Théorie de l’erreur morale (A)

Comment citer ?

Jaquet, François (2016), «Théorie de l’erreur morale (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/theorie-de-lerreur-morale

Publié en novembre 2016

 

Résumé

Qu’ont de commun les énoncés « Brigitte Bardot est une sorcière », « Le père Noël mange des chaussettes » et « François Hollande est en pourparlers avec le Grand Schtroumpf » ? C’est simple : littéralement, ils sont faux parce qu’ils reposent sur des présupposés ontologiques erronés – respectivement, ils présupposent l’existence de pouvoirs magiques, du père Noël et des schtroumpfs. D’après la théorie de l’erreur, il en va de même des énoncés moraux : il est faux que la torture soit injuste, que la générosité soit une vertu et qu’il faille respecter son père. D’une part, ces énoncés présupposeraient l’existence de faits moraux non naturels. D’autre part, le monde ne contiendrait que des faits naturels. Les amis de la morale doivent rejeter l’une de ces deux thèses, et le moins que l’on puisse dire est qu’ils peinent à accorder leurs violons.


Table des matières

Introduction

a. Les deux composantes de la théorie de l’erreur

b. Un (petit) peu d’histoire

1. La composante sémantique de la théorie de l’erreur

a. Le non-cognitivisme

b. Le naturalisme

2. La composante ontologique de la théorie de l’erreur 

a. L’absence de pouvoir explicatif des faits moraux

b. Le problème du désaccord

c. Y a-t-il des raisons catégoriques et non conventionnelles ?

d. Le problème de la survenance

3. Les conséquences pratiques de la théorie de l’erreur

a. Le fictionnalisme

b. L’abolitionnisme

c. Le conservationnisme

d. Le naturalisme

Conclusion 

Bibliographie


Introduction

Toute théorie de l’erreur porte sur un domaine du discours, dont elle affirme que ses énoncés sont uniformément faux – ou du moins qu’ils échouent à être vrais (Joyce et Kirchin 2010). Par exemple, la théorie de l’erreur religieuse prétend que tous les énoncés religieux sont faux : il est faux que Dieu soit bienveillant, qu’Il soit le créateur de l’univers, et qu’Il désapprouve la sodomie. Cette théorie est évidemment très controversée, mais d’autres théories de l’erreur font l’objet d’un large consensus. Tout le monde ou presque en accepte une au sujet des énoncés qui concernent les sorcières, le père Noël ou les schtroumpfs : les énoncés « Brigitte bardot est une sorcière », « Le père Noël mange des chaussettes » et « François Hollande est en pourparlers avec le Grand Schtroumpf » sont assurément faux.

Comme sa cousine religieuse, la théorie de l’erreur morale (que l’on appelle parfois « nihilisme moral ») ne fait pas l’unanimité. Pour tout dire, elle est même franchement contre-intuitive puisqu’elle soutient que tous les énoncés moraux sont faux. À en croire ses partisans, il est faux que la peine de mort soit injuste ou le viol immoral, faux que le courage soit une vertu et l’obscénité un vice, faux qu’il faille respecter son père et s’abstenir de manger du chat. Voilà qui est assez difficile à avaler.

a. Les deux composantes de la théorie de l’erreur

Toutes les théories de l’erreur ont la même structure : elles sont invariablement composées d’une thèse sémantique et d’une thèse ontologique. Elles affirment d’une part que les énoncés qu’elles visent présupposent l’existence de certaines choses ; d’autre part que les choses en question n’existent pas. L’énoncé « Brigitte bardot est une sorcière » est faux parce qu’il présuppose l’existence de pouvoirs magiques alors que les pouvoirs magiques n’existent pas. L’énoncé « Le père Noël mange des chaussettes » est faux parce qu’il présuppose l’existence du père Noël alors que le père Noël n’existe pas. Et l’énoncé « Dieu désapprouve la sodomie » est faux parce qu’il présuppose l’existence d’un être surnaturel alors que les êtres surnaturels n’existent pas.

La théorie de l’erreur morale a ceci de particulier qu’elle relève de la métaéthique – l’étude des questions philosophiques attenantes à la morale (Lemaire 2016). En métaéthique, on trouve des questionnements sémantiques (« Quelle est la signification des énoncés moraux ? »), ontologiques (« Existe-t-il des faits moraux ? ») et épistémologiques (« La connaissance morale est-elle possible ? »). Comme les autres théories de l’erreur, la théorie de l’erreur morale associe une thèse sémantique à une thèse ontologique, mais les thèses en question concernent la morale : les énoncés moraux seraient faux parce qu’ils présupposent l’existence de certaines entités qui n’existent pas. Mais alors, quelles sont ces présupposés douteux dont seraient coupables les énoncés moraux ?

Il est à vrai dire plus judicieux de parler de théories de l’erreur morale – au pluriel – car toutes les théories de l’erreur ne sont pas constituées des mêmes thèses sémantique et ontologique ; toutes n’adressent pas le même reproche aux énoncés moraux. Ainsi, on peut considérer que ces derniers présupposent l’existence d’un dieu, dont les attitudes seraient constitutives des faits moraux, alors qu’aucun dieu n’existe ; ou qu’ils présupposent l’existence du libre arbitre alors que, nos actions étant entièrement déterminées, nous n’agissons jamais librement. Mais la plus célèbre des théories de l’erreur morale soutient que les énoncés moraux présupposent l’existence de faits moraux non naturels. L’énoncé « La torture est injuste » présupposerait ainsi l’existence du fait que la torture est injuste, et ce fait serait non naturel, alors que le monde ne contient que des faits naturels. C’est de cette théorie que traite la présente entrée.

b. Un (petit) peu d’histoire

La métaéthique n’est pas une discipline ancienne. Bien qu’on en trouve les prémices chez des philosophes pré-analytiques (Hume 1739, cf. Olson 2014), on la fait généralement remonter à la publication par George Edward Moore de ses Principia ethica (1903). Dans cet ouvrage fondateur, Moore s’en prend à ce qu’il appelle le « naturalisme ». À en croire cette théorie, les faits moraux sont identiques à des faits naturels – le fait qu’il est juste de respecter son père serait identique au fait que respecter son père satisfait les dix commandements et le fait que la torture est injuste serait identique au fait que la torture cause de grandes souffrances, par exemple. Contre le naturalisme, Moore élabore l’argument dit de la « question ouverte », dont voici les grandes lignes. Si les faits moraux étaient identiques à des faits naturels, les prédicats moraux (tels que « juste » et « injuste ») auraient pour synonymes des prédicats naturels (tels que « satisfait les dix commandements » et « cause de grandes souffrances »). Mais alors, les questions « L’action de Gilbert satisfait les dix commandements, mais est-elle juste ? » et « L’action de Marthe a causé de grandes souffrances, mais était-elle injuste ? » n’auraient pas le moindre sens. Ni plus ni moins que les questions « L’action de Gilbert est juste, mais est-elle juste ? » et « L’action de Marthe était injuste, mais était-elle injuste ? » Cette implication du naturalisme est absurde : contrairement aux deux dernières questions, les deux premières sont tout à fait censées – dans la terminologie mooréenne, elles sont « ouvertes ». C’est donc que les prédicats moraux n’ont pas de synonymes naturels et, a fortiori, que les faits moraux ne sont pas identiques à des faits naturels.

Les philosophes se sont contentés de cet argument pendant plusieurs décennies. Dans un premier temps, ils ont même accepté une autre conclusion que Moore en tire – il existe des faits moraux non naturels – souscrivant par là au « non-naturalisme ». Seulement voilà, le non-naturalisme est ontologiquement trop coûteux, se sont mis à penser les métaéthiciens : pourquoi devrait-on croire à l’existence de faits moraux non naturels ? et puis : les énoncés moraux prétendent-ils vraiment représenter des faits ? n’ont-ils pas plutôt pour fonction d’exprimer les émotions ou les préférences de leurs locuteurs ? Du rejet du non-naturalisme est né le « non-cognitivisme », qui n’accepte que la première conclusion de Moore : les faits moraux ne sont pas naturels. D’après les non-cognitivistes, on aurait tort d’en conclure qu’il existe des faits moraux non naturels. Mais attention : les énoncés moraux ne sont pas faux pour autant. Comme les impératifs, ils ne prétendent pas décrire la réalité. Comme les impératifs, ils servent avant tout à recommander certaines conduites et à exprimer les attitudes de leurs locuteurs à leur égard. Comme les impératifs, ils ne sont ni vrais ni faux.

Le non-cognitivisme n’est cependant pas à l’abri d’un ensemble d’objections, qui inciteront certains philosophes, par ailleurs peu enclins à accueillir des faits non naturels au sein de leur ontologie, à douter de l’argument de Moore. Tant et si bien qu’il est maintenant acquis que le caractère ouvert des questions mooréennes démontre au mieux que les prédicats moraux n’ont pas de synonymes naturels. Après tout, Superman et Clark Kent sont une seule et même personne sans que les noms « Superman » et « Clark Kent » soient synonymes. Pourquoi le fait que l’action de Marthe est injuste ne pourrait-il donc pas être identique au fait qu’elle a causé de grandes souffrances sans que les prédicats « injuste » et « cause de grandes souffrances » soient synonymes ?

Comme les non-naturalistes, les théoriciens de l’erreur considèrent que les énoncés moraux décrivent des faits non naturels ; mais à l’instar des naturalistes et des non-cognitivistes, ils nient l’existence de tels faits. En comparaison de ces approches, la théorie de l’erreur est d’apparition récente. En 1977, John Mackie publie Ethics : Inventing right and wrong, dont il ne consacre qu’un chapitre à sa défense. Les pages en question sont couramment citées, en passant, dans des ouvrages qui prennent rarement très au sérieux les arguments qu’elles exposent, il est vrai, de manière assez laconique. C’est en fait très récemment que la théorie de l’erreur a véritablement gagné en popularité, notamment avec le plus abouti Myth of morality du philosophe néozélandais Richard Joyce (2001). Elle est désormais considérée comme un candidat sérieux au titre de meilleure théorie métaéthique, au point d’être à l’origine d’un nouveau champ d’investigation, qui s’intéresse à ce qu’il convient de faire de nos jugements moraux, en particulier sous l’hypothèse qu’ils sont uniformément faux.

