentir de la sympathie pour une joie qui n’est pas manifestée, ou un chagrin qui n’est pas exprimé. Ainsi rougit-on pour ceux qui ne sont aucunement gênés de leur conduite stupide.

L’amour et la haine mettent en jeu la double association, mais dépendent également des relations établies par ailleurs entre soi et la personne aimée, qui peuvent être renforcées par la sympathie : la parenté ou ressemblance (akiness), la fréquentation (compagny, acquaintance) ou encore la ressemblance de caractère. Ce ne sont pas des passions directes, bien qu’elles s’accompagnent originellement d’un désir de faire du bien à autrui (bienveillance, benevolence) ou de lui faire du mal (colère, anger). La pitié et la malice imitent leurs effets pour des personnes avec qui nous n’avons pas les liens de ressemblance ou d’accointance.

c. Une philosophie de l’appréciation

Dans le troisième livre qu’il ajoute en 1740 au Traité de la nature humaine, Hume pose les bases d’une théorie de l’appréciation visant à expliquer comment nous en venons à estimer la valeur morale d’une action. Mais sa portée est plus large car elle permet également de comprendre comment nous évaluons nos obligations et comment nous mesurons les divers mérites et talents. Plus largement, elle met au jour les conditions anthropologiques de toute critique, qu’il s’agisse d’une critique sociale, d’une critique de l’art et du goût, ou encore d’une critique religieuse. Cette philosophie expérimentale de la critique se déploie dans les œuvres ultérieures, des essais aux Dialogues sur la religion naturelle. Elle accompagne également l’exercice de la critique historique dans L’histoire d’Angleterre dans ses deux aspects, à la fois établissant les faits et appréciant la valeur des actions, des institutions et des mœurs.

 i. L’appréciation morale et pratique

La théorie humienne de l’appréciation morale a pour but d’expliquer l’approbation ou la désapprobations des motifs à l’origine de nos actions. Nous avons vu que ces motifs étaient des passions ou des dispositions affectives accompagnant certaines croyances. Cette théorie se construit par opposition à trois autres philosophies de la morale bien connues au début du XVIIIe siècle en Grande-Bretagne. La cible principale de Hume, longuement réfutée dans les deux premières sections du troisième livre du Traité, est le rationalisme moral qui définit le jugement moral comme un simple rapport d’idées établi par la raison (c’est-à-dire par une comparaison entre idées indifférente à toute vivacité). Ainsi la désapprobation portant sur la punition d’un innocent consiste, pour le rationalisme moral, à établir un rapport de disconvenance entre la punition et l’innocence. Il ne faut pas confondre le rationalisme ici en question avec un autre rationalisme, qui peut lui être lié, mais qui porterait sur la motivation de l’action et qui a en réalité été réfuté dans le traitement des passions directes (TNH II.iii.3 et DP V). Le rationalisme de l’appréciation morale est une théorie du jugement moral dont les premiers promoteurs furent aux yeux de Hume Ralph Cudworth, Nicolas Malebranche et Samuel Clarke (EPM III §13n). En outre, du point de vue de Hume, on peut distinguer pour chacun de ces rationalismes, un sens large et un sens étroit, selon que la raison recouvre la capacité de mener tout type de raisonnement, qu’il soit abstrait ou probable, ou selon que son rôle soit borné en la matière à des raisonnements du premier type, abstraits (concevant les rapports a priori et sans recours à l’expérience). La version étroite du rationalisme de l’appréciation est celle d’un Balguy ou d’un Clarke qui pensent que les jugements moraux sont fondés sur des relations immuables et nécessaires du même ordre que les relations mathématiques. Mais un rationalisme qui, comme chez Joseph Butler, apprécie la convenance ou disconvenance à l’égard de la nature humaine n’a pas davantage de solidité (Cf. Butler 1736). On ne condamne pas la « punition d’un innocent » parce qu’elle est en relation de contrariété avec l’idée de nature humaine. On ne juge pas de ce qu’il faut faire en établissant ce qui convient à partir d’une connaissance des propriétés comprises dans les idées. Le rationalisme moral en effet échoue à comprendre ce qui est proprement motivant dans un précepte moral. Si l’appréciation morale n’était qu’un acte rationnel indépendamment de nos passions et de nos intérêts naturels, l’éducation morale n’aurait pas besoin d’un travail sur nos passions, d’un effort et d’exercices pratiques guidés par les règles morales (TNH III.i.1 § 5-7). En outre, la raison prétend découvrir ce qui est vrai et faux, alors qu’un motif passionnel ou l’action qui en découle ne sont jamais ni vraies ni fausses, et que la vérité découverte par la raison n’est jamais par elle-même motivante. Quant au rationalisme strict, le problème est pour lui d’établir des relations de moralité éternelles sans « nous rendre coupables en nous-mêmes » indépendamment de la situation, et sans non plus qu’elles soient si universellement contraignantes que la simple connaissance de la vertu suffise à s’y conformer – car ce n’est manifestement pas le cas (§19 et 20). De plus, il s’empêche de comprendre que l’on ne juge pas vertueux des objets inanimés, alors même que l’on établit des relations de convenances entre eux. Enfin Hume termine dans le Traité sa réfutation sur un appel à la vigilance qui fera couler beaucoup d’encre : un auteur n’a pas le droit de passer de considérations rationnelles (sur les relations abstraites ou sur les faits) à des assertions sur ce qui doit ou ne doit pas être sans explication. Nous reviendrons plus bas sur les interprétations qui ont pu être proposées de cette injonction méthodologique.

Parce qu’il avance que la seule raison qui nous fait juger un motif vertueux ou vicieux est un certain plaisir ou un certain malaise (TNH, III.1.2.3), Hume a parfois été lu comme un néo-épicurien professant une forme de théorie égoïste de l’appréciation. C’est contre une telle lecture qu’il se défend dans la Seconde Enquête, quand il en vient à critiquer « l’hypothèse égoïste » (EPM, V.i). La théorie morale égoïste fut d’abord épinglée par Hutcheson pour mieux définir ses cibles (Hutcheson 2006 [1730]). Sous la plume de ce dernier, elle désignait alors autant une théorie de la motivation qu’une théorie de l’appréciation, recouvrant le vaste corpus de ses adversaires, depuis Hobbes et Pascal jusqu’à La Rochefoucault et Mandeville. Christian Maurer a d’ailleurs montré que deux lignes anthropologiques très différentes le parcouraient : celle, théologique, qui dépeint l’homme de ce monde comme marqué par le péché (jansénistes, calvinistes et presbytériens) et celle plus naturaliste, qui cherche dans l’intérêt les causes de la société ou des phénomènes sociaux (Hobbes et Mandeville) (Maurer 2013). Mais Hume n’est pas tant soucieux, comme Hutcheson l’était, de prouver qu’il existe un désir naturel de faire le bien d’autrui (bienveillance), que de montrer que l’appréciation du bien ou du mal ne dépend pas de considérations intéressées. L’expérience offre de sérieux démentis à la thèse selon laquelle une telle appréciation a pour critère le bénéfice du spectateur (EPM V.i). Nous approuvons par exemple l’action généreuse ou le courage d’un ennemi. Mais la théorie égoïste peut se raffiner et invoquer un argument qui la rapproche apparemment de celle de Hume ou de Smith. Elle peut faire valoir que par l’imagination nous associons une action éloignée dans le temps ou le passé avec notre intérêt, que nous imaginons que cela nous touche et nous apprécions cette action en fonction de la passion suscitée par là (argument déjà discuté dans Hutcheson 1991 [1725], p. 157-160). Toutefois, selon Hume, ce ne serait là qu’un intérêt imaginaire, impossible à faire prévaloir sur notre intérêt réel. Force est de constater que nous louons des actions qui furent vertueuses en des temps anciens et des lieux reculés, quand l’imagination ne nous permet pas d’y découvrir un « début d’intérêt propre » ou un quelconque lien avec notre intérêt présent (EPM, V.i). Notre approbation ne juge pas seulement de ce qui nous est utile mais de ce qui est utile à ceux qui sont touchés par une action. C’est cette utilité pour autrui qui nous plaît, à nous qui en jugeons.

Opposée au rationalisme et à l’égoïsme de l’appréciation, la philosophie humienne de la morale ne doit cependant pas être confondue avec la philosophie du sens moral telle que Hutcheson la promeut. Car Hume ne considère pas que la faculté d’apprécier ce qui est bon (utile ou plaisant) à autrui et que Hutcheson nommait le sens moral soit un fait de la nature humaine impossible à résoudre en d’autres principes. Ce n’est pas, comme le pensait Hutcheson, une faculté originelle dont on doit seulement constater l’exercice. C’est une capacité qui s’explique, en ses variations mêmes, par le processus de sympathie. Hume conclut donc le troisième livre du Traité sur un accord en demi-teinte avec Hutcheson : « Ceux qui ramènent le sens de la morale à des instincts originels de la nature humaine défendent la cause de la vertu avec une autorité suffisante, mais il leur manque l’avantage que possèdent ceux qui expliquent ce sens par une sympathie étendue avec l’humanité » (TNH, III.iii.6, tr. fr., p. 250). Ainsi, pourquoi apprécie-t-on les vertus ou les talents ? Ils sont sans doute appréciés par celui qui en bénéficie ou en tire quelque agrément, et qui peut être l’acteur lui-même ou d’autres bénéficiaires. Mais le jugement moral relève d’une appréciation non égoïste qui approuve une utilité ou un agrément pour un bénéficiaire autre que soi – ou, lorsqu’une telle appréciation porte sur soi, elle suppose de se considérer du point de vue d’un autre que soi. Dans le Traité, en analysant la genèse de l’appréciation de la justice et de la bienveillance, Hume en vient finalement à dégager les quatre qualités qui sont moralement appréciées : utilité pour l’acteur ou pour son bénéficiaire, agrément pour l’acteur ou pour son bénéficiaire. La Seconde enquête commence par constater l’utilité de ces vertus pour en venir à expliquer que le juge y prend un plaisir propre, quand bien même il n’en bénéficie pas ; elle applique ensuite l’explication au goût pour l’agrément procuré par les vertus et les talents. Dans les deux ouvrages, la thèse est la même : l’appréciation morale et pratique est un plaisir de spectateur et non de bénéficiaire. Le juge découvre qu’une certaine motivation ou disposition chez l’agent procure un bien à des personnes, en sympathisant avec elles ; cela lui plaît ; son appréciation n’est rien d’autre que ce plaisir.

