Réalisme structural (A)

Comment citer ?

Ruyant, Quentin (2016), «Réalisme structural (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/realisme-structural-a

Publié en mai 2016

Résumé

Le réalisme scientifique est la position suivant laquelle nos théories scientifiques décrivent correctement la réalité, telle qu’elle existe indépendamment de nos observations ou de notre façon de la concevoir. Il s’agirait, pour ses défenseurs, de la meilleure (ou de la seule) explication au succès empirique des sciences, notamment quand il s’agit de faire de nouvelles prédictions inattendues. L’empirisme est, quant à lui, la position suivant laquelle toute connaissance provient de l’expérience.

Il existe une tension entre empirisme et réalisme dans la mesure où les théories scientifiques postulent plus que ce qui est donné dans l’expérience : les théories physiques, par exemple, postulent l’existence d’électrons ou de quarks ; or, ces entités nous sont seulement données de manière médiate à travers leurs manifestations observables. Est-ce qu’il ne pourrait pas exister plusieurs théories dont les prédictions observables sont les mêmes, mais qui diffèrent quant aux entités inobservables qu’elles postulent ? Dans ce cas comment pourrions nous savoir laquelle est vraie ? En outre, la plupart des entités postulées par les théories passées aujourd’hui abandonnées, y compris celles dont les nouvelles prédictions étaient couronnées de succès, sont aujourd’hui considérées comme inexistantes à la lumière des nouvelles théories qui les ont remplacées ; pourquoi n’en irait-il pas de même des entités postulées par nos théories actuelles ?

Face à cette tension entre empirisme et réalisme, il peut être envisagé de trouver une solution de compromis. Une stratégie possible pour répondre à ces arguments consiste à restreindre nos prétentions réalistes : à certaines théories (les théories « matures » uniquement), à certaines parties des théories (uniquement les éléments qui contribuent aux nouvelles prédictions), ou encore à certains aspects des théories. C’est dans cette dernière catégorie qu’on trouve le réalisme structural : il prétend offrir un compromis entre empirisme et réalisme en affirmant que nous ne devrions être réalistes qu’à propos de la structure relationnelle des théories, c’est-à-dire la structure logico-mathématique portée par les équations théoriques. En d’autres termes, la seule chose que nous pourrions prétendre connaître de la réalité, ce sont les rapports entre les choses, sa structure et non sa nature. Cette structure ne serait pas perdue lors des changements théoriques, elle pourrait être partagée par plusieurs théories, et ce serait elle qui serait responsable des nouvelles prédictions couronnées de succès.

Si le réalisme structural a été ainsi réintroduit dans le débat philosophique contemporain pour répondre aux arguments anti-réalistes, il s’agit en fait d’une position plus ancienne. On la retrouve par exemple chez Poincaré (1902, 1905) ou Russell (1912, 1927). Elle a également connu des développements récents qui l’éloignent de ses motivations premières : il s’agit alors de proposer non plus une thèse portant sur les limites de la connaissance, mais une révision d’ordre métaphysique, en postulant que la réalité serait essentiellement une structure relationnelle, ce afin, notamment, d’éclairer certains aspects de la physique contemporaine. On parle alors de réalisme structural ontique (RSO) par opposition au réalisme structural épistémique (RSE).

Nous proposons dans cet article une revue de ces différents aspects. La section 1 est consacrée aux différentes motivations et formulations de RSE, que ce soit chez les auteurs plus anciens ou dans le débat contemporain. La section 2 est consacrée aux principales objections envers RSE. Enfin la section 3 est consacrée à RSO, ses principales motivations, ses différentes versions et les objections qui lui sont opposées.

Table des matières

1. Le réalisme structural épistémique

a. L'approche ascendante de Poincaré et Russellb. Le neutralisme de Carnap et les phrases de Ramseyc. L'approche descendante

2. Les objections au réalisme structural épistémique

a. La distinction entre nature et structureb. L’objection de Newmanc. Comment échapper à l’objection de Newman ?

3. Le réalisme structural ontique

a. Les motivations du réalisme structural ontiqueb. L’identité des particules en mécanique quantiquec. Quelle ontologie ?

Conclusion

Bibliographie


1. Le réalisme structural épistémique

Le terme de « réalisme structural » (« structural realism », parfois traduit « réalisme structurel » mais on préférera la première traduction pour indiquer qu'il s'agit d'un réalisme à propos de la structure, comme dans "topologie structurale", et non d'un effet de structure, comme dans "crise structurelle"), a été introduit par Gover Maxwell (1970). Cependant le terme désigne une position qu’on retrouve chez des auteurs plus anciens, et notamment parmi d’autres, Poincaré, Russell (dont s’inspire directement Maxwell), Schlick ou Carnap. Il s’agit pour ces auteurs, suivant généralement des motivations empiristes ou d’inspiration kantienne, de mettre l’accent sur une limite fondamentale de la connaissance : celle-ci ne peut porter que sur les relations, c’est-à-dire la structure, ou encore les rapports formalisables qu’entretiennent les objets non directement accessibles de la réalité, et non sur la nature fondamentale de ces objets, laquelle reste inconnaissable. Ou, comme l’exprime Poincaré : « [Ce que la science] peut atteindre, ce ne sont pas les choses elles-mêmes [. . .], ce sont seulement les rapports entre les choses ; en dehors de ces rapports, il n’y a pas de réalité connaissable » (Poincaré 1902). Il en découle que nous ne devrions être réaliste qu’à propos de la structure des théories scientifiques.