1. La composante sémantique de la théorie de l’erreur

La théorie de l’erreur inclut la thèse sémantique suivante : les énoncés moraux présupposent l’existence de faits non naturels. Et pour cause : ils prétendent représenter de tels faits, les décrivent. Deux théories contestent ce dernier point : le non-cognitivisme soutient que les énoncés moraux ne décrivent aucun fait (ou du moins que telle n’est pas leur fonction première), tandis que le naturalisme affirme que les faits qu’ils prétendent représenter sont naturels. Parce qu’ils rejettent la thèse sémantique de la théorie de l’erreur, non-cognitivisme et naturalisme sont ses deux premiers rivaux.

a. Le non-cognitivisme

Il est un point sur lequel théoriciens de l’erreur et non-cognitivistes s’entendent : il n’existe pas de faits moraux. Pourtant, seuls les premiers en concluent que les énoncés moraux sont faux. D’après les non-cognitivistes, les énoncés moraux ne sont pas faux – n’ayant pas pour fonction de représenter des faits moraux, ils sont dénués de valeur de vérité. À l’instar des impératifs, ils servent à exprimer les attitudes non cognitives de leurs locuteurs plutôt qu’à décrire le monde. Quand vous affirmez que la torture est injuste, par exemple, vous ne lui attribuez pas une propriété morale ; vous exprimez la désapprobation que vous ressentez à son encontre ou votre préférence que l’on s’en abstienne. Les jugements moraux ne sont pas des croyances, mais des états non cognitifs.

Parce qu’il porte sur la signification des termes et des énoncés moraux, le non-cognitivisme est une théorie sémantique. Il est intéressant de noter que les théories de ce genre sont typiquement susceptibles d’être étudiées empiriquement : elles font des prédictions, qu’il est ensuite possible de tester. Ainsi, la théorie selon laquelle « chien » signifie « quadrupède poilu » prédit entre autres ceci : demandez à des locuteurs compétents du français si les chats sont des chiens, et ils vous répondront par l’affirmative. Puisque cette prédiction est fausse, il convient d’abandonner cette théorie.

Le non-cognitivisme étant une théorie empirique, il est possible d’en tirer des prédictions testables au moyen de l’expérience. Il prédit notamment que les énoncés moraux se comportent la plupart du temps comme des énoncés qui expriment des émotions plutôt que comme des énoncés qui expriment des croyances. Malheureusement, les données linguistiques sont nombreuses qui indiquent le contraire (Huemer 2005). À plus d’un égard, les énoncés moraux se comportent comme les plus typiques des expressions de croyances : nous disons « L’injustice de la torture est flagrante » comme nous disons « La paresse du chat est flagrante » ; « Il est vrai que nous devons lutter contre la famine » comme « Il est vrai que nous irons à la piscine » ; « C’est un fait que la peine de mort est injuste » comme « C’est un fait que l’orage est proche » ; « J’espère que ce que j’ai fait est moralement admissible » comme « J’espère que ce que j’ai cuisiné plaira à mes convives » ; « Il y a quelque chose d’immoral » comme « Il y a quelque chose d’ancien » ; « L’euthanasie est-elle acceptable ? » comme « L’euthanasie est-elle légale ? » ; et « S’il est mal de tromper, il est mal de mentir » comme « Si le chat est sur le sofa, il est dans la maison ».

Comment faudrait-il comprendre ces phrases si les énoncés moraux n’exprimaient pas des croyances ? Si le prédicat « injuste » servait à exprimer la désapprobation, il n’y aurait pas de propriété d’être injuste. Que signifierait alors le terme « injustice » dans l’énoncé « L’injustice de la torture est flagrante » ? Si l’énoncé « Nous devons lutter contre la famine » était un genre d’impératif, il ne serait ni vrai ni faux. Comment faire sens alors de l’énoncé « Il est vrai que nous devons lutter contre la famine » ? Si l’énoncé « Ce que j’ai fait est moralement admissible » exprimait l’approbation de son locuteur pour sa propre action, que voudrait dire celui qui affirme : « J’espère que ce que j’ai fait est moralement admissible » ? Si le prédicat « immoral » servait à exprimer l’approbation, l’approbation de quoi exprimerait-on en disant : « Il y a quelque chose d’immoral » ? Enfin, si affirmer qu’une pratique est acceptable revenait à l’approuver, comment pourrions-nous nous questionner au sujet de la moralité de l’euthanasie ?

Les énoncé conditionnels, tels que « S’il est mal de tromper, il est mal de mentir », permettent d’illustrer un problème que les non-cognitivistes ne sont pas parvenus à résoudre en plus de cinquante ans : le problème de Frege-Geach (Geach 1965). Considérez l’argument suivant :

(1) S’il est mal de tromper, il est mal de mentir.(2) Il est mal de tromper.(3) Donc il est mal de mentir.

C’est argument est clairement valide : il serait incohérent d’accepter ses prémisses tout en rejetant sa conclusion. Par conséquent, la phrase « Il est mal de tromper », qui apparaît à la fois dans la première et dans la seconde prémisse, conserve sa signification de l’une à l’autre – sans quoi l’argument commettrait un sophisme d’équivocation. Or, si l’on admet la vérité du non-cognitivisme, cette phrase exprime la désapprobation de son locuteur à l’égard de la tromperie en (2). Il faut donc comprendre qu’elle en fait autant en (1). Ce qui est absurde, puisque celui qui souscrit à cette prémisse peut très bien ne pas désapprouver la tromperie ; il peut très bien juger qu’il n’est mal ni de tromper ni de mentir. Dans le contexte de cette conditionnelle, la phrase « Il est mal de tromper » n’exprime pas la désapprobation de la tromperie. Mais alors elle ne le fait pas non plus en (2), quoi qu’en pensent les non-cognitivistes.

À la lumière de ces considérations linguistiques, dont il faut admettre qu’elles sont assez probantes (pour des tentatives de réponses, cf. Blackburn 1984 et Gibbard 2003), on peut s’interroger sur les motivations des tenants du non-cognitivisme. Les premiers d’entre eux souscrivaient au vérificationnisme à propos de la signification, selon lequel seuls les énoncés analytiques ou empiriquement testables sont dotés d’une signification cognitive (Ayer 1936). Forts de la conviction que les énoncés moraux n’étaient ni analytiques ni susceptibles d’être testés empiriquement, les non-cognitivistes de la première vague en conclurent qu’il s’agissait d’une espèce d’impératifs. Dieu soit loué ! le vérificationnisme est mort et enterré depuis belle lurette.

La deuxième raison qui incite les non-cognitivistes à nier le caractère cognitif des énoncés moraux tient à leur antiréalisme. Ne croyant pas en l’existence de faits moraux, nos philosophes cherchent vraisemblablement à sauver les meubles. À en croire leur théorie, les énoncés moraux ne sont peut-être pas vrais, mais ils ont au moins le mérite de n’être pas faux. Ce raisonnement peut toutefois surprendre. À l’heure de découvrir que les pouvoirs magiques n’existaient pas, personne ne s’est mis à croire que l’énoncé « Jeanne d’Arc est une sorcière » exprimait une préférence ou une émotion. En l’absence de pouvoirs magiques, cet énoncé exprime une croyance fausse. Pourquoi faudrait-il alors inférer du constat que les faits moraux n’existent pas que les énoncés moraux n’expriment pas des croyances ? En l’absence de faits moraux, n’est-il pas plus logique d’accepter la théorie de l’erreur ?

Peut-être pas si l’on accepte le troisième argument en faveur du non-cognitivisme, qui concerne la motivation morale. Les non-cognitivistes souscrivent généralement à deux thèses : l’internalisme de la motivation, qui affirme que les jugements moraux sont nécessairement motivants (au moins dans une certaine mesure), et la théorie huméenne de la motivation, selon laquelle les croyances ne suffisent jamais à nous motiver, à moins d’être accompagnées d’attitudes non cognitives. Il s’ensuit de ces deux thèses que les jugements moraux ne sont pas des croyances et, de là, que les énoncés moraux expriment des attitudes non cognitives. Mais tant l’internalisme (Strandberg & Björklund 2013) que la théorie huméenne (cf. ci-dessous) ont fait les frais d’attaques assez sérieuses.

b. Le naturalisme

En bons cognitivistes, les naturalistes admettent que les énoncés moraux expriment des croyances, qu’ils prétendent décrire des faits moraux. Contrairement aux théoriciens de l’erreur, ils considèrent cependant que les faits en question sont naturels. Mais qu’est-ce qu’un fait naturel ? Pour les besoins de cette entrée, il suffit de dire qu’un fait naturel peut être décrit au moyen d’un énoncé qui ne contient pas de termes normatifs. Ainsi, le fait que Bernard-Henri transpire et le fait que la torture cause de grandes souffrances sont naturels, car les énoncés « Bernard-Henri transpire » et « La torture cause de grandes souffrances » ne contiennent pas de termes normatifs. Les naturalistes considèrent donc que les faits moraux peuvent être décrits au moyen d’énoncés non normatifs – par exemple que le fait que la torture est injuste peut être décrit au moyen de l’énoncé « La torture cause de grandes souffrances » –, ce que nient leurs opposants.

Afin d’établir la fausseté du naturalisme, le plus simple est encore d’identifier une propriété qui fait défaut aux faits naturels mais dont sont dotés les faits moraux. Dans cette optique, les théoriciens de l’erreur ont proposé l’argument suivant (Mackie 1977 ; Joyce 2007) :

(4) Les faits moraux nous fournissent des raisons catégoriques et non conventionnelles d’agir.(5) Les faits naturels ne nous fournissent pas des raisons catégoriques et non conventionnelles d’agir.(6) Donc les faits moraux ne sont pas naturels.