Le rôle de la sympathie dans l’appréciation soulève néanmoins le problème de la partialité. Car si le juge est un spectateur qui sympathise avec les bénéficiaires sans être lui-même de ceux qui tirent un profit ou un agrément direct de l’action, son appréciation sera proportionnelle à la sympathie, laquelle varie elle-même selon la contiguïté et la ressemblance. Notre sympathie avec le bien causé par la générosité peut être plus ou moins grande selon le rapport que nous avons avec le bénéficiaire. En outre, il existe un processus inverse de la sympathie, la comparaison, par laquelle « selon la part plus ou moins grande de bonheur ou de misère que nous observons chez les autres, nous ne pouvons pas nous empêcher d’estimer la nôtre et d’en ressentir en conséquence une peine ou un plaisir » (TNH II.ii.8 § 8-9). Pour résoudre ce problème, Hume avance une théorie de la correction contrefactuelle de nos émotions, analogue à celle qui, selon lui, vaut pour la perception. Nous ne disposons jamais d’une idée de la taille réelle de l’objet, indépendante de son apparence, plus ou moins grande selon qu’on s’en rapproche ou s’en éloigne. Notre croyance perceptive sur la distance ou la taille d’un objet se corrige d’après les expériences antérieures qui nous permettent de savoir ce que nous verrions si nous étions plus ou moins loin. De la même façon, le juge corrige son appréciation immédiate (son plaisir spontané) par un raisonnement sur ce qu’il ressentirait s’il était plus ou moins près des bénéficiaires (par exemple s’il appartenait ou non à la même culture). Ce faisant, son appréciation est bien un « jugement » qui repose principalement sur une affection (seule source de valence) mais que la raison contribue à former par des variations contrefactuelles sur cette affection (TNH, III.iii.1, p. 204-205 et EPM, V.ii § 26-27). L’inégalité de nos émotions se corrige comme celle de nos perceptions sensibles et la conversation nous rend familiers des distinctions générales qui sont supposées pour pouvoir communiquer et se comprendre (TNH, III.iii.3, p. 229 ; EPM, Ibid.).

La pratique du langage, et en particulier de la conversation, rend cette correction inévitable. Car la communication et l’intelligibilité mutuelle demandent d’exercer une correction contrefactuelle pour comprendre ce que nous ressentirions si nous étions dans la situation des autres.

 ii. L’appréciation des obligations sociales et politiques

Le sens de l’obligation consiste à apprécier une contrainte. Dans la mesure où cette contrainte pourrait être profitable à long terme, on peut comprendre qu’elle consiste en l’opposition d’un désir calme (pour un bien à long terme) à un désir violent (pour un plaisir proche). Le désir d’un bien indirect mais plus assuré et plus stable contrarie alors le désir d’un bien immédiat – tel est le sentiment de contrainte. En l’occurrence, l’appréciation a une implication sur la motivation. On se sent obligé à agir parce que le bien indirect à long terme paraît préférable au bien immédiat.

L’obligation naturelle à la justice est donc intéressée. Elle s’explique du fait qu’une frustration immédiate est préférable si elle garantit la paix sociale. La nécessité d’un acte équitable est établie par la raison, en tant que moyen pour la satisfaction d’un désir à long terme. Le sens moral pour la justice (que Hutcheson nommait « sens public ») n’est donc pas naturellement implanté en nous. Son observance n’est pas spontanée et rien dans notre nature humaine ne nous dispose originellement à être équitable. Hutcheson voyait dans le désir du bonheur public une motivation originelle, et dans le sens public l’approbation d’affections sociales naturelles (Essai sur la nature et la conduite des passions et affections, section I). Mais Hume montre que s’il n’y avait pas d’égoïsme individuel et de générosité partiale (pour ses proches), les règles de justice n’auraient pas été inventées. Selon lui, l’âge d’or des poètes mettait très exactement ce point en évidence : la justice est inutile s’il n’y a ni égoïsme, ni favoritisme (« générosité limitée ») pour ses proches. De la même façon, la justice est inutile dans une communauté d’amitié ou de mariage où tout se partage ; ou encore pour les biens qui ne sont pas rares comme l’air et l’eau. Car parmi les objets du désirs, on trouve, outre la satisfaction intérieure de l’esprit et les jouissances du corps qui dépendent plutôt de soi, les biens acquis par le travail et la fortune dont la jouissance est précaire en société en raison de leur « facilité à changer de main » (leur mobilité qui en rend la possession précaire) et de leur rareté (TNH, III.ii.2, tr. fr., p.88).

Ainsi les règles indispensables de justice sont les règles de stabilité des possessions et de distinction des propriétés (puis de transfert et de promesse ou contrat). Hume ne souscrit pas au contractualisme de Hobbes. Les règles de justice sont certes une invention humaine (à ce titre, elles sont artificielles) et elles dépendent d’un accord entre les individus (à ce titre, elles sont conventionnelles). Mais leur observance ne résulte pas d’une promesse préalable. Toute convention, d’ailleurs, n’est pas une promesse. Un accord entre individus peut être une manière commune d’agir dont l’intérêt se découvre au cours d’une expérience collective, précisément parce que l’on s’aperçoit qu’en étant accordé d’une certaine manière (mais sans avoir eu besoin de se concerter au préalable pour décider de la manière d’agir), la pratique est améliorée, plus efficace ou plus intéressante. L’accord et la confiance se renforce par la pratique elle-même ; la transgression se paie d’une défiance qui menace la paix et donc la satisfaction du désir à long terme (Le Jallé 2014, chap. 6).

Toutefois une telle explication de l’institution et de l’observance des règles de justice vaut seulement pour les sociétés naissantes ou réduites. Le motif qu’est l’intérêt personnel paraît insuffisant dans les sociétés qui se développent, où une transgression isolée ne semble pas entraîner la ruine de l’ordre social : pourquoi ne nous livrons-nous pas à cette transgression et pourquoi nous paraît-elle mal ? Qu’en sera-t-il dans une société un peu plus vaste où ma transgression ne m’exclut pas radicalement de la société et n’entraîne pas la ruine de la confiance générale ? Cependant, dans une société élargie, même si nous pouvons « perdre de vue cet intérêt que nous avons à maintenir l’ordre et suivre un intérêt moindre et plus immédiat », « nous ne manquons jamais de remarquer le préjudice que nous subissons de l’injustice des autres, que ce soit d’une manière directe ou indirecte, puisqu’en ce cas nous ne sommes pas aveuglés par la passion ou influencés par quelque tentation contraire » (TNH IIII.ii.2, tr. fr., p. 100). L’expérience de l’injustice subie donne toujours lieu à une désapprobation, que ce soit au nom de l’intérêt direct lorsque l’action cause un dommage immédiat qui m’empêche de prendre plaisir ou de tirer bienfait de mes possessions, de mon corps ou de mon esprit, ou que ce soit au nom de l’intérêt indirect lorsque le méfait me lèse indirectement ou fait par réaction peser sur moi des contraintes plus lourdes (parce que les autres me prêteront moins volontiers, seront moins accommodants, etc.). Quand l’injustice est commise au plus loin de moi, c’est-à-dire si elle n’affecte mes biens ni directement (par dommage) ni indirectement (par les effets de défiance produit sur les personnes touchées), l’injustice « déplaît encore » parce que l’habitude contractée à propos de notre propre préjudice opère encore dès lors que nous sympathisons avec les personnes lésées. L’injustice « en général » est alors pénible. Le point de vue du juge étant soumis aux biais sympathiques et comparatifs, il se forme et se rectifie au travers de corrections contrefactuelles.

 iii. L’appréciation de la beauté (et de l’harmonie : prolongements religieux)

Dans son Système de philosophie morale, Hutcheson fait la différence entre l’approbation morale d’une conduite et le goût pour une conduite de la façon suivante : le goût, d’après lui, apprécie une conduite parce qu’elle lui cause du plaisir ; au contraire s’il y a un goût moral c’est un plaisir qui s’explique par l’excellence de l’objet, et ce n’est pas le jugement d’excellence qui s’explique par le plaisir. Une telle distinction devient caduque chez Hume. L’appréciation du spectateur ou du juge pour une conduite est bien un goût qui ne se justifie naturellement que par un certain plaisir pris à l’utilité ou l’agrément de cette conduite (pour l’acteur ou un autre bénéficiaire). Ainsi l’approbation morale peut bien être identifiée à l’appréciation de la beauté morale propre à une conduite (TNH III.iii.1 § 7-10, tr. fr., p. 197-199). C’est pourquoi, en particulier, la grandeur d’âme est digne de l’éloge des poètes (EPM VII).

Mais pour autant le plaisir d’appréciation d’une œuvre d’art n’est pas exactement le même que celui de l’appréciation d’une conduite. Il consiste à apprécier non une vertu mais un ordre ou une forme, de sorte que « les sentiments d’utilité sont très différents dans les deux cas » (EPM V.i §1, tr. fr, p. 81-82n). Or, une fois encore, le critère d’appréciation de la beauté n’est pas ailleurs que dans le plaisir lui-même – si bien que l’on ne saurait dire si c’est parce qu’il y a un ordre dans les choses que nous apprécions leur beauté ou si c’est en vertu d’un certain plaisir que nous jugeons qu’elles sont bien ordonnées. En l’absence d’un critère extérieur à l’affectivité elle-même, la diversité des goûts soulève la question de savoir s’il existe « un standard of taste, une règle (rule) par laquelle il soit possible de réconcilier les divers sentiments des hommes, ou à défaut, de décider entre ces sentiments, confirmant l’un, condamnant l’autre » (De la règle du goût, Hume 1999-2009 [1777], vol. 2, p. 267).