Il faut entendre par structure d’une théorie ce qui s’oppose à son interprétation (éventuellement métaphysique), c’est-à-dire à la signification, qu’elle soit conçue en terme de référence à des propriétés naturelles ou en terme d’intension, qu’on peut attribuer à son vocabulaire (comme « électron », « masse », « force », « éther », . . .). Autrement dit, il s’agit de la structure mathématique exprimée par les équations de la théorie, quand les termes de ces équations ne sont pas interprétés. Sur le plan formel, on peut représenter une telle structure par un ensemble de propriétés et de relations logico-mathématiques portant sur un domaine d’objets abstraits, les propriétés et relations étant exprimées de manière purement extensionnelle, c’est-à-dire en spécifiant uniquement les objets auxquels elles s’appliquent ou qu’elles relient. Le réalisme structural affirme que cette structure mathématique correspond à la réalité : nous sommes justifié de croire qu’elle décrit correctement la structure des propriétés et relations des objets inaccessibles de la réalité, c’est-à-dire la façon dont ces objets sont arrangés les uns par rapport aux autres (on parle également à ce sujet de structure de second ordre : elle spécifie uniquement les caractéristiques formelles des propriétés et relations de premier ordre). Cependant, nous n’avons aucune justification épistémique pour accepter les aspects non structuraux des théories quand ils s’appliquent à des objets inaccessibles, et notamment pour accepter la façon dont les propriétés et relations qui caractérisent ces objets sont interprétées métaphysiquement.

Comme indiqué en introduction, on qualifie aujourd’hui cette position de réalisme structural épistémique (RSE), pour la différencier d’une position plus récente, le réalisme structural ontique (RSO), qui est l’objet de la section 3, et qui se veut une position métaphysique, sur la nature de la réalité, plutôt qu’une position épistémique, sur les limites de la connaissance. Cependant les deux positions partagent certaines de leurs motivations.

Suivant Psillos (2001) on distinguera deux approches argumentatives qui permettent de conclure en faveur d’un réalisme structural :

- L’approche ascendante, qui consiste à partir d’une position empiriste pour se demander à propos de quoi il est justifié d’être réaliste : sur quoi porte notre connaissance de la réalité ? C’est l’approche suivie par la plupart des précurseurs du réalisme structural.

- L’approche descendante, celle que nous avons illustrée en introduction, qui consiste à partir d’une position réaliste qu’on amendera pour répondre aux arguments anti-réalistes. C’est l’approche généralement suivie dans la littérature contemporaine, y compris pour motiver RSO.

Ces approches peuvent aboutir à des versions de RSE qui diffèrent quant à l’endroit où elles placent la frontière entre ce qui est, ou non, épistémiquement accessible. Suivant certaines approches ascendantes, on considérera que nos perceptions constituent la seule base épistémiquement accessible, en quel cas RSE s’applique à tout contenu non mental. Frigg & Votsis (2011) appellent cette position RSE indirect (RSE fort chez Ainsworth (2009)). Les auteurs qui suivent cette approche situent traditionnellement la distinction entre observable et inobservable sur un plan linguistique : ils distinguent les termes d’observation, associés à nos perceptions, et les termes théoriques, qui prétendent décrire la réalité. Selon eux les termes théoriques ne devraient être interprétés qu’en termes structuraux.

Suivant une approche descendante, il est possible de considérer que les objets courants directement observables sans l’aide d’appareillages (les tables, les chaises. . .) ne sont pas sujets aux arguments anti-réalistes, et constituent donc la base accessible de la connaissance. RSE ne s’applique alors qu’aux entités non directement observables postulées par les théories, et on parle de RSE direct (ou faible). Les auteurs qui suivent cette approche situent donc la distinction entre observable et inobservable non pas sur un plan linguistique, mais comme caractérisant les objets du monde, et le fait qu’ils soient observables sans l’aide d’instruments ou non. Ils affirment que nous ne sommes pas en mesure de connaître la nature intrinsèque des objets inobservables, mais seulement leur structure relationnelle. Dans la suite, nous employons le terme « observable » de manière indifférenciée entre ces deux approches.