Autrement dit : les faits moraux ne sauraient être naturels puisque, contrairement aux faits naturels, ils jouissent d’une certaine « autorité normative ».

Selon la première prémisse de cet argument, les faits moraux entraînent des raisons d’agir, et ces raisons sont à la fois catégoriques et non conventionnelles. Deux définitions s’imposent par conséquent. Une raison est catégorique si, et seulement si, elle s’applique à celles et ceux dont elle est la raison indépendamment de leurs désirs et motivations. Elle est non conventionnelle si, et seulement si, elle ne relève pas d’une convention.

Comparez la raison que vous avez de ne pas parler la bouche pleine et la raison que vous avez de brosser vos dents régulièrement. La première ne dépend pas de vos désirs : si l’on vous fait remarquer que vous devriez cesser de parler la bouche pleine, il serait incongru de votre part de rétorquer que vous avez deux aspirations – parler et manger – que vous ne pourriez satisfaire sans parler la bouche pleine. Parler la bouche pleine est impoli, quels que soient vos désirs ; votre raison de vous en abstenir est donc catégorique. Mais elle est aussi conventionnelle, car elle relève de la politesse. Hors des conventions de cette institution, votre raison s’évapore – ce qui pourrait d’ailleurs bien en faire une pseudo-raison.

En revanche, la raison que vous avez de brosser vos dents après chaque repas est bien réelle, car elle ne repose sur aucune convention. Elle dépend toutefois clairement du fait que vous désirez conserver une bonne hygiène dentaire : si tel n’était pas le cas, mais que l’on vous fasse remarquer que vous devriez brosser vos dents, vous pourriez légitimement rétorquer qu’il vous plait d’avoir des carries. C’est seulement si vous tenez à votre hygiène dentaire que vous devriez brosser vos dents régulièrement. Votre raison de le faire n’est donc pas catégorique.

D’après les théoriciens de l’erreur, les raisons morales sont à la fois catégoriques (comme votre raison de ne pas parler la bouche pleine) et non conventionnelles (comme votre raison de vous brosser les dents). Le fait qu’Hitler n’aurait pas dû persécuter les Juifs fournissait au Führer une raison morale de s’en abstenir, une raison catégorique et non conventionnelle. D’une part, cette raison ne dépendait pas de ses désirs : quand nous affirmons qu’il n’aurait pas dû persécuter les Juifs, nous ne présupposons pas que Hitler avait un désir qu’il n’a pas satisfait en agissant de la sorte ; Hitler n’aurait pas dû persécuter les Juifs, quels que soient ses désirs ou ses motivations ; il disposait d’une raison catégorique. D’autre part, cette raison ne reposait sur aucune convention. Il s’agissait d’une véritable raison. En effet, alors qu’il peut être légitime de votre part de dire « Tant pis pour la politesse » et de continuer de parler la bouche pleine, Hitler aurait été tout aussi critiquable (voire davantage) s’il avait dit « Tant pis pour la morale ».

Il est extrêmement plausible que les raisons hypothétiques découlent de faits naturels. Par exemple, deux faits naturels suffisent à vous fournir une raison de brosser vos dents régulièrement : vous désirez ne pas avoir de caries et vous en aurez probablement si vous ne le faites pas. Les faits naturels sont donc à même d’engendrer des raisons hypothétiques. Il en va vraisemblablement de même des raisons conventionnelles. Le fait qu’il est impoli de parler la bouche pleine génère une (pseudo-)raison de ne pas parler la bouche pleine, mais il est manifestement identique au fait que la plupart des gens considèrent qu’il est impoli de parler la bouche pleine, lequel est naturel au sens qui nous intéresse. En revanche, on voit mal comment de simples faits naturels pourraient engendrer des raisons qui soient à la fois catégoriques et non conventionnelles. D’où la seconde prémisse de notre argument.

Les naturalistes rejettent généralement la première prémisse, considérant soit que les faits moraux entrainent seulement des raisons hypothétiques (Finlay 2008), soit qu’ils entrainent seulement des raisons conventionnelles (Foot 1972), soit encore qu’ils n’entrainent pas de raisons du tout (Railton 1986 ; Brink 1989). Mais on peut trouver cette stratégie insatisfaisante, comme le suggèrent les considérations énumérées ci-dessus.

2. La composante ontologique de la théorie de l’erreur

Pour rappel, la théorie de l’erreur résulte de la combinaison de deux affirmations : les énoncés moraux présupposent l’existence de faits moraux non naturels ; et ces faits n’existent pas. Si les non-cognitivistes et les naturalistes contestent la première affirmation, les non-naturalistes rejettent la seconde. À l’instar des théoriciens de l’erreur, ils considèrent que les jugements moraux représentent des faits non naturels. Mais ils croient en l’existence de ces faits. Il est temps de nous pencher sur les raisons qui militent contre cette croyance. On peut penser que les faits moraux n’existent pas (i) parce qu’ils sont dépourvus de pouvoir explicatif, (ii) parce qu’ils font l’objet de nombreux désaccords, (iii) parce qu’ils entrainent des raisons catégoriques et non conventionnelles, et (iv) parce qu’ils surviennent sur des faits dont ils sont entièrement distincts.

a. L’absence de pouvoir explicatif des faits moraux

Les choses naturelles sont souvent susceptibles d’être observées. Nous pouvons voir la pluie tomber, entendre la cinquième symphonie de Beethoven, apprécier le goût des moules marinières, toucher le clavier d’un ordinateur et sentir le parfum de l’herbe fraichement coupée. Quand nous ne pouvons pas les observer, les choses naturelles en expliquent d’autres, qui sont elles-mêmes observables. Ainsi, bien que les physiciens ne puissent percevoir directement les protons, ils en observent les effets – un nuage de vapeur dans une chambre à particules, par exemple. En clair, les entités naturelles sont dotées de pouvoir explicatif : elles expliquent (directement ou non) certaines de nos expériences.

Si les faits moraux étaient naturels, ils seraient donc dotés de pouvoir explicatif. Puisqu’ils ne le sont pas, il se pourrait donc qu’ils n’expliquent rien, comme le suggère un scénario désormais fameux (Harman 1977) :

Un passant observe des jeunes déscolarisés qui, afin d’échapper à l’ennui, mettent le feu à un chat après l’avoir enduit d’essence. Le passant juge immédiatement que les délinquants ont fait quelque chose de mal.

Manifestement, tout ce qui se passe dans ce scénario peut être expliqué en termes des faits naturels qu’il relate ; le caractère immoral de l’acte ne cause rien, pas même le jugement du passant. En effet, ce dernier résulte des propriétés naturelles de l’acte (qui a causé de grandes souffrances) combinées à la psychologie du passant (lequel est disposé à juger immoraux les actes qui génèrent de grandes souffrances).

Considérez maintenant un autre cas :

Un physicien observe un nuage de vapeur se former dans une chambre à particules. Il juge immédiatement que cette dernière contient un proton.

Ce scénario diffère du précédent en ce que le proton joue un rôle causal, contrairement à l’immoralité de l’acte des délinquants. Alors que celle-ci n’expliquait pas le jugement du passant, la présence du proton explique celui du physicien : ce dernier juge qu’il y a un proton parce qu’il observe un nuage de vapeur ; il observe un nuage de vapeur parce qu’il y a un nuage de vapeur ; et il y a un nuage de vapeur parce qu’il y a un proton.

La question du pouvoir explicatif des faits moraux est importante. À en croire un principe très populaire d’économie ontologique, si la présence d’une entité n’explique rien, les chances sont bonnes que cette entité n’existe pas. Les théoriciens de l’erreur assoient parfois leur thèse ontologique sur ce principe, au moyen de l’argument suivant :

(7) Les faits moraux n’expliquent rien.(8) Si une chose n’explique rien, il est probable qu’elle n’existe pas.(9) Donc il est probable que les faits moraux n’existent pas.

Par conséquent, il est probable que la théorie de l’erreur soit vraie et le non-naturalisme faux. Les non-naturalistes doivent nier l’une des prémisses de cet argument, mais ils ont le choix.

Afin de nier la première prémisse, certains s’appuient sur le constat banal que les faits moraux dépendent de faits naturels. Si la torture est injuste, c’est parce qu’elle implique de grandes souffrances, par exemple. Il se pourrait donc que les faits moraux héritent du pouvoir causal des propriétés naturelles dont ils dépendent (Shafer-Landau 2003). De façon analogue, les faits psychologiques ne sont pas identiques aux faits neurologiques. Parce qu’ils n’en dépendent pas moins, ils semblent toutefois hériter de leur pouvoir explicatif. À proprement parler, le fait que vous vous munissez de votre parapluie n’est pas causé par votre croyance qu’il va pleuvoir, mais par un état de votre cerveau dont dépend cette croyance. En soit, votre croyance ne cause rien. On peut néanmoins penser qu’elle hérite du pouvoir causal de l’état cérébral en question : s’il vous incite à vous munir de votre parapluie, elle en fait autant. De la même manière, on pourrait penser que le fait que tel acte de torture est injuste hérite du pouvoir causal du fait que cet acte engendre de grandes souffrances, dont il dépend.

Dans le présent contexte, cette défense présente toutefois un inconvénient majeur. Votre croyance qu’il va pleuvoir hérite du pouvoir causal de votre état cérébral en vertu non du seul fait qu’elle dépend de lui, mais plus spécifiquement du fait qu’il la réalise, qu’il la constitue, en ce sens que cette instance de la croyance qu’il va pleuvoir est identique à cette instance de l’état cérébral correspondant. Bien sûr, on peut considérer que les propriétés morales sont elles aussi réalisées par des propriétés naturelles ; que chaque instance de l’injustice est identique à une instance d’une propriété naturelle (Shafer-Landau 2003). Malheureusement, cette conception de la relation moral-naturel permet difficilement de rendre compte de l’autorité de la morale. Si les faits moraux étaient constitués de faits naturels, on voit mal comment ils pourraient nous fournir des raisons catégoriques et non conventionnelles d’agir. Le fait moral que tel acte est injuste vous fournit une raison catégorique de vous en abstenir, ce qui n’est vraisemblablement pas le cas du fait naturel que cet acte causerait de grandes souffrances.