Concernant la vertu, les « principes originels de l’appréciation » étaient susceptibles d’être définis par l’utilité ou l’agrément de la conduite (pour l’acteur ou un bénéficiaire). Mais dans le cas du goût pour la beauté, ces principes originels n’apparaissent pas aussi clairement au sein des variations expérimentales. Le goût peut en effet être plus ou moins « délicat », c’est-à-dire plus ou moins sensible à des qualités présentes dans une composition. D’un côté, il n’y a pas de jugement de fait permettant d’établir la beauté, de sorte que le sentiment en est toujours juste. D’un autre côté, la critique esthétique émet des jugements de valeur hiérarchisés et il serait absurde et extravagant de nier la disproportion dans la qualité des œuvres (des compositions) humaines. Il faut donc s’intéresser aux règles (rules) de composition des œuvres (§9 à 12) et comprendre si le goût peut suivre certaines règles (rules) lui-aussi, pour savoir si un standard peut en être dégagé. Le terme renvoie, on l’a vu, à l’idée d’un point de vue commun permettrait de mesurer les valeurs. Renée Bouveresse, insistant sur la façon dont ce standard se forme au sein des pratiques sociales, le traduit par « norme » ; Michel Malherbe par souci de ne pas projeter un sens sociologique rétrospectif préfère la traduction par « règle ».

Hume observe que les règles de compositions ne sont pas établies par un raisonnement, qu’il soit a priori ou a posteriori. Elles dépendent sans doute des principes associatifs. Mais compte-tenu de leurs variations culturelles, géographiques et historiques, elles ne sauraient offrir un critère naturel du goût. L’alternative est la suivante : soit parmi les différentes appréciations, certaines s’écartent manifestement des « principes originels », et il est alors possible de repérer les préjugés qui en sont des déviances, soit il est impossible de repérer de tels principes et déviances, et la critique ne peut condamner sans tomber elle-même dans le préjugé. Ces principes originels sont, quoique sensibles à un goût délicat ou éduqué, difficiles à énoncer, excepté lorsqu’il s’agit des principes d’approbation morale. Ainsi, lorsqu’au goût pour la beauté d’une œuvre comme celle d’Homère se mêle une appréciation morale, il est certain d’après Hume, qui reste ici pris dans un standard classique, que nous pouvons condamner « le manque d’humanité et de décence » qui se trouvent dans les conduites de certains héros de l’Antiquité. Il reste que lorsque les principes originels d’appréciation morale ne sont point choqués, différents standards sont acceptables (« La règle du goût », p. 279-280). Dans ce passage qui se présente comme une solution à la seconde controverse entre Ancien et Modernes, Jacqueline Taylor a lu une façon de montrer comment le sens de l’humanité pouvait venir limiter notre capacité pluraliste à adopter les points de vue éthique des autres (Taylor 2015, p. 181).

3. Naturalisme et scepticisme

Au XVIIIe siècle, le Traité est lu comme un ouvrage sceptique remettant en cause autant la vérité métaphysique que la vertu en morale et la foi religieuse. Sans avoir immédiatement le succès littéraire que son auteur escomptait, il reçoit peu à peu les critiques de plusieurs fronts (Jones 2005). Il y a d’abord les attaques du clergé, qu’il soit anglican, presbytérien ou épiscopalien – celles de William Wishart, elles-mêmes pastichées par Hume en 1745, ou celles de Richard Price et James Oswald en furent exemplaires. En Écosse, les universitaires théistes, Thomas Reid et James Beattie forment le projet de défendre le sens commun face aux assauts de « l’auteur du Traité de la nature humaine ». Du côté des savants et des philosophes de la Royal Society Henry Home (Lord Kames), James Burnett (Lord Monboddo) et Joseph Priestley discutent la critique de la causalité. En Europe plus généralement, il ne fait aucun doute pour les contemporains de Hume qu’il est sceptique. Les différentes recensions françaises qui sont immédiatement publiées à la parution du Traité se concentrent sur la dimension sceptique du Traité plutôt que sur sa méthode expérimentale ; même la moins hostile, parue dans la Bibliothèque raisonnée en 1740, fait encore l’éloge de l’originalité propre aux « paradoxes inouïs » que l’auteur du Traité se plaît à développer (Malherbe 2005). En Allemagne les recensions et traductions de Hume alimentent également la lecture sceptique qui engendrera la critique de Kant et la défense fidéiste plus inattendue d’un Jacobi (Kuehn 1987, 2001, 2005) – plus inattendue car elle prend le contrepied des critiques écossaises.

Thomas Reid avait en effet reproché à Hume, dans les Recherches sur l’entendement humain d’après les principes du sens commun (1764), de professer un scepticisme certes cohérent avec ses principes, et en particulier avec la thèse caractéristique de la Way of Ideas selon laquelle l’esprit n’a jamais accès qu’à des perceptions, en l’occurrence chez Hume des impressions et des idées, mais inconséquent. Car il était incapable de suspendre la croyance dans les choses externes, la causalité et soi-même comme sujet des pensées (Reid 2012 [1764]). Ainsi, la philosophie humienne, présentée comme un système réducteur où « tout le mécanisme des sens, de l’imagination, de la mémoire, de la croyance et de toutes les actions et passions de l’esprit » était ramené à « trois lois d’association jointes à quelques impressions primitives » (Ibid., p. 39), échouait à expliquer la croyance, aussi bien que l’action humaine ou encore le goût et le sens de l’obligation. La définition de la croyance comme « idée vive » est notamment fustigée sur l’exemple d’une croyance ferme en une existence post-mortem : à supposer que ce soit une idée vive, qu’aura à l’esprit l’agnostique qui « ne croit ni ne croit pas » ? Et s’il a une idée « faible et éteinte » que dire alors d’un troisième homme qui « croie fermement qu’il n’y a rien de tel ». En outre Reid comprend la vivacité par analogie avec un degré d’affectivité, de sorte que selon lui, la théorie de Hume réduit les différences d’attitudes doxastiques envers un même objet à des différences de degré. L’assurance de son existence, la présomption de son existence, ou la croyance en son inexistence sont équivalentes à des variations en degrés de vivacité (Ibid., p. 48-51). D’après Reid et Beattie, l’échec psychologique de la théorie humienne repose en outre sur une description sceptique de l’evidence, tandis que celle-ci doit être tenue pour une « juste » raison de croire (just ground of belief) et qu’il faut la décrire dans sa dimension véritative sans la réduire à un simple effet du fonctionnement mental (Etchegaray 2013). C’est la raison pour laquelle, selon eux, les principes de la croyance que doit dégager le philosophe et qui sont tenus pour admis par le sens commun, doivent être des principes de vérité (Reid 2002 [1785]).

Lorsque Jacobi se sert de Hume pour défendre la croyance perceptive sur le mode de la foi, il retourne donc les positions d’un débat écossais qui est parvenu en Allemagne par le biais de recensions, traductions, et références diverses – qu’on pense à Johann Georg Heinrich Feder ou Johann Nicolaus Tetens. Ce dernier avait par exemple rendu hommage à la bundle theory de Hume concernant le self (Kuehn 2005). Or ses Philosophische Versuche (1777) sont étudiées de près par l’auteur de la Critique de la raison pure. Depuis Lovejoy (1906), l’historiographie a souvent présenté celle-ci comme une « réponse » au scepticisme de Hume. Toutefois les historiens de la philosophie ont plus récemment incité à mieux caractériser ce qui, chez Hume, avait pu réveiller Kant de son sommeil dogmatique (Lebrun 1970, Waszek 1996, Puech 1990, Kuehn 2005). Certes, le point de départ retenu dans la préface des Prolégomènes est la critique humienne de la causalité, à laquelle la Déduction Transcendantale vient répondre par l’argument qui, de la validité objective des concepts qui rendent possibles l’expérience (tels la causalité), infère que ce sont des concepts purs a priori (Prol., AK IV 257-260 – cf. CRP, B 5 et B 20). Cette préface bien connue a donc donné lieu à la thèse selon laquelle la Déduction Transcendantale serait une « réponse » au problème de Hume, entendu comme défi sceptique. Une réponse d’où Barry Stroud (1968), en discutant P.F. Strawson (1966), a tiré la forme du non moins fameux « argument transcendantal » : « If there are particular concepts that are necessary for thought or experience then it is false that, for every one of our present concepts, we could dispense with it and still find the world or our experience intelligible » (Stroud 1968, p. 243-244). Mais plusieurs remarques méritent d’être faites.

D’abord, lorsque Kant prétend résoudre le problème de Hume, il lui attribue une formulation de ce problème en des termes déjà critiques. Ainsi lorsque Kant avance que « sans la relation [des concepts purs de l’entendement] originaire à l’expérience possible (…) la relation de ces mêmes concepts à un quelconque objet ne pourrait aucunement être comprise », il affirme sans scrupule : « David Hume reconnut que, pour pouvoir accomplir cette démarche, il était nécessaire que ces concepts eussent leur origine a priori » (CRP, A 94/ B 127, p. 175). Kant s’explique davantage dans la « Théorie transcendantale de la méthode » en précisant que chez Hume, le concept a beau s’étendre au fur et à mesure que nous augmentons nos perceptions, il faut parfois que nous « sortions a priori de notre concept » pour élargir notre connaissance, c’est-à-dire qu’il faut que notre connaissance se fasse d’après l’expérience passée, sans la justification de l’expérience. Cet « accroissement des concepts à partir d’eux-mêmes » qui fait « l’autoengendrement de notre entendement » ne peut néanmoins provenir, aux yeux de Hume, que d’une habitude issue de l’expérience (CRP, p. A 765 / B 793, p. 634-5). Résumons la lecture kantienne de Hume : la connaissance des faits se fait d’après l’expérience passée, sans autorisation empirique mais par le fait d’expérience qu’est l’habitude. Il reste que l’attribution à Hume d’une thèse concernant l’origine a priori des concepts reste tendancieuse.