Une autre manière de rejeter la première prémisse consiste à admettre que les faits moraux ne causent rien de naturel tout en affirmant qu’ils expliquent d’autres faits moraux (Brink 1989 ; Nagel 1989). Le fait que la torture est injuste n’explique certes pas votre croyance que la torture est injuste, mais il explique le fait que des choses injustes se passent à Guantanamo. L’ennui avec cette solution est qu’elle ressemble fort à une pétition de principe, comme le suggère un bref rappel de la dialectique. Au commencement, les antiréalistes nient l’existence de faits moraux d’après eux superflus du point de vue de l’explication. Les non-naturalistes leur rétorquent que ces faits sont au contraire indispensables pour qui veut expliquer les faits moraux. Malheureusement, les antiréalistes se passent volontiers de ce type d’explication, convaincus qu’il n’y a en l’occurrence rien à expliquer. Leurs opposants esquivent donc la question en partant du principe que les faits moraux figurent au nombre des choses qu’il convient d’expliquer (Shafer-Landau 2003).

D’autres non-naturalistes se sont attaqués à la seconde prémisse de l’argument : en affirmant que l’impuissance explicative des faits moraux n’affecte en rien la probabilité de leur existence, ils rejettent le principe d’économie ontologique. Une première façon de justifier ce rejet suppose d’identifier des « compagnons de culpabilité » (companions in guilt) – d’autres entités qu’il nous faudrait également exclure de notre ontologie, puisqu’elles sont elles aussi dénuées de pouvoir explicatif. On pense immédiatement aux faits épistémiques : si le fait qu’il faut respecter son père n’explique rien, il en va vraisemblablement de même du fait qu’il faut croire en la théorie de l’évolution. Si le premier est « ontologiquement coupable » parce qu’il n’explique rien, c’est également le cas du second, ce qui est assez invraisemblable. Les théoriciens de l’erreur qui ont l’estomac solide peuvent bien sûr avaler la pilule et affirmer que les faits épistémiques sont aussi suspects que les faits moraux. Mais alors, par extension, ils doivent en dire autant du fait qu’il faut croire en la théorie de l’erreur : ce fait n’existe probablement pas ; il n’est probablement pas le cas qu’il faille croire en la théorie de l’erreur (Cuneo 2010). C’est ennuyeux.

Afin de neutraliser cette contre-attaque, les théoriciens de l’erreur disposent de deux options. D’une part, ils peuvent soutenir que les faits épistémiques sont naturels et donc dotés de pouvoir explicatif (Heathwood 2009). D’autre part, ils peuvent concéder que les faits épistémiques n’existent probablement pas tout en arguant que ce qui compte n’est pas tant ce que nous devons croire que ce qui est probablement vrai : même si nous ne devons pas spécialement croire en la théorie de l’erreur, elle est probablement vraie, et ça n’est déjà pas mal (Olson 2014).

Une deuxième manière, pour les non-naturalistes, de rejeter la prémisse (8) consiste à contester l’application du principe d’économie ontologique au monde normatif. Certes, le principe selon lequel les choses qui n’expliquent rien n’existent probablement pas s’applique parfaitement à certaines entités : puisque le père Noël et Dieu n’expliquent rien, il est probable qu’ils n’existent pas. Néanmoins, d’après la présente ligne argumentative, c’est seulement parce que ces entités expliqueraient des choses si elles existaient qu’il est légitime de s’en défaire ainsi d’un coup de rasoir d’Occam. Dieu exaucerait les prières des adultes et le père Noël, celles des enfants. Mais ils n’en font rien, ce qui semble indiquer qu’ils n’existent pas. Mais les faits normatifs n’ont pas de telles prétentions : parce qu’ils portent sur ce qui doit être plutôt que sur ce qui est, rien dans leur nature n’implique qu’ils auraient, s’ils existaient, des effets susceptibles d’être observés (Shafer-Landau 2003).

Une troisième réponse mérite d’être mentionnée. L’idée est ici que le pouvoir explicatif d’un type d’entités justifie de croire en ces entités seulement parce que l’explication est l’un des projets qui nous sont indispensables. S’il est légitime de croire en l’existence des protons, par exemple, ce n’est pas parce qu’ils sont indispensables spécifiquement du point de vue de l’explication, mais parce qu’ils sont indispensables à un projet auquel nous aurions tort de renoncer. Or, d’autres projets ne sont pas moins indispensables que celui d’expliquer, notamment celui de délibérer. Parce que les faits normatifs sont indispensables au projet de délibérer, il est donc légitime d’y croire même s’ils n’ont pas de pouvoir explicatif (Enoch 2011).

b. Le problème du désaccord

Pour qui a au moins un ami, ou un téléviseur, un constat s’impose : la morale est le théâtre de nombreux désaccords. Certains considèrent que l’euthanasie est toujours immorale ? D’autres leur rétorquent qu’elle est parfois acceptable. Certains pensent que la peine de mort constitue une juste rétribution ? D’autres la trouvent fondamentalement indigne. Certains jugent la consommation de viande injuste ? D’autres se chargent volontiers de leur expliquer que chacun met bien ce qu’il veut dans son assiette – sauf des morceaux de chat, de chien ou d’humain, ce qui serait évidemment inqualifiable.

Pour les théoriciens de l’erreur, ce constat n’a rien d’étonnant : en l’absence de faits moraux qui soient à même de rendre vraies nos croyances morales, il est somme toute assez logique que nous ayons des difficultés à nous entendre en la matière. À supposer qu’il existe des faits moraux, la chose est toutefois plus surprenante, ce qui génère l’argument du désaccord (Mackie 1977) :

(10) Les désaccords moraux sont nombreux.(11) La meilleure explication du fait que les désaccords moraux sont nombreux est que les faits moraux n’existent pas.(12) Donc il est probable que les faits moraux n’existent pas.

Cet argument a la particularité de n’être pas à proprement parler valide : sa conclusion ne s’ensuit pas logiquement de ses prémisses. Il possède néanmoins une structure largement admise par les philosophes puisqu’il s’agit d’une inférence à la meilleure explication.

Mais il rencontre trois objections. Pour commencer, si les désaccords moraux sont nombreux ce doit être en proportion des accords dont fait l’objet la morale. Or, justement, les questions morales ne manquent pas sur lesquelles nous parvenons à nous entendre. Nous sommes plus ou moins tous d’accord qu’il est injuste de punir une personne pour un crime qu’elle n’a pas commis et qu’il est immoral de prendre plaisir à la douleur d’autrui, par exemple. Si l’on tient compte des questions plus consensuelles, il n’est donc pas certain que les désaccords moraux soient si nombreux que le prétend la première prémisse de l’argument du désaccord.

La deuxième objection prend pour cible sa seconde prémisse, selon laquelle l’inexistence des faits moraux explique les désaccords moraux mieux que toute autre hypothèse. À bien y réfléchir, d’autres explications sont assez plausibles. De nombreux désaccords moraux sont imputables à des biais : il est parfois difficile de reconnaître le caractère immoral d’un acte qui est dans notre intérêt, accepté par notre communauté ou conforme à une tradition à laquelle nous tenons. Combinés à notre talent pour l’auto-duperie, à notre tendance à prendre nos désirs pour des réalités et à notre faible disposition pour l’empathie, ces biais pourraient bien expliquer la plupart de nos désaccords (Brink 1989 ; Enoch 2011). Parfois, l’explication n’a même rien à voir avec la morale, comme quand nos conflits moraux résultent en fait de désaccords non moraux (Huemer 2005). Ainsi, Gilbert juge qu’il est acceptable de manger de la viande parce qu’il croit que sa survie en dépend, tandis que Marthe juge qu’il est injuste de le faire parce qu’elle sait que les végétariens sont généralement en très bonne santé. De tels désaccords ne sauraient compter contre l’existence de faits moraux. Certains philosophes sont prêts à généraliser ce constat : d’après eux, tous les désaccords moraux reposent sur des désaccords non moraux (Boyd 1988). Il est toutefois permis de douter de cette assertion.

La troisième objection fait appel à des compagnons de culpabilité (Huemer 2005). Et il faut bien reconnaître que les désaccords ne s’arrêtent pas aux frontières de l’éthique. On en trouve dans bien d’autres domaines : nous nous disputons au sujet de l’origine de l’humanité, de l’existence de phénomènes paranormaux, et même de l’équipe qui emportera la prochaine ligue des champions. Qui en conclurait qu’il n’y a pas de faits en la matière ? L’espèce humaine est, au même titre que les autres espèces, le fruit d’un long processus évolutif, il n’y a pas de phénomènes paranormaux, et le Real Madrid sera évidemment sacré champion. Si ces désaccords sont compatibles avec l’existence des faits sur lesquels ils portent, pourquoi les désaccords moraux ne le seraient-ils pas avec celle des faits moraux ?

Les théoriciens de l’erreur se doivent donc d’identifier une différence entre les désaccords moraux et non moraux. On peut par exemple penser que les premiers ont ceci de particulier que même des individus idéalement rationnels ne parviendraient pas à y mettre un terme. De tels individus n’auraient en revanche pas de désaccords non moraux. Cette idée a donné lieu à une version alternative de l’argument du désaccord :

(13) Les désaccords moraux seraient nombreux même parmi des individus parfaitement rationnels.(14) La meilleure explication du fait que les désaccords moraux seraient nombreux même parmi des individus parfaitement rationnels est que les faits moraux n’existent pas.(15) Donc il est probable que les faits moraux n’existent pas.

Ce raisonnement a sur le précédent l’avantage d’exclure toute explication des désaccords moraux en termes de biais, puisque des individus parfaitement rationnels échapperaient aux biais dont nous sommes victimes. Il rencontre néanmoins une difficulté majeure, qui concerne le concept de rationalité employé dans ses deux prémisses. La rationalité peut être substantielle ou procédurale. Mais dans un cas comme dans l’autre, il convient de rejeter l’une des prémisses de l’argument du désaccord 2.0 (Shafer-Landau 2003).

Un sujet est substantiellement rationnel seulement s’il accède aux raisons qui pèsent sur lui ; seulement s’il sait ce qu’il doit faire, y compris du point de vue moral. Il n’y aurait donc pas de désaccords moraux si les gens étaient substantiellement rationnels : ayant par définition accès aux raisons morales, et par là aux faits moraux, ils ne pourraient que s’entendre. Selon la conception substantielle de la rationalité, la prémisse (13) est donc fausse.

Les théoriciens de l’erreur adoptent généralement une conception procédurale de la rationalité. Être rationnel en ce sens implique simplement de respecter certaines règles, certaines procédures : entretenir des croyances cohérentes, ne faire que des inférences justifiées et s’affranchir des biais, par exemple. Mais alors, il semble que la rationalité procédurale soit compatible avec la possession de fausses croyances morales, pour peu que celles-ci soient cohérentes, et qu’elles ne résultent ni d’inférence fallacieuses ni de biais. Après tout, il se pourrait bien que certaines vérités morales soient épistémiquement inaccessibles même à des agents tout à fait rationnels. De tels sujets peineraient donc à trouver un accord malgré l’existence de faits moraux. Selon la conception procédurale de la rationalité, il convient donc de rejeter la prémisse (14).

c. Y a-t-il des raisons catégoriques et non conventionnelles ?

Contrairement au naturalisme, le non-naturalisme est compatible avec l’autorité de la morale : les faits moraux entrainent des raisons catégoriques et non conventionnelles, ce qu’ils ne sauraient faire s’ils étaient naturels. Mais cet avantage s’accompagne d’un inconvénient : parce qu’ils affirment l’existence de faits moraux, les non-naturalistes sont engagés à l’existence de raisons catégoriques.

Puisqu’ils ne croient pas en l’existence de telles raisons, les théoriciens de l’erreur souscrivent au raisonnement suivant :

(16) Si les faits moraux existent, les raisons catégoriques existent.(17) Les raisons catégoriques n’existent pas.(18) Donc les faits moraux n’existent pas.

Comme nous l’avons constaté, certains philosophes contestent la première prémisse de cet argument. Mais cette réaction convient mal aux non-naturalistes, qui s’enorgueillissent souvent de prendre la morale au sérieux. Le propre des faits moraux est d’après eux de nous fournir des raisons catégoriques et non conventionnelles d’agir ; s’il y a des faits moraux, il y a donc de telles raisons. En conséquence, les non-naturalistes ont ciblé leur offensive sur la prémisse (17) : de leur point de vue, il existe des raisons catégoriques et non conventionnelles.

Mais pourquoi les théoriciens de l’erreur nient-ils l’existence de telles raisons ? Voici leur principal argument :

(19) Toutes nos raisons non conventionnelles dépendent de nos motivations.(20) Or, toutes nos motivations dépendent de nos désirs.(21) Donc toutes nos raisons non conventionnelles dépendent de nos désirs.

La première prémisse de cet argument est généralement appelée « internalisme des raisons ». Elle est assez intuitive : comment pourrions-nous avoir de véritables raisons qui ne soient pas susceptibles d’avoir le moindre impact sur notre motivation (Joyce 2001) ? Certains philosophes ne se sont pourtant pas contentés de leurs intuitions, qui l’ont défendue de façon plus argumentée (Huemer 2005) :

(22) Si j’ai une raison de faire A, je dois faire A sauf raison contraire.(23) Si je dois faire A, je peux librement faire A.(24) Si je peux librement faire A, je peux être motivé à faire A.(25) Donc, si j’ai une raison de faire A, je peux être motivé à faire A, sauf raison contraire.

Cet argument n’est pas du goût du non-naturaliste Russ Shafer-Landau (2003), qui déplore l’ambiguïté de la notion de liberté invoquée dans ses deuxième et troisième prémisses. Ces propositions sont vraisemblables tant que la signification de l’expression « peux librement » varie de l’une à l’autre. Mais l’une d’entre elles au moins doit être abandonnée dès lors que cette expression conserve le même sens tout du long. La prémisse (23) est difficilement contestable si la modalité à l’œuvre est la possibilité physique : puisqu’il vous est physiquement impossible de vous envoler, il n’est pas le cas que vous deviez vous envoler. Malheureusement, sous cette même modalité, la prémisse (24) est assez improbable : bien que vous puissiez le faire sans violer les lois de la physique, vous n’êtes pas du tout motivé à manger vos propres yeux. À y regarder de plus près, cette prémisse n’est plausible que si l’on interprète l’opérateur de possibilité en termes de rationalité : s’il est possible que je fasse A, en ce sens que A est d’une certaine manière connectée à mes motivations, alors je peux librement faire A. Malheureusement, sous la même interprétation, la prémisse (23) commet une pétition de principe. En effet, elle signifie alors que je ne dois faire A que si A est d’une certaine manière connectée à mes motivations, ce que les ennemis de l’internalisme tiennent évidemment pour faux.

La prémisse (20) de l’argument des théoriciens de l’erreur exprime la théorie huméenne de la motivation. Elle aussi, jouit à première vue du soutien de nos intuitions : en principe, à moins d’être associées à un désir, nos croyances sont inertes du point de vue de la motivation. Si vous croyez que le dernier album de maitre Gims est sorti, il faut encore que vous désiriez en faire l’acquisition pour vous rendre chez le disquaire – ce qui ne va pas de soi. D’après la théorie huméenne, notre monde mental est divisé en deux parties : d’un côté, nos croyances représentent le monde d’une certaine façon mais ne suffisent jamais à nous disposer à l’action ; de l’autre, nos désirs nous motivent mais n’ont pas pour fonction de représenter le monde.

L’argument le plus connu en faveur de cette théorie n’est pas signé David Hume mais Michael Smith (1987, 1994) :

(26) Être motivé par une raison requiert d’avoir un but.(27) Avoir un but, c’est être dans un état mental à la direction d’ajustement monde-esprit.(28) Les croyances n’ont pas la direction d’ajustement monde-esprit.(29) Donc être motivé par une raison requiert d’avoir plus qu’une croyance.

Cela requiert d’avoir un désir.

La première prémisse de cet argument est très plausible. Certes, quand vous vous grattez le dos frénétiquement parce qu’un moustique vous a piqué, vous ne cherchez pas à apaiser la démangeaison ; vous répondez simplement à un besoin. Être motivé n’implique donc pas toujours d’avoir un but. Cette prémisse n’implique toutefois rien de tel, puisqu’elle ne décrit que les cas où nous sommes motivés par une raison. Quand vous dites « Je prends le bus pour arriver à l’heure à ma leçon de tuba » ou « J’étudie la philosophie parce que je veux passer à la télé » vous êtes motivé par une raison. Et votre motivation requiert vraisemblablement d’avoir un but – arriver à l’heure ou passer à la télé. Les choses sont très différentes lorsque vous vous grattez parce que ça vous gratte.

Les prémisses (27) et (28) mentionnent la direction d’ajustement de deux types d’attitudes : avoir un but et entretenir une croyance. On dit que nos buts ont la direction d’ajustement monde-esprit parce que, quand leur contenu ne correspond pas au monde, nous sommes disposés à modifier le monde afin qu’il lui corresponde. Si vous avez pour objectif de passer à la télé, vous ferez probablement ce qu’il faut pour que cela arrive. Dans une certaine mesure, vous changerez le monde. La prémisse (27) est donc assez vraisemblable. Contrairement aux buts, les croyances ont la direction d’ajustement esprit-monde, en ce sens que, quand leur contenu ne correspond pas au monde, elles tendent à s’y ajuster. Si vous croyez qu’il pleut mais que vous réalisiez qu’il fait grand beau, vous tendrez à abandonner votre croyance, conformément à la prémisse (28).

Certains non-naturalistes contestent la première prémisse de l’argument de Smith et nient que la motivation soit toujours une affaire téléologique (Shafer-Landau 2003). D’après eux, il nous arrive d’être motivés par une raison sans pour autant chercher à atteindre un but, notamment lorsque nous considérons qu’une action relève de notre devoir. Le juge qui refuse un pot-de-vin, par exemple, ne cherche pas à satisfaire un désir. Il est simplement convaincu que décliner l’offre est la chose à faire. D’autres non-naturalistes en ont après la deuxième prémisse et arguent que certains buts ont une direction d’ajustement esprit-monde (Huemer 2005) : croire que la renommée est désirable, c’est avoir la renommée pour objectif ; pourtant, cette croyance a une direction d’ajustement esprit-monde, puisque celui qui réalise que la renommée n’est pas désirable niera qu’elle le soit. Enfin, certains philosophes se sont attaqués à la troisième prémisse, selon laquelle les croyances n’ont pas la direction d’ajustement monde-esprit (McNaughton 1988). Les croyances normatives auraient en fait les deux directions d’ajustement : croire que la consommation de viande est injuste, par exemple, impliquerait d’être disposé non seulement à abandonner cette croyance si l’on découvre que manger de la viande n’est en fait pas injuste, mais aussi à ne pas manger de viande.

d. Le problème de la survenance

On dit souvent que le moral survient sur le naturel. Derrière cette formule un peu technique, l’idée est plutôt simple : deux choses qui ont les mêmes propriétés naturelles ne peuvent pas différer moralement. Hitler n’aurait pas pu s’en prendre de la sorte aux Juifs sans rien faire de mal et Gandhi n’aurait pas pu être une ordure en se conduisant exactement comme il l’a fait. Si deux choses diffèrent moralement, il y a forcément une propriété naturelle qui n’est instanciée que par l’une d’entre elles.