Notre seconde remarque vise à indiquer que le rapport de Kant à Hume a des ramifications plus complexes que la discussion sur l’origine du concept de cause, que nous ne pouvons qu’esquisser ici. Ainsi, dans les années 1760, alors que Kant connaissait déjà la critique humienne de la causalité, il conseillait à ses étudiants de lire Hume. Dans le contexte d’une opposition au système wolffien et plus généralement à la thèse selon laquelle les faits peuvent être reconduits à un principe de raison, la référence humienne était en effet précieuse (Beck 1978, Kuehn 2005 – voir aussi Cohen 2001, p. 101-102). En outre, les cours de 1770 et 1775 enjoignaient de distinguer dans les écrits de Hume le résultat sceptique de l’examen, complaisance à douter de tout, et sa méthode, qui pouvait, elle, être mise à son crédit. Celle-ci, chez Hume comme chez Bayle avant lui, avaient le soin de considérer une question d’« un côté » puis de « l’autre », cherchant successivement « toutes les raisons possibles » puis « les raisons du contraire » (Logique Blomberg AK 24-217). D’après Puech et Kuehn, cette méthode n’est autre que celle qui est mise en œuvre dans les Antinomies, lesquelles ont été découvertes en 1769, alors que Kant cherchait à « démontrer certaines propositions et leurs contraires, non point pour établir une doctrine sceptique, mais pour y découvrir en quoi consistait l’illusion de la raison qu’ [il] soupçonnai[t] en être la cause « (selon le souvenir rapporté par Kant dans la Réflexion 5037). Ainsi donc Hume n’est pas seulement le nom du problème auquel répond la Déduction Transcendantale. Il fut une inspiration de la Dialectique. Par ailleurs, dégager la forme de la « réponse » kantienne au scepticisme de la seule Déduction Transcendantale paraît oublier que la réfutation kantienne de l’idéalisme se développe en d’autres endroits nodaux de la Critique de la raison pure, à savoir la réfutation du Quatrième paralogisme et l’ajout de la seconde édition à la fin des Postulats de la pensée empiriques. Plus généralement, on peut penser que la réfutation kantienne est indissociable de sa théorie de la connaissance. Elle repose principalement sur la thèse de l’esthétique transcendantale, à savoir celle selon laquelle il n’y a pas d’espace ou de temps en soi, distincts de notre perception, raison pour laquelle notre perception spatio-temporelle est immédiate (cf. article de P. Clavier (lien hyoertexte) dans cette Encyclopédie). L’idéalisme empirique qui y est visé est attribué à Descartes et Berkeley, plutôt qu’à Hume. En réalité, pour trouver l’expression de la critique kantienne adressée au scepticisme de Hume, il faut (re)lire le paragraphe de la Critique de la raison pure intitulé « De l’impossibilité de pacifier par le scepticisme la raison pure en désaccord avec elle-même ». Hume y est comparé au « géographe de la raison humaine », qui se contente de chercher à découvrir les bornes (die Schränke) de la raison par expérience et observation. Son tort est de rester pris dans l’horizon de la connaissance empirique et, pour cette raison, tout en excluant des objets de connaissance ce qui n’est pas objet d’expérience possible, d’être incapable d’en donner la raison ; il ne fait que l’expérience des contradictions de la raison sur les objets qui dépassent l’expérience. Il avance donc dans le plan de l’expérience et, sans s’en détacher, constate de fait que toute considération au-delà conduit à des illusions. Mais il lui manque le point de vue critique seul à même de déterminer les limites (die Grenzen) de la raison, c’est-à-dire de démontrer par principe l’ignorance de la question sur certains types de question. Hume est pareil au géographe qui se représente « la Terre comme une assiette » et ne peut savoir « jusqu’où elle s’étend » qu’en avançant et en voyageant, alors que le philosophe critique se la représente comme une sphère dont les dimensions peuvent être déterminées à partir de principes mathématiques dès lors qu’un degré de surface est connu (Kant CRP A 758 / B 786, p. 630). Ainsi Hume, incapable de distinguer entre une borne de fait et une limite de droit, n’a pas aperçu que la « sortie a priori » du concept à l’égard de l’expérience passée répondait à une loi rendant l’expérience possible, et non à une habitude contingente (CRP, A 766 / B 794, tr. fr., p. 635-636). L’un des intérêts actuels des historiens de la philosophie porte précisément sur la question de savoir si ce partage ne masque pas une complexité plus subtile, notamment parce que la philosophie transcendantale contient aussi l’appel à un fait (ou à une origine factuelle des catégories transcendantales) et la philosophie humienne procure une métaphysique de l’expérience (Malherbe 1993, Grandjean 2017).

A ces nuances concernant le rapport de Kant à Hume, il faut ajouter une dernière remarque qui conduit directement au conflit d’interprétation à propos des œuvres de Hume. Il est possible de trouver chez Hume une forme de réponse au scepticisme qui ne s’engage pas dans une réfutation mais montre tout bonnement que les doutes sont dépourvus de pertinence ou de sens. En effet, à la fin du premier livre du Traité, face à la contradiction insoluble entre la croyance perceptive qui demeure et le raisonnement philosophique qui la remet en cause, Hume déclare soudainement « Fort heureusement, il se trouve que, puisque la raison est incapable de disperser ces nuages, la nature elle-même y suffit et me guérit de cette mélancolie et de ce délire philosophiques (…) » (I.iv.7, p. 362). Et dans la Première Enquête, Hume admet volontiers que le sens (meaning) du scepticisme excessif est obscur (EEH XII.ii § 23). Norman Kemp Smith (1905, 1941) a baptisé cette réponse « naturalisme ». C’est en ce sens encore que P.F. Strawson (1985, chp. 1) emploie le terme « naturalisme » quand il rapproche Hume de Wittgenstein – même si, on va le voir, des nuances méritent d’être introduites entre ces deux interprétations.

Ainsi, la lecture qui voit en Hume un sceptique, lecture prévalant parmi les contemporains de Hume, doit désormais être confrontée à une interprétation naturaliste. En réalité, le terme « naturalisme » est très polysémique. Cédric Brun (2009) a distingué trois usages de ce terme appliqué au corpus humien. Il peut d’abord renvoyer à la méthode expérimentale prisée par la Royal Society (sens 1), qu’elle s’applique à la nature matérielle et vivante ou à l’esprit. Il connote une sorte de newtonianisme. La seule occurrence du terme, à notre connaissance, dans l’œuvre publiée de Hume a cette connotation (« unskilful naturalist », TNH II.i.3 § 6). Il peut également désigner l’étude de l’esprit qui décrit les opérations mentales sans chercher à les fonder. Ce sens (2) pourrait alors recouvrir autant l’épistémologie naturalisée de Quine que le projet d’une anatomie de l’esprit qui s’écarte d’un programme cartésien fondationaliste. Enfin, le troisième usage est celui qui est consacré par N. Kemp Smith et P.F. Strawson. En réaction à une lecture de Hume l’interprétant comme empiriste sceptique (celle que T.H. Green et T.H. Grose proposait dans leur introduction à l’édition des œuvres de Hume de 1874), Kemp Smith défend que Hume met en évidence la résistance de nos croyances et sentiments naturels face aux arguments sceptiques et qu’ainsi il accepte qu’ils sont « ultimes », au sens où ils ne sauraient être ruinés sans que notre nature même le soit aussi (1941, p. 125-127). Le scepticisme qui naît de l’opposition entre le raisonnement expérimental du philosophe et la croyance perceptive est, selon Kemp Smith, guéri par l’arbitrage de la nature de sorte que « la Nature maintient en santé et à l’équilibre l’économie complexe de notre constitution humaine » (1941, p. 125-127 et p. 494). En outre Kemp Smith rapproche explicitement Hume de Hutcheson, de telle sorte que le fait de nature ne serait pas seulement le fait de croire mais également le fait de tenir cette croyance pour vraie, ou ce jugement moral pour bon. Et ainsi l’inspiration newtonienne rejoint l’inspiration de Hutcheson, aux yeux de Kemp Smith, car ces croyances naturelles ont le même statut que la gravitation chez Newton. (Pour une discussion, cf. Wright 2007).

Les premiers articles de Kemp Smith sur Hume datent de 1905. A l’autre extrémité du siècle, Strawson (1985), a soin de distinguer le naturalisme qu’il attribue à Hume de l’épistémologie naturalisée de Quine. Il remarque en effet qu’à la différence de celle-ci, l’analyse humienne des croyances naturelles perceptives et probables en vient à remettre en question leur valeur et leur crédibilité. Puisque ces croyances se maintiennent malgré tout, Strawson conclut qu’il faut distinguer le niveau de la critique philosophique et celui de la pensée ordinaire, qui n’a besoin, pour répondre aux embarras philosophiques, que de les négliger. Le naturalisme de Hume ne procure pas d’argumentation transcendantale proprement dite, puisqu’elle consiste non pas à venir valider d’un point de vue philosophique la position naturelle, mais seulement à prendre acte en philosophie que nous ne pouvons pas nous empêcher d’adhérer à ces croyances naturelles. Toutefois Strawson a noté qu’elle pouvait également donner lieu à une investigation sur les liens entre nos croyances. Il l’a rapprochée de la stratégie de Wittgenstein, qui, dans De la certitude, met en évidence l’existence d’un faisceau de « croyances inébranlables » impossibles à prouver, mais qui sont les conditions sans lesquelles nos attitudes doxastiques, y compris nos doutes, n’auraient aucun sens. Le naturalisme tel que Strawson le comprend inclut donc des positions qui se laissent aller à la nature ou, aussi bien, à des jeux de langage conventionnels. Ce n’était évidemment pas la signification exacte de ce terme chez Norman Kemp Smith. L’on pourrait donc distinguer, au sein du naturalisme de sens 3, une version forte, qui impose d’admettre la vérité des croyances naturelles et une version faible qui ne fait aucune supposition sur une vérité métaphysique mais admet une forme de justesse pragmatique.

Cédric Brun fait valoir que les trois formes de naturalismes s’intriquent chez Hume, arguant notamment que l’empirisme de méthode se renverse en une phénoménologie. H.O. Mounce (1999) préfère conserver, pour éclairer les textes, l’opposition entre un « naturalisme écossais » (celui de Hutcheson et Reid, c’est-à-dire celui que Smith attribue encore à Hume au final) et un « naturalisme expérimental » (celui des sens 1 et 2). Par ailleurs, d’autres liens peuvent être envisagés, à l’articulation entre le scepticisme et les formes de naturalismes cette fois. Dans l’interprétation de Norman Kemp Smith, le scepticisme est clairement subordonné au naturalisme de sens 3 puisqu’il est un moment ou un instrument temporaire afin de mettre en valeur nos croyances naturelles. L’interprétation opposée arguera qu’accepter la croyance naturelle relève du scepticisme mitigé dont le modèle est le scepticisme académique de l’Antiquité (EEH, V §1-2 et XII.ii). Il est vrai qu’un scepticisme académique peut parfaitement s’accommoder d’un naturalisme faible de sens 3, un naturalisme qui accepte de s’en remettre aux croyances naturelles sans prétendre connaître leur vérité (Stroud 1977 et 2000). Quant aux rapports du scepticisme avec les sens 1 et 2, les tenants d’une lecture sceptique ont pu penser que le scepticisme était la conséquence d’une méthode empiriste se bornant à décrire l’expérience mentale – conséquence inéluctable si l’on ajoute que la méthode emploie des concepts analogues à ceux de la physique et ainsi objective l’esprit. Husserl a ainsi tenu l’analogie entre l’association et l’attraction pour le signe que Hume concevait l’esprit sur un mode « atomiste-mécaniste », c’est-à-dire comme un agrégat d’impressions et d’idées (atomes mentaux) reliées entre elles par la force de l’attraction mentale qu’est l’association. Il repère ainsi chez Hume un « positivisme » qui n’est que « l’accomplissement de son scepticisme » (Husserl 1970 [1923-1924], p. 227-228). Comme l’a noté Cédric Brun, Hume a ainsi souvent servi à illustrer l’erreur à ne pas commettre (que ce soit par son principe idéaliste, pour Reid ou par sa méthode empirique, pour Husserl). Sans discuter davantage ce point que les autres, ce qui demanderait d’entrer dans le détail des arguments et des textes de Hume (Etchegaray 2018), signalons que l’analyse brillante de la notion de « relation » par Brahami et Madelrieux (2009) permet notamment de réfuter l’accusation souvent portée d’une atomisation de l’esprit.

D’autres auteurs prennent acte d’une sorte de dédoublement, parfois appelé « schizophrénie », entre un Hume sceptique et un Hume naturaliste (Popkin (1980, p. 130-132 ; Popper 1988 [1972] et Strawson 1983). Mazza (2007) pour sa part préfère parler d’un « flux et reflux » ou d’alternance. A l’opposé de ces interprétations, Garrett (1997) et Jaffro (2011) ont souligné que le scepticisme mitigé consistant à admettre la croyance naturelle ne renonçait pas tant au pyrrhonisme, qu’il n’en résultait dans des conditions de vie pratique. Dès lors, si le scepticisme mitigé n’oublie pas le pyrrhonisme, et s’il admet la fiabilité de nos croyances, il consiste – sous l’urgence pratique – en une disposition à les réviser et par là-même à s’en rendre responsable (Etchegaray 2009, 2018).

Une fois l’interprétation du « Nouveau Hume » apparue sur la scène du commentaire, le débat s’est concentré sur la possibilité de lui attribuer un réalisme. Kemp Smith s’était en effet opposé à la thèse de Green selon laquelle la philosophie humienne était subjectiviste, et avait défendu que les croyances en un monde externe et en des pouvoirs indépendants de nous étaient, chez Hume, inscrites dans notre constitution naturelle. La littérature sur ce point est considérable. Nous nous bornerons ici à citer quelques jalons : John Wright (1983) a pu défendre que Hume était un « réaliste sceptique » en insistant sur le fait que son scepticisme, consistant à admettre que les processus de la raison réaliste sont naturels, n’est pas intéressé par la justification ou la vérité des croyances ; D. F. Norton (1982) qu’il était « un métaphysicien sceptique et un moraliste de sens commun ». Galen Strawson suppose implicitement que la croyance naturelle étant irrésistiblement réaliste, Hume doit également assumer un réalisme dans sa philosophie. Ainsi Galen Strawson (1989, 2000) pense que Hume est un philosophe réaliste dont le scepticisme est seulement épistémologique – c’est-à-dire que Hume affirme qu’il y a bel et bien des objets et des pouvoirs indépendants de nous mais que nous ignorons ce qu’ils sont. Cette thèse, dite des « pouvoirs cachés », s’appuie notamment sur certaines notes de l’Enquête (EEH VII, p. 103n, p. 107n, p. 111n). D’autres, tels que Winkler (2000), pensent que la naturalité de la croyance la rend indéniable (inescapable), mais non point nécessairement irrésistible (irresistible). En effet selon Winkler, « une croyance peut être indéniable (inescapable) de deux façons : elle peut être absolument irrésistible, ou elle peut être nécessaire pour la vie et par conséquent être susceptible d’être suspendue à condition que ce soit dans des circonstances spéciales ou isolées ». Or, dans sa lecture, la croyance naturelle en l’existence externe des objets est irrésistible et le philosophe doit nécessairement y assentir, à la différence de la croyance causale qui n’est pas irrésistible et peut être suspendue par le philosophe pour limiter sa croyance à l’existence d’une conjonction régulière.

Les lectures divergentes adressent plus ou moins expressément des critiques au « Nouveau Hume ». Certaines insistent sur la nécessité de prendre au sérieux le scepticisme de Hume, en définissant les conditions dans lesquelles ce « véritable scepticisme » apparaît, s’écrit ou se vit (Brahami 2001, Etchegaray 2013, Schmitt 2014, Ainslie 2015), ou bien montrant que la théorie des croyances et de la société est une « philosophie des fictions » (Cléro 1998), ou bien encore en mettant en évidence les conditions sceptiques dans lesquelles une entreprise de justification des croyances doit être repensée, (Loeb 2002 et 2010, Le Jallé 2005). Récemment, une interprétation sceptique, soulignant l’opposition au théisme de Hutcheson, Reid et Beattie, a pu voir dans le Traité un projet « irreligieux » (Russell 2008 – voir Loeb 2007 pour une comparaison différente entre Reid et Hume). D’autres interprètent Hume selon une ligne projectionniste, qui conçoit la réalité comme une projection de l’esprit (Blackburn 1984, Kail 2007).

L’examen des rapports entre naturalisme et scepticisme chez Hume n’a donc pas seulement un intérêt historique. Il éclaire les débats contemporains autant que ces derniers viennent, en retour, en nourrir les concepts (Domenach 2003). Toutefois, Sandra Laugier (2003) et Jocelyn Benoist (2003) ont insisté sur la différence entre le naturalisme de Hume et la naturalisation contemporaine des sciences : la dimension sociale, la source vitale et finalement le « fond » sceptique sont propres au premier. C’est ce sens vitaliste qui vient véritablement dépasser le naturalisme méthodologique ou l’épistémologie naturalisée et fait ainsi écho, selon P.F. Strawson ou Sandra Laugier, aux formes de vie chez Wittgenstein.

4. Questions humiennes

L’œuvre de Hume a légué un certain nombres de problèmes et ses lectures en ont suscité d’autres encore. Leur conceptualisation et leur traitement contemporains ont fait l’objet d’une ample présentation et d’une discussion détaillée par É. Le Jallé (2014). Nous n’en présentons ici que quelques-unes.

a. Causalité, induction, régularité

La critique humienne de la causalité soulève une question sémantique fondamentale : faut-il réduire le sens de toutes nos affirmations causales à celui de simples conjonctions ? Ou bien la connexion nécessaire n’est pas une idée et ce n’est qu’un mot creux ; ou bien encore c’est une idée, mais une idée « vierge », l’idée d’un pouvoir objectif, mais caché au sens où son mode opératoire nous est inconnu ; ou bien enfin c’est l’idée d’une détermination purement psychologique à passer d’un fait à un autre (sans y voir une détermination ontologique, mais seulement une habitude). Dans la première interprétation, la thèse humienne, « régulariste », est qu’il n’y a que des régularités dans le monde, et que la science ne dégage que des régularités (Kistler 1999). Elle fut souvent attribuée à Hume pour la critiquer – cf. par ex. Armstrong (1961) qui dans la lignée de Russel voit en Hume celui qui a sapé l’induction. Or une analyse de la causalité qui réduit son sens à celui d’une séquence régulière se heurte à différents problèmes.

1/ Le premier, qui à dire vrai n’atteint pas Hume, consiste à dire que parfois en présence d’une séquence dont on a l’expérience pour la première fois, on sait très bien reconstituer la causalité. Mais Hume admet parfaitement que notre expériences de croyances causales nous permet de développer une habitude telle que devant une expérience inédite une croyance probable soit engendrée (« de manière oblique »).