Cette thèse de survenance découle logiquement de certaines théories métaéthiques. Ainsi, à supposer que les termes moraux aient des synonymes naturels, il n’y a rien d’étonnant à ce que le moral survienne sur le naturel. Si le prédicat « est bon » a pour synonyme le prédicat « maximise le plaisir », par exemple, il va de soi que deux actions ne peuvent pas différer moralement sans que l’une maximise le plaisir et l’autre non. La propriété de maximiser le plaisir étant naturelle, il s’ensuit que deux actions ne peuvent pas différer moralement si elles possèdent les mêmes propriétés naturelles. Les non-cognitivistes aussi peuvent facilement rendre compte de la survenance morale. Elle découle d’après eux de la fonction du discours moral : recommander ou condamner des actions sur la base de leurs propriétés naturelles. Celui qui emploie deux énoncés moraux pour exprimer des attitudes différentes à l’égard d’actions qui instancient les mêmes propriétés naturelles le détourne de sa fonction première (Blackburn 1993 ; Ridge 2007).

Mais les choses ne sont pas aussi simples pour le non-naturalisme : on voit mal pourquoi le moral surviendrait sur le naturel dans le monde qu’il nous dépeint. La survenance paraît tout bonnement inexplicable si l’on admet que les propriétés morales sont des entités distinctes des propriétés naturelles. Les non-naturalistes nous doivent donc une explication (Mackie 1977 ; Blackburn 1984). Comme souvent, ils ont tout loisir d’identifier des compagnons de culpabilité, des théories non réductionnistes à première vue plausibles au sujet de domaines dans lesquels on trouve de la survenance. Ainsi, le mental survient sur le physique sans y être réductible pour autant : si Jocelyne est joyeuse alors que Suzette est triste, Jocelyne et Suzette sont nécessairement dans des états cérébraux différents ; pourtant, ni la joie ni la tristesse ne sont identiques à un état cérébral donné. Coupable ou non, le non-naturalisme semble être en bonne compagnie.

Mais cette réponse n’est pas tout à fait satisfaisante. Il existe une différence cruciale entre les survenances mentale et morale : tandis que la première est synthétique, la seconde est analytique ; elle découle des concepts moraux (Blackburn 1993). Celui qui affirme qu’une action est bonne et l’autre mauvaise tout en concédant qu’elles instancient les mêmes propriétés naturelles est conceptuellement confus ; il ne maitrise manifestement pas l’usage des termes « bon » et « mauvais ». À l’inverse, celui qui prétend que Jocelyne est joyeuse et Suzette triste bien qu’elles soient dans des états cérébraux exactement similaires ne fait pas forcément la preuve de son incompétence conceptuelle – sans quoi il faudrait adresser ce reproche à des civilisations entières, ce qui est tout sauf charitable. Il se pourrait qu’il ignore simplement une vérité métaphysique. La survenance mentale est donc une thèse ontologique.

En clair, il convient d’expliquer non seulement la survenance du moral sur le naturel, mais le caractère analytique de cette relation. Une deuxième solution s’inspire de l’explication non cognitiviste. La survenance résulterait d’une contrainte qui pèse sur notre usage du langage moral : nous sommes supposés employer les énoncés moraux afin de recommander ou de condamner des conduites sur la base de leurs propriétés naturelles. Mais rien n’interdit aux non-naturalistes de faire eux aussi découler le caractère analytique de la survenance d’une telle convention (Ridge 2005). Il se pourrait que les concepts moraux soient simplement des concepts de faits survenant sur des faits naturels (Huemer 2005). Rien de surprenant alors à ce que le moral survienne analytiquement sur le naturel.

Plutôt que de s’arrêter en si bon chemin, les non-naturalistes ont apporté une troisième solution au problème de la survenance (Huemer 2005). Selon l’épistémologie intuitionniste qu’ils associent souvent à leur théorie générale, nous accédons à la réalité morale par le biais de nos intuitions. Par exemple, nous savons que la douleur est mauvaise parce que nous en avons l’intuition. Or, les plus fondamentales de nos intuitions morales pourraient bien porter sur des faits tels que [la propriété de maximiser le plaisir rend les actions qui la possèdent bonnes], [la propriété d’engendrer de la souffrance rend les actions qui la possèdent mauvaises] et [la propriété d’être disposé à se sacrifier pour autrui rend les personnes qui la possèdent vertueuses]. Bien sûr, on peut penser que ces énoncés sont à nuancer : la propriété d’engendrer de la souffrance ne rend les actions qui la possèdent que prima facie mauvaises ; il se peut qu’une action qui cause de la souffrance ait par ailleurs des conséquences si désirables qu’elle soit bonne tout bien considéré. Ce n’est qu’à la lumière de toutes ses propriétés naturelles que l’on peut dire si une action est bonne ou mauvaise. Il n’en demeure pas moins que, d’après cette théorie, l’énoncé « Cette action est bonne » signifie « La somme des propriétés naturelles de cette action rend bonnes les actions qui la possède », lequel implique que toute action qui instancie les mêmes propriétés naturelles sera bonne également. C’est donc une vérité conceptuelle que deux actions ne peuvent pas différer moralement sans différer quant à leurs propriétés naturelles.

Bien qu’elles soient assez séduisantes, ces deux solutions ont peut-être un sérieux défaut : être hors sujet. Certains philosophes considèrent en effet que le problème de la survenance relève moins de l’épistémologie ou de la sémantique que de l’ontologie. Or, la première réponse parvient peut-être à rendre compte d’un fait linguistique – l’incompétence de celles et ceux qui nient la survenance – et la seconde d’un phénomène épistémique – notre connaissance de la survenance. Mais elles n’expliquent pas comment il pourrait exister des propriétés non naturelles qui surviennent sur des propriétés naturelles (Ridge 2005, 2007).

3. Les conséquences pratiques de la théorie de l’erreur

Si vous pensez que les énoncés religieux et ceux qui concernent les sorcières sont faux, vous ne formez probablement pas de jugements dans ces domaines – vous ne jugez pas que Jeanne d’Arc était une sorcière ou que Dieu désapprouve la sodomie. Certaines théories de l’erreur s’accompagnent donc naturellement de l’abandon des jugements correspondants. Mais d’autres n’ont pas ce type d’implications. Supposez que les énoncés arithmétiques soient faux, parce qu’ils présupposent l’existence de faits mathématiques qui n’existent en fait pas. Faudrait-il alors cesser de juger que deux et deux font quatre ? Ou encore, supposez que les jugements de culpabilité soient faux parce qu’ils présupposent l’existence d’une forme de libre arbitre qui n’est pas compatible avec le déterminisme. Faudrait-il alors cesser de juger que Charles Manson était coupable des crimes qu’il a commis et le remettre en liberté ? On peut penser au contraire que les jugements mathématiques et les jugements de culpabilité ont une utilité qui ne dépend pas de leur vérité, auquel cas il serait judicieux de continuer d’en former même s’ils étaient faux.

Admettons pour les besoins de l’argument que la théorie de l’erreur morale est vraie. Il reste donc à savoir que faire de nos jugements moraux. Avant de passer en revue les réponses qui ont été apportées à cette question, il est toutefois crucial de bien la comprendre. Pour commencer, il ne s’agit pas d’une question morale : nous ne voulons pas savoir si nous avons le devoir moral de former des jugements moraux ou de nous en abstenir, puisque nous savons déjà que nous n’avons pas de devoirs moraux. La question n’est pas épistémique non plus : nous ne voulons pas savoir si les données dont nous disposons confirment nos croyances morales ou non, puisque nous savons déjà qu’elles ne le font pas. La question qui nous intéresse est prudentielle ; elle concerne l’attitude que nous devrions adopter vis-à-vis des propositions morales compte tenu de nos désirs et intérêts. Dans la terminologie déployée dans la section précédente, les raisons qui sont pertinentes pour notre propos ne sont donc pas catégoriques, mais hypothétiques (Joyce 2001).

Cette précision a une conséquence importante. Sachant que les désirs et les intérêts varient considérablement d’une personne à l’autre, il en va de même de nos raisons hypothétiques. L’idée que nous devrions faire ceci ou cela de nos jugements moraux est donc à comprendre comme un conseil, et comme tout conseil elle pourrait ne pas s’appliquer également à tous (Joyce 2001). Le mieux que nous puissions espérer trouver est une recommandation qui tienne la route compte tenu d’un ensemble de désirs et d’intérêts largement partagés. L’hypothèse qu’il existe un tel ensemble est évidemment empirique, mais elle jouit du soutien de la littérature philosophique : la plupart des philosophes qui prennent part à ce débat souhaitent notamment résoudre leurs conflits de manière pacifique et vivre dans une société dans une certaine mesure égalitaire. Il est indéniable que certains individus ne partagent pas les intérêts en question ; la question « Que devrions-nous faire de nos jugements moraux ? » ne les concerne pas.

Elle doit encore être spécifiée d’une seconde manière, afin de remédier à une ambiguïté. C’est une chose de se demander si, dans une situation particulière, nous devrions accepter une proposition morale ; c’en est une autre de se demander si nous devrions faire en sorte d’y croire à moyen ou long terme. Sachant que vous n’avez probablement pas de contrôle sur ce que vous êtes sur le point de croire, il ne fait pas de sens de dire que vous devriez, maintenant, juger que mentir est mal. La question qui nous intéresse ne mérite donc qu’on s’y attarde que si elle porte sur une disposition stable à accepter des propositions morales. Si nous avons un devoir en la matière, c’est celui de développer une tendance à former des jugements moraux (Joyce 2001).

Que devrions-nous donc faire de nos croyances morales ? On trouve dans la littérature tout une variété de réponses à cette question. Les abolitionnistes préconisent l’abolition de la morale et nous enjoignent à cesser de former des jugements moraux. À l’inverse, les conservationnistes considèrent que nous devrions continuer d’avoir des croyances morales. Les fictionnalistes occupent une position intermédiaire, puisqu’ils pensent que nous devrions remplacer ces croyances par des attitudes fictionnelles, des quasi-croyances. Enfin, les naturalistes nous recommandent de les remplacer par d’autres croyances, non morales.

a. Le fictionnalisme

Le fictionnalisme que l’on qualifie parfois de « révolutionnaire » (à ne pas confondre avec le fictionnalisme « herméneutique ») est un révisionnisme. Ses partisans considèrent en effet que nous devrions remplacer nos croyances morales par des attitudes qui ressemblent à certains égards à celles que nous entretenons vis-à-vis des œuvres de fiction. Nous devrions, par exemple, penser que la torture est injuste comme nous pensons que Sherlock Holmes vit au 221b Baker Street. La seconde pensée ne nous engage ni à l’existence du détective ni à la vérité de la proposition Sherlock Homes vit au 221b Baker Street. De manière analogue, la première ne nous engagerait ni à l’existence de l’injustice ni à la vérité de la proposition La torture est injuste.

Comme le savent les théoriciens de la fiction, il existe deux types d’attitudes fictionnelles. Si, en plein visionnage du Projet Blair Witch, vous vous exclamez : « Il y a une sorcière dans la forêt », vous ne croyez évidemment pas qu’il y a une sorcière dans la forêt. Vous croyez seulement que, dans le film, il y a une sorcière dans la forêt. Votre attitude est bien une croyance. Néanmoins, son contenu n’est pas Il y a une sorcière dans la forêt mais dans la fiction, il y a une sorcière dans la forêt. Les choses sont différentes lorsque l’actrice Heather Donahue énonce la même proposition. Parce qu’elle joue un rôle dans la fiction, sa perspective n’est pas la même que la vôtre : elle est interne à la fiction. Contrairement à vous, Donahue ne parle pas de la fiction mais dans la fiction. Le contenu de son attitude est littéralement Il y a une sorcière dans la forêt. Mais cette attitude n’est pas une croyance – disons qu’il s’agit d’une « quasi-croyance ».

On peut définir une fiction morale comme un ensemble de propositions morales. Le fictionnalisme est alors une thèse sur l’attitude que nous devrions adopter vis-à-vis d’une telle fiction. Mais les fictionnalistes ne pensent pas que nous devrions croire que mentir est mal dans la fiction morale comme vous croyez qu’il y a une sorcière dans le Projet Blair Witch. D’après eux, nous devrions quasi-croire que mentir est mal, de la même manière que Donahue quasi-croit qu’il y a une sorcière dans la forêt (Joyce 2001). Nous devrions remplacer nos croyances morales, non pas par des croyances qui portent sur le contenu d’une fiction morale, mais par des quasi-croyances morales.

Mais alors, qu’est-ce qu’une quasi-croyance ? On peut distinguer ces attitudes des croyances de la façon suivante (Joyce 2001). Pour tout sujet S et toute proposition P, tandis que :

(30) S croit que P si, et seulement si, S accepte P dans ses contextes les plus critiques,(31) S quasi-croit que P si, et seulement si, S accepte P dans un certain contexte tout en étant disposé à accepter non-P dans ses contextes les plus critiques.

où, pour toute paire de contextes C1 et C2 :(32) C1 est plus critique que C2 si, et seulement si, un présupposé qui est accepté en C2 est remis en cause en C1.

Voyons comment cela s’applique au cas de Heather Donahue. Quand elle interprète son personnage dans le Projet Blair Witch, l’actrice accepte la proposition Il y a une sorcière dans la forêt, qu’elle nierait pourtant dans un contexte plus critique, où elle remettrait en cause le présupposé que ce que raconte le film est vrai, sur lequel repose cette acceptation. C’est donc qu’elle quasi-croit qu’il y a une sorcière dans la forêt.

En clair, le fictionnalisme nous recommande d’accepter certaines propositions morales dans certains contextes tout en étant disposés à rejeter ces mêmes propositions dans des contextes plus critiques. Dans la vie de tous les jours, nous devrions juger le mensonge immoral. Mais nous devrions aussi juger qu’il ne l’est pas quand nous parlons métaéthique, un contexte plus critique puisque nous y remettons en question un présupposé que nous acceptons dans le précédent : l’existence de vérités et de faits moraux.

À l’instar des abolitionnistes, les fictionnalistes pensent que nous ne devrions pas conserver nos croyances morales. Une telle politique, même si elle était viable, impliquerait à terme d’avoir des croyances incohérentes – par exemple, la croyance que la torture est injuste et la croyance qu’elle ne l’est pas (laquelle découle de la théorie de l’erreur). Comme les conservationnistes, les fictionnalistes soutiennent néanmoins qu’on aurait tort de se passer de la morale, qui remplit des fonctions essentielles. Deux en particulier. Pour commencer, en nous permettant de coordonner nos conduites, la morale nous aide à résoudre nos conflits ; elle rend ainsi possible la vie en société. Et il faut bien admettre que la perspective d’un monde dans lequel les gens ne croient pas que mentir, voler et tuer est immoral n’est pas très avenante.

Ensuite, la morale nous aiderait à pallier la faiblesse de notre volonté (Joyce 2001). La raison en est simple : bien souvent, nuire à autrui c’est se nuire à soi-même. Celui qui ment, vole et tue s’expose non seulement à sa propre culpabilité, mais aussi au ressentiment et à la colère de ses victimes (ou de leurs proches), quand ce n’est pas à leur vengeance. Si nous voulons éviter ces conséquences pénibles, nous devrions nous abstenir de mentir, de voler et de tuer. Bien sûr, cette norme est hypothétique : c’est seulement parce que nous souhaitons échapper au retour de bâton que nous ne devrions pas mentir, voler et tuer. Or, malheureusement, les normes hypothétiques sont moins contraignantes que les normes catégoriques. Ce n’est pas pour rien que les bons parents disent à leurs enfants qu’ils-doivent-se-brosser-les-dents-un-point-c’est-tout. S’ils leur expliquaient simplement que c’est dans leur intérêt de le faire, ils verraient probablement les frais de dentiste grimper en flèche. De la même manière, sans quasi-croyances morales, nous nous laisserions plus facilement tenter de mentir, de voler ou de tuer, ce qui aurait tôt fait de se retourner contre nous.

Certains philosophes ont rejeté l’argument de la faiblesse de la volonté sous prétexte qu’il présupposerait à tort que les quasi-croyances morales suffisent à nous motiver. Ces attitudes ne peuvent nous aider à lutter contre l’acrasie que si elles sont capables de nous motiver ; or, elles en sont incapables ; donc elles sont impuissantes en la matière (Garner 2007 ; Olson 2014). Cette objection semble toutefois reposer sur une conception trop étroite des quasi-croyances. Au sens qui nous intéresse, ces attitudes ne se distinguent des croyances qu’en ce qu’elles nous disposent à faire dans les contextes les plus critiques : dans de tels contextes, la croyance que P nous dispose à accepter P, tandis que la quasi-croyance que P nous dispose à rejeter P. Dans la vie de tous les jours, la croyance et la quasi-croyance que P se manifesteront de la même façon, par l’acceptation de P. Si vos croyances morales sont capables de vous motiver au moment d’agir, il en ira donc de même de vos quasi-croyances morales. Rien n’exclut par conséquent qu’elles vous aident à raffermir votre volonté.

D’après une autre objection, la psychologie des quasi-croyants serait nécessairement instable, car elle oscillerait en permanence entre deux attitudes : penser régulièrement à la théorie de l’erreur au risque de rejeter complètement les propositions morales dans tous les contextes ou ne jamais y penser, mais risquer alors d’entretenir d’authentiques croyances morales plutôt que des quasi-croyances (Olson 2014). On peut toutefois penser que celui qui, après avoir accepté la théorie de l’erreur, n’y pense plus jamais sera disposé à l’accepter encore s’il vient à se poser la question ; et qu’il continuera donc de quasi-croire qu’il ne faut pas mentir, voler et tuer (Jaquet & Naar 2016).

b. L’abolitionnisme

Pour les abolitionnistes, il est temps de faire de nos croyances morales ce que nous avons fait il y a des siècles de nos croyances à propos des sorcières : nous en débarrasser, ni plus ni moins. Et pour cause, la morale aurait de mauvaises conséquences – des conséquences allant à l’encontre de nos désirs et intérêts (Garner 2007; Hinckfuss 1987). D’une part, elle aggraverait nos conflits plutôt que de les apaiser, parfois au point d’engendrer des guerres. Et de fait, l’idée qu’on a la morale de son côté – que l’on se bat au nom du Bien contre « l’axe du mal » – n’aide pas ceux qui la cultivent à voir leurs opposants sous leur meilleur jour, ni à consentir au moindre compromis. D’autre part, la morale tendrait à stabiliser les inégalités sociales et économiques en conférant une forme de légitimité au caractère hiérarchique de nos sociétés. Puisque nous avons le bon goût de n’aimer ni les conflits ni les inégalités, autant faire le ménage dans nos attitudes.

Il n’est cependant pas clair que la morale ait ce type d’effets. L’existence de désaccords moraux est indéniable, mais nous en venons rarement à considérer que nos opposants sont moralement corrompus au point qu’il faille en venir aux mains. La plupart du temps, la morale fait au contraire office de terrain commun sur lequel articuler nos conflits d’intérêts. Et il suffit souvent que nous nous mettions d’accord sur ce qu’il est juste ou injuste de faire pour résoudre ces conflits. En outre, si elles n’avaient pas été formulées en termes de justice et d’injustice, les revendications de certains groupes sociaux – femmes, Noirs et homosexuels, par exemple – n’auraient probablement pas connu le succès que l’on sait, ce qui suggère assez que la morale peut déboucher sur plus d’égalité.