2/ Une autre objection un peu plus forte consiste à dire que toutes les conjonctions ou les successions régulières ne nous donnent pas de croyance causale. Toutefois Hume l’admet – et il réserve le terme de « causalité collatérale » à des cas de conjonctions ou successions régulières qui nous laissent penser qu’une cause est à leur origine. Par exemple, nous ne pensons pas que le jour cause la nuit ou la nuit le jour, mais nous pensons qu’il y a des causes qui expliquent que le jour succède régulièrement et invariablement à la nuit.

3/ L’objection la plus décisive est sémantique : ce n’est pas la même chose de concevoir une relation causale et de concevoir une conjonction constante.

Se tourner vers les autres options interprétatives pose d’autres problèmes. La seconde option reconduit à l’interprétation du « Nouveau Hume » présentée ci-dessus. Mais elle suppose de résoudre la question portant sur notre capacité à justifier l’affirmation de pouvoirs cachés ou inconnus. La troisième option, subjectiviste ou psychologisante, niant que la connexion causale soit une détermination « dans les choses » est loin d’être suffisante si elle laisse ouverte la possibilité que l’habitude mentale soit elle-même une sorte de pouvoir et elle se heurte une fois encore à l’objection sémantique (Stroud 1977, p. 83). Ces écueils sont en partie évités dans l’interprétation projectiviste et quasi-réaliste de Simon Blackburn et P.J.E. Kail. Selon Blackburn, lorsque nous pensons un pouvoir causal, nous « projetons une attitude ou une habitude qui n’est pas [par elle-même] descriptive sur le monde » (Blackburn 1984, p. 170).

Enfin, quelle que soit la manière dont la critique de la connexion menée dans le Traité et la Première Enquête peut être interprétée, elle a pu donner lieu à une opposition dans le rang des connexionistes parce qu’elle semble reconduire à un « atomisme » là où la cohérence de la réalité doit être pensée en termes de causation, de jonction ou encore de nexus (Whitehead 1995, 1998 et 2007 ; Nef 2017). Toutefois il n’est pas sûre que l’accusation d’atomisme soit juste envers Hume. Un simple indice suffira à le suggérer ici. Un lecteur du Dialogue sur la religion naturelle pourra constater toute l’attention que Hume a eu pour les processus, en particulier dans le vivant (génération, corruption, croissance, etc.). L’éclatement de la causalité en deux choses ou faits indépendants, eux-mêmes reconduits à deux perceptions séparables, n’est peut-être pas le seul ni le fin mot de la critique humienne.

Une autre question fondamentale découlant de la critique humienne de la connexion causale est la question de l’induction ou de la justification de nos croyances inductives. Hume, dans le Traité (I.iii.3-7) comme dans la Première Enquête (IV) a montré qu’aucune raison ne permet de conclure, à partir de l’expérience passée d’une propriété qui se répète, qu’elle se répétera dans le futur. Popper s’accorde avec cette critique lorsqu’il déclare qu’il est « impossible » de « justifier l’affirmation qu’une théorie explicative universelle est vraie par des ‘raisons empiriques’ ; c’est-à-dire par le fait qu’on admet la vérité de certains énoncés expérimentaux, ou énoncés d’observations » (Popper 1988 [1972], p.47). Comme on sait, la solution humienne existe – elle est sceptique (EEH V). Popper pour sa part, dans La connaissance objective, rejette la solution sceptique consistant à s’en remettre à la coutume et l’habitude pour chercher la vérité et à admettre en même qu’on n’est jamais sûr de la trouver. Il la tient tout bonnement pour un irrationalisme : Popper pense que se fier aux habitudes n’est qu’une manière de renoncer à la raison. Il ne retient pas davantage le psychologisme de Hume : on ne peut pas rendre compte de la scientificité d’une théorie par des attentes et des croyances. Il s’intéresse donc aux énoncés. Sa solution falsficationniste consiste à distinguer parmi des énoncés induits ceux qui sont légitimement scientifiques (même s’ils n’ont pas de fondement logique), et ceux qui ne le sont pas. Cette tâche, qui n’est plus sceptique, peut recevoir le nom de « nouveau problème de l’induction »

En réalité, l’appellation « nouveau problème de l’induction » vient de Nelson Goodman qui pour sa part désigne par « nouvelle énigme de l’induction » (lien hypertexte) un défi plus précis, qu’ É. Le Jallé (2014) a précisément exposé (cf. l’article « Goodman » dans cet Encyclopédie) et qui consiste à proposer une justification de l’induction en codifiant la pratique inductive valide et en justifiant les règles générales par là dégagées (Goodman 1984 [1955], p. 79). Selon Goodman, Hume échouerait à montrer comment l’on peut distinguer entre inférences valides et inférences non valides parce qu’il échouerait à montrer que toutes les prédictions fondées sur des régularités ne sont pas valides. C’est cet argument qu’É. Le Jallé conteste en s’appuyant sur une lecture du Traité I.iii.13 à 15 (Le Jallé 2014, chap. 1).

b. Liberté, nécessité, responsabilité

Dans le Traité, Hume présente sa position comme un nécessitarisme, qui doit néanmoins être redéfini à l’aune de sa conception de la causalité. En d’autres termes, un type d’action est régulièrement conjoint à un type de motif et l’on s’attend, en observant l’un, à la présence de l’autre. Dans l’Enquête, Hume présente explicitement son intention comme « un projet de réconciliation » entre la liberté et la nécessaire. En réalité, ainsi qu’on l’a souligné, la position de Hume à propos de la responsabilité n’est pas modifiée : il n’y a de responsabilité que parce que l’on peut croire que l’action est causée par les motifs de l’agent, ou encore parce qu’on peut s’attendre, compte-tenu de certains motifs, dans telle situation, à telle action.

Néanmoins, à partir de la déclaration explicite de l’Enquête, se pose la question de savoir si un compatibilisme est logiquement consistant (Botterill 2002). Une réponse négative pourra donner lieu soit à l’affirmation du libre-arbitre (libertarians), soit à l’affirmation d’un déterminisme excluant une agentivité reposant sur un pouvoir « par soi ». Que ce déterminisme soit tautologique, c’est ce qui apparaîtra aux tenants de l’incompatibilisme. Que l’on puisse penser en revanche une forme de déterminisme compatible avec une agentivité ayant un pouvoir d’agir « par soi », c’est ce que leurs adversaires avancent. Reste, pour les compatibilistes, à définir cette liberté en rapport au déterminisme, qu’elle soit conçue négativement (comme non-coercition ou non-contrainte) ou positivement (comme spontanéité, pouvoir d’agir ou pouvoir sur) : s’agit-il d’un pouvoir faisant exception au déterminisme ? S’agit-il d’une liberté de détermination spontanée ? S’agit-il d’une liberté d’autodétermination ?

Il est certain que Hume pense les raisons d’agir sur le mode de « causes » au sens redéfini par ses soins. Par avance, donc, est non pertinente dans ce cadre toute suspicion du type de celle qu’Anscombe fait peser sur la conception causaliste des motifs ou des raisons d’agir. Anscombe montre en effet que nos déclarations sont comprises comme l’expression de motifs plutôt que comme la référence à des causes quand elles permettent d’interpréter l’action sous une description répondant au sens intentionnel de la question « Pourquoi fais-tu ceci ? » (Anscombe 2002 [1957]). Elle invite même à étendre la notion de cause au-delà de ce que, d’après elle, Hume a compris : ce qu’elle appelle une « cause mentale » (dont nous savons sans observation qu’elle nous pousse à agir) ne doit pas davantage être confondue avec un motif (p. 53-65). A l’inverse, d’après Davidson (1963 repr. 1993 [1980]) qui rejoint ici Hume, c’est une thèse de sens commun que la rationalisation est une forme d’explication causale ordinaire. É. Le Jallé (2014) a défendu que Hume et Davidson partageait une même approche. Elle a montré que la distinction entre raison et cause par les wittgensteiniens avait trois présupposés qui étaient remis en question chez Hume et chez Davidson : la thèse selon laquelle la cause est établie par une loi prédictive et inductive ; celle selon laquelle il n’y a pas de sentiment ou d’expérience ressentie auquel identifier un motif ou une intention et qui soit une cause commune et enfin celle selon laquelle la cause explique l’action et la raison lui donne du sens. Pour ces raisons, Le Jallé défend que Hume soutient, comme Davidson, un compatibilisme cohérent.

Il est certain qu’une lecture déterministe forte de Hume ne serait pas satisfaisante car elle se heurterait aux deux définitions que Hume donne de la cause (conjonction et inférence associative). Inversement, il semble peu pertinent d’arguer de la réduction de la causalité à la conjonction pour utiliser Hume en faveur d’une définition de la liberté comme capacité à agir autrement. Hume a en effet dénoncé l’illusion de possibilités alternatives dans le Traité (II.iii.1-2).

S’en tenir à la thèse de Hume c’est donc uniquement penser l’attribution de la responsabilité sur le mode d’une croyance en un lien nécessaire entre le motif et l’action. C’est sur ce point que Stroud (1977), avec raison, concentre son objection. Selon Stroud, nous dirons que Paul est responsable de ses actions si nous faisons un lien entre les désirs de Paul et ce qu’il a fait. Néanmoins de là à conclure que l’on croira que Paul est responsable parce que ses actions sont nécessairement causées par ses désirs il y a un pas indu selon B. Stroud. Ce dernier maintient que nous ne croirons Paul responsable que si nous croyons qu’il aurait pu agir autrement. En d’autres termes, l’attribution de responsabilité suppose de croire qu’il y a un lien certes, mais non nécessaire entre les désirs de Paul et ses actions. A l’objection de Stroud toutefois s’oppose le célèbre exemple d’Harry Frankfurt (1997 [1969]), qui montre que la responsabilité peut être attribuée alors même que l’on croit que l’action était inévitable.

c. L’identité personnelle

Les questions qui sourdent du traitement humien de l’identité personnelle ont deux bases textuelles différentes : d’une part l’analyse portant sur l’idée d’identité personnelle telle qu’elle est supposée par l’imagination (TNH I.iv.6 et App), d’autre part l’articulation entre cette critique et l’idée de soi telle qu’elle est impliquée par les passions de pride et de humility (TNH II et DP II.4).

Dans la section « Sur l’identité personnelle », Hume commence par critiquer les philosophes, tels que Malebranche, qui prétendent tirer de toute impression plaisante ou déplaisante le sentiment de l’existence d’un soi persistant et la « plus haute certitude » de son identité. Or, selon Hume, tout ce dont nous faisons l’expérience dans une perception, c’est de cette perception singulière et non d’une impression de soi identique. Si l’on veut parler d’un esprit comme d’un ensemble de ces perceptions qui forment ce que Locke appelait « le train des idées », il faudra convenir que l’esprit n’est qu’un faisceau (bundle) ou une collection de perceptions différentes (§4). L’identité personnelle ne peut être substantielle. C’est cette thèse réductionniste de l’esprit-bundle que l’on a parfois retenu de Hume, comme si elle constituait la conclusion principale de son enquête ou tout au moins une formulation décisive du problème moderne de l’identité personnelle. Ainsi, c’est dans ces termes et en référence à Hume que les théories de l’identité narrative posent le problème auquel elles prétendent répondre (Ricœur 1985, p. 442-443 ; et Dennett 1988 ; Gallagher 2000). Sous cet angle, le constat de Hume est à la fois indépassable et révélateur de ce que l’identité personnelle doit être pensée comme identité-ipse ou bien encore qu’elle ne saurait être confondue avec le concept d’une même chose qu’au prix d’une « erreur de catégorie » car le self est précisément une fiction qui se raconte et non une chose que l’on perçoit.

Mais force est de constater que Hume ne borne pas son analyse à l’attaque de l’option substantialiste. Il tente ensuite de comprendre, comme il l’expliquera plus tard à Lord Kames, comment la notion d’identité personnelle peut être l’idée d’une union entre nos différentes perceptions (Hume 1932, vol.1, p. 94). Conformément à la méthodologie du Traité, son entreprise est à la fois génétique et critique. En cherchant l’origine de l’idée d’identité personnelle ainsi entendue il prétend redéfinir son sens. Hume se demande donc de quelle impression dérive l’idée d’identité personnelle. Constatant que nous n’avons pas l’impression d’un moi identique se maintenant au travers de nos différentes perceptions, toutes séparables, il montre que l’idée d’identité naît en l’occurrence d’une confusion entre succession et identité parfaite. Contre le principe méthodologique d’une telle approche, J. Perry a fait valoir que Hume s’est posé une mauvaise question car l’identité ne se découvre pas dans une impression d’unité et l’identité personnelle pas davantage dans une impression d’unité par-delà la variété :

En général, cela n’a pas de sens de demander « Est-ce que X voit une ou plusieurs choses ? ». Il est seulement sensé de demander « Est-ce que X voit un F ou plusieurs F ? » où F est un mot ou un groupe de mots comme « carte » ou « jeu de cartes », « homme » ou « bras », ou bien « arbre » ou « branche » (Perry 2008 [1975], p. 28).

Ainsi, l’application du terme « d’identité » dépend de l’usage des mots et il en va de même pour l’identité personnelle. Terence Penelhum a également noté que selon certains usages linguistiques, l’on peut attribuer une identité spécifique à des individus différents dans une même classe (nommée « homme ») sans que l’on ne songe à y voir une identité numérique et inversement l’emploi d’un même nom (par exemple « John ») pourra aller de pair avec l’attribution d’une identité numérique (à un individu) sans y voir une identité spécifique impliquant que cet individu ait les mêmes propriétés du début à la fin (Penelhum 2000, p. 42).

Perry reconnaît toutefois un mérite à Hume, celui d’avoir compris qu’une analyse du concept d’identité personnelle doit se demander « ce que le monde doit être, selon nous, pour que deux événements-de-personne appartiennent à la même personne » (p. 29). C’est à cela, selon Perry, que répond la théorie causale avancée par le Traité pour rendre compte de l’apparition et du sens que peut avoir la fiction d’identité personnelle. Or, de nouvelles questions sourdent de cette théorie. D’abord, le lien entre les perceptions, qui donne lieu à la confusion entre succession et identité, est-il un lien réel (dans les choses de l’esprit que sont les perceptions) ou est-il un lien attribué aux perceptions quand on y réfléchit ? Strawson (2011) défend que l’association est bel et bien un lien réel entre les perceptions, mais l’on peut, à la lecture du paragraphe 16, en douter. S’il est réel, alors l’association constitue réellement l’esprit ; s’il est purement associatif, alors il est toujours second. Comme Hume affirme que l’association entre différentes perceptions est causale au moins dans le cas du souvenir (retour en idée d’une impression qui peut être tenue pour la cause antérieure de l’idée présente), d’autres questions se posent à propos du rôle de la mémoire. Ce lien est-il vraiment suffisant pour tisser un flux mental continu dont la succession pourra être dite (au prix d’une confusion certes) identique ? La thèse doit faire face à l’objection classique de circularité, héritée de Joseph Butler initialement dirigée contre la théorie lockienne (Hamou 2018). Car pour reconnaître telle perception comme un souvenir, ne faut-il pas supposer que c’est moi qui aie vécu l’impression originale – et donc déjà posséder l’idée du moi ? É. Le Jallé pense que sur ce point la position de Hume n’est pas très éloignée de celle de D. Parfit. Ce dernier suppose une relation R entre les connexions assurant la continuité d’une chaîne qui est plutôt composée d’enchassement successifs : le flux de conscience, en effet, est la totalité d’un vécu qui n’est vécu (conscient) que de moment en moment – un flux qui, pourquoi pas, pourrait se scinder dans le cas des « cerveaux divisés ». Or, empruntant à Shoemaker le concept de quasi-souvenir, il fait valoir que la mémoire n’a pas besoin ici de supposer que l’impression originale fut vécue par moi mais seulement qu’elle a été vécue (par quelqu’un). Par ailleurs, l’objection de transitivité émise par Reid contre Locke n’a plus lieu d’être si ce n’est pas la mémoire qui permet d’attribuer l’identité à la totalité des perceptions, mais si c’est la rétention des perceptions, ponctuellement vécue, qui constitue leur flux. D’ailleurs, d’après Parfit, un même flux de conscience pourrait se continuer (« survivre » en un sens) dans des corps différents. Le Jallé (2014) – dont la comparaison minutieuse de Hume à Perry et Parfit ne peut être complètement reprise ici – a montré que chez Hume également, la question de savoir si c’est le même moi est parfois indécidable sans que cela ne soit un problème puisqu’il suffit de décrire la connectivité qui fait le flux (et ses éventuelles ramifications). Deux points marquent selon elle la parenté entre Hume et Parfit : la possibilité d’une description impersonnelle des faits de continuité et connectivité et le caractère scalaire de la continuité et/ou connectivité, d’où résulte une indétermination de l’identité (Le Jallé, 2014, chap. 2). Notons toutefois que le caractère impersonnel des perceptions peut être discuté (cf. Strawson 2011).

Le dernier type de problème posé par la théorie causale de l’identité, telle qu’elle est exposée par Hume, vient du fait qu’il s’en est lui-même déclaré insatisfait. Dans l’Appendice, Hume en appelle au droit de « plaider le privilège du sceptique », laissant pendante la question de savoir si la science de la nature humaine était apte à rendre compte de l’idée d’identité personnelle ou même de la croyance en une identité personnelle. Se posent alors les questions soulevées par le scepticisme de Hume : la croyance à soi a-t-elle ou non une pertinence ? On ne s’étonnera pas, par exemple, que Kemp Smith interprète l’identité comme un fait de croyance légitime (Kemp Smith 2005 [1941],p. 501).

Cette dernière question devient plus intrigante encore si l’on rappelle que dans le traitement des passions, la conception du moi est au centre de l’explication de la fierté et de l’humilité ou la honte, comme de l’explication de la sympathie et de ses effets. L’échec de la philosophie de l’entendement ne fait donc pas oublier que le soi est l’objet de la fierté ou la honte. Une interprétation consiste à comprendre que l’idée de soi est produite par ces passions. Or Bonicco a souligné que compte-tenu de la valeur sociale que prennent les choses par le biais de la correction sympathique et contrefactuelle, l’approbation d’autrui est toujours recherchée, y compris dans l’appréciation de soi. Dès lors, si le self est bien le produit de la fierté, « l’amour de la renommée » est « constitutif de notre personnalité » (Bonicco, p. 26) et plus généralement :

Le self émerge au cours d’un processus de communication sociale où je prends conscience de moi par l’intermédiaire de l’opinion d’autrui et de la valeur sociale qu’il attache à mes différents attributs (Bonnico 2016, p. 27).

A tout le moins, la personne est un complexe de passions, de disposition et d’affections dont les croyances et les désirs sont toujours déjà socialement informés. Ainsi Jean-Pierre Cléro peut-il dire que chez Hume « l’individu est une fiction d’une dynamique vitale et sociale, dont il appartient au savant de chercher les lois » (Cléro 1998, p. 216).

c. Les faits et les valeurs

Hume distingue nettement le jugement qui porte sur l’existant (les faits perçus et les faits non perçus) et la passion qui est source de motivation et d’approbation (TNH II.iii.3 et III.i). Toutefois, la vivacité de l’un peut avoir des effets sur l’autre. Certes, par elle seule, une passion ne nous dit rien sur le réel puisqu’elle n’a pas de qualité représentative. Par lui seul, le jugement de fait (perceptif ou probable) qui conçoit un objet est impuissant à nous le faire désirer, craindre, aimer ou haïr, estimer ou mépriser. Mais les effets de l’un sur l’autre sont constamment au centre de l’attention de Hume (TNH I.iii.10 ; II.iii). Ainsi, le désir ou la crainte accompagne le jugement probable sur un fait à venir ; mais son degré n’est pas toujours proportionnel à la probabilité des causes puisque, comme nous l’avons vu, une passion dépend également du caractère ou des disposition affectives acquises, si bien qu’une disposition chagrine avivera la crainte qu’un fait, pourtant très improbable, ne se produise et augmentera la vivacité de la croyance en ce fait.