Ceci dit, même en admettant que la pratique morale actuelle est une source de conflits et d’inégalités il se pourrait que l’adoption d’une morale fictionnelle ait des conséquences plus sympathiques. Tel serait notamment le cas si nous acceptions tous la même fiction morale et que cette fiction fût égalitaire. Pour rappel, une fiction morale est un ensemble de propositions morales ; une théorie morale, si l’on veut. Il est certain que nous pourrions adopter des fictions différentes : certains d’entre nous pourraient quasi-croire en une fiction utilitariste tandis que d’autres quasi-croiraient en une fiction déontologiste. Si toutefois nous souhaitons résoudre nos conflits, nous avons meilleur temps de converger sur une même fiction morale. Ensuite, certaines théories morales sont plus égalitaires que d’autres. Par exemple, la fiction selon laquelle une distribution est juste si, et seulement si, elle maximise la richesse des plus démunis est plus égalitaire que la fiction selon laquelle une distribution de richesses est juste si, et seulement si, elle maximise la richesse des plus fortunés. Si nous aimons l’égalité, nous devrions accepter la seconde théorie plutôt que la première.

N’en déplaise aux abolitionnistes, la morale – et à plus forte raison une morale fictionnelle – n’aurait donc pas les funestes conséquences qui lui sont reprochées. Il apparaît même qu’elle pourrait, sous certaines conditions, avoir les effets que nous souhaitons en termes de résolution de conflits et d’égalité. Sans parler du renfort qu’elle constitue manifestement pour notre volonté, et dont il faudrait nous passer si nous l’abolissions.

c. Le conservationnisme

Contrairement aux abolitionnistes, les conservationnistes reconnaissent les avantages qu’il y a à entretenir des croyances morales. Mais plutôt que d’en conclure que nous devrions remplacer nos croyances morales par des quasi-croyances, ils nous encouragent simplement à les conserver. Après tout, si ces croyances sont si bien adaptées à nos besoins que les fictionnalistes préconisent que nous les remplacions par des attitudes qui leur ressemblent considérablement, pourquoi ne pas nous en contenter tout simplement ? Une chose est certaine, on ne peut pas reprocher au conservationnisme d’être trop exigeant.

Quoi que. N’est-il pas difficile de croire en même temps la théorie de l’erreur et des propositions morales ? Peut-on vraiment tenir pour vrai à la fois que toutes les propositions morales sont fausses et qu’il est mal de mentir ? Pas d’après les fictionnalistes (Joyce 2001). Cette objection est d’autant plus convaincante à la lumière de la distinction qu’ils opèrent entre croyances et quasi-croyances. Pour rappel, contrairement à la quasi-croyance que P, la véritable croyance que P dispose celui qui l’entretient à accepter P dans ses contextes les plus critiques. Le conservationnisme nous recommande donc d’accepter dans ces contextes – c’est-à-dire quand nous parlons métaéthique – à la fois que toutes les propositions morales sont fausses et que certaines propositions morales sont vraies, ce qui ressemble fort à une injonction contradictoire.

Seulement voilà, à en croire les conservationnistes cette objection violerait le sacrosaint principe de l’autonomie de la morale. Selon ce principe, on ne peut jamais inférer une proposition morale d’un ensemble de propositions purement naturelles – par exemple, du simple fait que la torture cause de grandes souffrances, on ne peut pas conclure qu’elle est injuste (Hume 1739). L’objection fictionnaliste enfreindrait ce principe en supposant que la proposition naturelle Toutes les propositions morales sont fausses entraine la proposition morale Il n’est pas le cas que mentir soit immoral. Car si elle ne l’entraine pas, il est tout à fait cohérent (et a fortiori possible) de croire à la fois en la théorie de l’erreur et en des propositions morales (Olson 2011).

Le principe de l’autonomie de la morale est susceptible de plusieurs lectures, mais il est douteux que celle qu’en font ici les conservationnistes lui rende pleinement justice. Les propositions naturelles n’entrainent manifestement jamais de propositions morales positives (telles que Mentir est immoral ou La torture est injuste). Mais selon la présente interprétation, elles n’entrainent pas non plus de propositions morales négatives (telles que Il n’est pas le cas que mentir soit immoral ou Il n’est pas le cas que la torture soit injuste). Cette version du principe rencontre cependant des contre-exemples assez évidents. Ainsi, de la proposition Il n’y a rien, on peut clairement inférer la proposition Il n’y a rien d’immoral. Il se pourrait donc que la proposition Toutes les propositions morales sont fausses entraine la proposition Il n’est pas le cas que mentir soit immoral ; et que la théorie de l’erreur contredise par conséquent si clairement les propositions morales qu’il soit impossible de les accepter simultanément (Jaquet & Naar 2016).

Les conservationnistes rencontrent un autre problème, qui n’est pas sans lien avec le premier. Leurs publications suggèrent fortement que leur théorie n’est qu’une variante terminologique du fictionnalisme. Comme les fictionnalistes, les conservationnistes nous enjoignent d’accepter des propositions morales dans la vie de tous les jours mais à les rejeter quand nous parlons métaéthique. Seulement, ils appellent cette double disposition « croyance » plutôt que « quasi-croyance ». Bien sûr, l’affaire n’est pas strictement terminologique – soit l’attitude en question est une croyance soit elle n’en est pas une ; il y a nécessairement une vérité en la matière. Toutefois, la vérité en question relève moins de la métaéthique que de la théorie des croyances. Car ce qui importe aux métaéthiciens est de savoir ce que nous devons faire une fois que nous avons accepté la théorie de l’erreur. Si les fictionnalistes et les conservationnistes s’accordent pour dire que nous devons adopter cette attitude, qu’il s’agisse ou non d’une croyance, ils s’entendent donc sur l’essentiel (Jaquet & Naar 2016).

d. Le naturalisme

Comme le fictionnalisme, le naturalisme dont il est ici question (à ne pas confondre avec la thèse descriptive, rencontrée en section 2, selon laquelle les jugements moraux décrivent des faits naturels) est une forme de révisionnisme. Il nous recommande de remplacer nos croyances morales par d’autres attitudes. Contrairement au fictionnalisme, il n’en a toutefois pas après le mode de nos croyances morales mais après leur contenu. D’après ses partisans, nous ne devrions pas remplacer nos croyances morales par des quasi-croyances morales, mais par des croyances non morales, des croyances qui portent sur des faits naturels plutôt que sur des faits moraux (Husi 2014 ; Lutz 2014). Au lieu de croire que mentir est immoral, nous pourrions croire que mentir n’est pas conforme aux dix commandements, et référer au fait correspondant lorsque nous disons « mentir est immoral » ; au lieu de croire que la torture est injuste, nous pourrions croire qu’elle cause de grandes souffrances, et référer au fait correspondant lorsque nous disons « la torture est injuste » ; au lieu de croire que la douleur est mauvaise, nous pourrions croire qu’elle est désagréable, et référer au fait correspondant lorsque nous disons « la douleur est mauvaise. »

Le naturalisme se heurte à une objection similaire à celle que rencontre le conservationnisme : il s’agit vraisemblablement d’une simple variante terminologique d’une autre théorie – en l’occurrence, l’abolitionnisme. Sachant que la croyance que mentir n’est pas conforme aux dix commandements, la croyance que la torture cause de grandes souffrances et la croyance que la douleur est désagréable ne sont pas des croyances morales, les abolitionnistes ne trouvent en fait rien à y redire. D’ailleurs, la plupart d’entre nous n’ont pas attendu le naturalisme pour entretenir ces croyances : nous croyons déjà que mentir n’est pas conforme aux dix commandements, que la torture cause de grandes souffrances et que la douleur est désagréable. En recommandant que nous nous passions de nos croyances morales pour nous contenter de croyances de ce type, le naturalisme ne fait rien que ne fasse déjà l’abolitionnisme. La seule différence est qu’il requiert que nous usions de termes moraux pour exprimer ces croyances.

Ce constat a une implication plus ennuyeuse pour ses partisans : le naturalisme partage avec l’abolitionnisme les problèmes qui incitent la plupart des philosophes à rejeter ce dernier. D’une part, si nous nous comportions comme il le préconise, nous nous priverions d’un outil efficace de résolution de conflits. En effet, les croyances non morales sont d’une assistance toute relative en cas de désaccords pratiques. Un utilitariste et un chrétien pourront bien s’accorder pour dire d’un mensonge donné qu’il maximise le bien-être quoi qu’il soit contraire aux dix commandements. Pour autant, ils ne seront pas d’accord sur la conclusion pratique qu’il convient d’en tirer. D’autre part, les croyances non morales, qu’on les exprime ou non au moyen de termes moraux, ne sont pas d’un grand soutien quand il s’agit de lutter contre l’acrasie. En l’espèce, elles souffrent la comparaison avec les croyances qui portent sur des raisons catégoriques, et donc avec les (quasi-)croyances morales.

Conclusion

Les théoriciens de l’erreur soutiennent que tous les énoncés moraux sont faux. Primo, ces énoncés présupposent l’existence de faits moraux non naturels ; secundo, le monde ne contient que des faits naturels. En souscrivant à la première affirmation, ces philosophes s’opposent aux non-cognitivistes (pour qui les énoncés moraux, parce qu’ils expriment des attitudes non cognitives plutôt que des croyances, ne présupposent pas l’existence de faits moraux) et aux naturalistes (pour qui les énoncés moraux ne présupposent que l’existence de faits moraux naturels). En souscrivant à la seconde, ils s’opposent aux non-naturalistes (pour qui il existe des faits moraux non naturels).

Mais tous les théoriciens de l’erreur ne tirent pas les mêmes conclusions pratiques de leur théorie. D’après les abolitionnistes, nous devrions simplement nous débarrasser de nos croyances morales. Les conservationnistes considèrent au contraire que nous devrions continuer de faire comme si de rien n’était. Les fictionnalistes et les naturalistes nous somment quant à eux d’abandonner nos croyances morales, mais dans le but de les remplacer par d’autres attitudes – respectivement, des quasi-croyances morales et des croyances non morales.

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François Jaquet

francois.jaquet@unige.ch

Université de Genève