Hume a certainement contribué à faire une dichotomie entre fait et valeur mais il n’est pas sûr que cette distinction ait chez lui le statut de dogme, que Hilary Putnam (1984 [1981], chap. 6 et 2004) a dénoncé. Ainsi, Putnam soutient que la vérité est une valeur que la science se donne. Hume ne le nierait pas, car chez lui, la vérité n’est pas seulement un « effet » attendu de la raison ou un fait de croyance probable que le sceptique peut aisément remettre en question (TNH I.iv.1), c’est aussi l’objet d’un désir bien spécifique, la curiosité (TNH II.iii.10). En somme nous ne savons jamais si nous sommes faits pour la vérité, mais nous la désirons et l’apprécions.

Mais la critique soulevée par Putnam touche plus fondamentalement à ce que sont un jugement de fait et un jugement de valeur. D’un côté – mais nous ne creuserons pas ce point ici – il se peut que ce que nous tenons pour un fait soit établi, conceptualisé, identifié au travers de schèmes conceptuels incluant des valeurs (de sorte qu’il y aurait des critères d’acceptabilité rationnelle pour évaluer la description d’un fait). D’un autre côté – et c’est ce qui nous intéresse ici – Putnam refuse la réduction des jugements de valeur à des projections sentimentales, parce qu’il en refuse la conséquence, qui revient encore à séparer dogmatiquement faits et valeurs. Selon Putnam, la thèse de la projection (qui dit qu’un jugement de valeur consiste seulement à supposer une qualité dans les choses qui n’est que la projection d’un sentiment), l’idée qu’un acte (comme torturer un enfant) ne serait pas horrible, et qu’il faudrait s’en tenir au seul fait « ma réaction est d’être horrifié ». Putnam interprète explicitement Hume comme un « projectionniste », pour qui « il existe des sentiments éthiques, mais il n’existe pas de propriétés objectives des valeurs » (Putnam 1984 [1981], p. 160). Putnam a bien conscience qu’un tel projectionnisme fait place à une correction de nos appréciations sentimentales par la sympathie, mais selon lui, ce serait une erreur d’ignorer que cette correction ne pourrait se mettre en place si nous n’avons pas la conviction qu’elle doit, en quelque façon, se faire (Ibid., p. 162). Bref, d’après Putnam, nous avons conscience que pour juger moralement il ne faut pas simplement avoir un plaisir ou un déplaisir mais qu’il faut sympathiser avec d’autres points de vue. Or, à la question de savoir pourquoi nous devons sympathiser avec d’autres points, une simple description factuelle (prétendant ne pas présupposer de valeur) serait bien en peine de répondre, selon Putnam.

La composition du jugement de valeur est également en cause. En admettant qu’il repose à la fois sur la passion et le jugement susceptible de correction contrefactuelle, la question est la suivante : se combinent-ils en sorte que l’expérience de l’appréciation mêle intrinsèquement un élément « cognitif » (le jugement) et un élément affectif ? Ou s’accompagnent-ils mutuellement en conservant leurs prérogatives et leurs phénoménalités respectives, si bien que l’expérience de l’appréciation n’est jamais qu’affective ? Lorsque vous désapprouvez une action ou un caractère, vous éprouvez seulement, nous dit Hume, un « sentiment de blâme » (TNH III.i.1).

Mais l’on a dit que la notion de « sentiment » pouvait être équivoque. Une lecture « sentimentaliste » de Hume y verra une pure affection ou émotion (Snare 1991). Une lecture cognitiviste fera valoir que la croyance en est une composante essentielle. Davidson (1976 repr. 1993 [1980]) argue ainsi que l’appréciation est une passion indirecte particulière irréductible au plaisir qui la fait naître (par l’association affective) et dont la cause sine qua non est une croyance analysée comme relation d’idées. Une autre question d’interprétation se pose, quand bien même elle serait purement affective comme le veut la lecture sentimentaliste : peut-elle être une sorte de perception ? Jaffro (2006, 2009) a répondu négativement parce que Hume ne réduit pas l’émotion qui fait l’approbation à une perception de l’excellence ou dignité, mais seulement et uniquement à un feeling. Une autre question, enfin, est de savoir si la valeur par là appréciée est en quelque façon réelle  et si elle est un fait (ce que pense Lépine 2016). Sur ces questions, on pourra se reporter au tableau dressé par Jaffro (2006) et Lépine (dans l’article « sentimentalisme » de cette Encyclopédie).

La distinction entre les prérogatives de la raison et le rôle appréciatif de la passion a pu conduire à lire un passage célèbre du Traité comme une dichotomie entre l’être et le devoir-être (Searle 1964 et 1969, p. 175). Il s’agit de la fin de la première section du Premier Livre qui épingle un abus fréquent dans les « systèmes de moralité », consistant à passer d’un raisonnement factuel (sur l’être de Dieu ou les « affaires humaines ») à une proposition comportant devoir (ought) ou ne devoir pas (ought not). Hume fait valoir que cette dernière relation ne peut être déduite des autres relations qui sont exprimées avec la copule est ou n’est pas (TNH I.i.1 § 27).

Cependant ce passage a fait l’objet de nombreuses discussions, portant à la fois sur la position propre de Hume ici, sur l’argument qu’il avance et enfin sur les auteurs ciblés par là. Hume dit-il qu’il est impossible d’inférer toute proposition normative ou évaluative à partir d’un constat factuel ? Lorsqu’il enjoint aux auteurs incriminés de « donner la raison » de leur glissement, sous-entend-il que c’est impossible ou indique-t-il sérieusement que l’obligation morale peut, à certaines conditions qui méritent d’être explicitées, dériver d’un constat factuel ?

L’argument consiste-t-il à dire qu’aucune proposition factuelle n’est un candidat d’où il serait possible de dériver une proposition en devoir/ne devoir pas ? Interdit-il la dérivation, à partir de propositions factuelles, de la seule « obligation morale » ou, aussi bien, celle de « l’obligation naturelle » (Hudson 1964) ? Appelons une telle lecture celle de l’interdiction (par la « loi de Hume »). Comme l’a souligné Nurock (2009), elle fait de l’argument une « loi » interdisant la dérivation des valeurs à partir des faits, en écho à la critique, par G.E. Moore, du « sophisme naturaliste » mais elle laisse très douteuse la cohérence de ce passage avec la propre théorie humienne de l’obligation. Pour sa part, Nurock (2009) pense que Hume exclut des prémisses les faits d’existence établis par la raison parce qu’un jugement moral relève d’un autre type de fait, passionnel. Alors, seules des propositions descriptives exprimant une appréciation affective pourraient–elles constituer un candidat acceptable ? On pourrait nommer cette interprétation celle de l’exclusion (des faits de raison). Elle permet de conserver la distinction entre jugement de fait (de raison) et jugement de valeur (exprimant des faits affectifs). Une troisième manière de comprendre le caveat humien consiste à dire qu’à toute prémisse descriptive, comportant la copule est/n’est pas, il faut ajouter une autre forme de prémisse pour dériver la proposition en devoir/ne devoir pas (Schulthess 2011). Ce serait la lecture de l’addition.

Enfin, le dernier type d’interrogation porte sur les cibles visées par ce passage. On s’accorde généralement pour y compter les auteurs rationalistes, en particulier Clarke, Balguy ou Wollaston. Les systèmes de préceptes chrétiens, tels que The Whole Duty of Man, peuvent également y appartenir (MacIntyre 1993, p. 334-335). Enfin l’argument porte aussi contre le jusnaturalisme de Grotius (1999 [1625]).

Ces questions ne sont pas sans incidence sur la façon dont le passage de Hume peut être compris. Les critiques qui lui sont adressées, en retour, méritent d’être contextualisées. Schulthess (2011) a montré, par exemple, que la critique de Searle ne peut se comprendre que si, loin de revenir à une thèse jusnaturaliste (évidemment), elle suppose que des formes d’énoncés émis, de fait, par des locuteurs, ont certaines fonctions parce que leur sens dépend uniquement des institutions humaines. Chez Searle l’obligation dérive directement des actes de langage parce que ceux-ci constituent l’institution elle-même (la promesse, le mariage, etc.). Hume de son côté, d’après Schulthess qui suit l’interprétation de l’addition, doit déduire un énoncé normatif (par exemple « je dois tenir ma promesse ») à partir d’éléments passionnels et d’éléments descriptifs. Précisons que les énoncés évaluatifs et conatifs reposent sur les appréciations et les désirs. Les énoncés descriptifs portent sur la motivation humaine et établissent les rapports de cause à effet qui permettent de savoir ce qu’il faut faire pour atteindre une satisfaction dans des conditions données (motivation intéressée de nos semblables, générosité limitée, etc.). Ainsi Hume exclurait une dérivation directe parce que la seule qu’il pourrait concevoir est celle des rationalistes, théologiens ou jusnaturalistes, mais il admettrait une dérivation indirecte par addition.

Bibliographie

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Traductions françaises :

Entre crochets sont rappelées les dates de parution originale en langue anglaise.

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Humes Studies, 2 livraisons par an.

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Claire Etchegaray
Université Paris Nanterre
claire.etchegaray@parisnanterre.fr