Cette section vise à détailler tour à tour les arguments de chacune de ces approches. Nous présentons ces arguments en suivant globalement l’ordre historique de leur introduction. Nous commençons par présenter les arguments de Poincaré et de Russell suivant une approche ascendante. Nous nous intéressons ensuite au neutralisme de Carnap afin d’introduire les phrases de Ramsey qui permettent de formaliser RSE. Pour finir nous présentons l’approche descendante, et la façon dont RSE a été réintroduit dans le débat contemporain.

a. L'approche ascendante de Poincaré et Russell

L’approche ascendante vers RSE consiste donc à partir de prémisses empiristes pour justifier une attitude réaliste à l’égard de la structure de nos représentations scientifiques. Nous examinons dans cette section deux arguments en ce sens, l’un proposé par Poincaré et l’autre par Russell.

Poincaré (1905) a proposé l’un des tous premiers arguments en faveur de RSE. L’argument part du principe que nous avons un accès épistémique direct à nos perceptions seules. Or nos perceptions sont privées et non communicables. La seule chose que nous sommes capable de transmettre, ce sont les relations entre nos perceptions. Ainsi deux personnes ne peuvent être certaines qu’elles perçoivent les teintes de couleur de la même façon, mais cependant s’accorder sur le fait que deux objets sont de la même teinte, ou qu’un objet est plus sombre qu’un autre. Poincaré en conclut :

« Les sensations sont donc intransmissibles, ou plutôt tout ce qui est de qualité pure en elles est intransmissible et à jamais impénétrable. Mais il n’en est pas de même des relations entre ces sensations. »

Dans la mesure où une connaissance objective doit être publique et ne peut donc reposer que sur ce qui est transmissible, il s’ensuit que seules les relations entre les observations ont une valeur objective et peuvent être source de connaissance. Si l’on admet qu’une connaissance est possible, il doit s’agir d’une connaissance qui porte sur la structure de la réalité. Dans le même esprit, Schlick (1932) défendra un peu plus tard l’idée que seule la forme de l’expérience, par opposition à son contenu, est exprimable par le langage, et que seule la forme de l’expérience constitue une connaissance du monde.

La conclusion de l’argument de Poincaré est que si une connaissance de la réalité est possible, celle-ci ne peut porter que sur sa structure. Mais l’argument lui-même ne nous dit pas qu’une telle connaissance est possible, et ceci requiert donc une justification supplémentaire. La justification de Poincaré à cet égard s’apparente sous certains aspects aux arguments contemporains en faveur du réalisme scientifique (Putnam 1975), qui visent à ne pas faire du succès empirique des théories un miracle. Ainsi Poincaré affirme :

« On dira que la science n’est qu’une classification et qu’une classification ne peut être vraie, mais commode. Mais il est vrai qu’elle est commode [. . .] ; il est vrai enfin que cela ne peut pas être par hasard.  »

Poincaré (1902) a proposé une autre ligne d’argumentation en faveur de RSE, qui suit une approche descendante, sur laquelle nous reviendrons ensuite (section 1.3).

Russell (1912, 1927) a également proposé un argument en faveur de RSE, légèrement distinct de celui de Poincaré, en ce qu’il ne porte pas sur l’aspect transmissible de la connaissance, mais adopte un point de vue individuel. L’argument de Russell s’appuie sur une théorie causale de la perception : à cette époque, il considérait que la connaissance était fondée sur des unités de base de la perception, ou sense-data, qui sont des épisodes privés connus par accointance. Nous avons une connaissance directe de la nature des sense-data, de leurs caractéristiques intrinsèques ou de leurs aspects qualitatifs. Nous avons également de bonnes raisons de croire que nos perceptions sont causées par des objets physiques externes (des stimuli). Cependant il n’y a aucune raison de penser que les caractéristiques intrinsèques des sense-data reflètent la nature intrinsèque des objets qui les causent.

Comment alors justifier que nous possédons une connaissance du monde ? Russell postule que si les caractéristiques intrinsèques de la perception ne reflètent pas nécessairement la nature d’objets externes, les relations entre nos perceptions peuvent, elles, refléter les relations entre les objets de la réalité qui causent nos perceptions. Ainsi nous pourrions, par inférence, connaître la structure de la réalité à partir de la structure de nos perceptions.

L’argument est basé sur les deux principes suivants :- Les sense-data surviennent sur leurs causes réelles : toute différence de perception provient d’une différence des causes sous-jacentes (ce que Psillos (2001) appelle le principe de « Helmholtz-Weyl ») ;- Les propriétés logico-mathématiques des relations entre les causes sont préservées dans les relations entre les perceptions.

Ces principes, issus d’une théorie causale de la perception, sont simplement postulés chez Russell. Ainsi il affirme :

« Il n’y a pas moyen d’échapper au solipsisme sans avoir recours à l’induction et à la causalité, qui font toujours l’objet des doutes qui résultent de la critique sceptique de Hume. Toutefois, comme toute science repose sur l’induction et la causalité, il semble que l’on puisse justifier, d’une manière pragmatique au moins, l’hypothèse que, lorsqu’on en fait un usage approprié, elles peuvent nous donner au moins des résultats probables. » (Russell 1927)

La position de Russell visait donc apparemment à établir un compromis entre l’empirisme et le réalisme à l’aide de postulats minimaux permettant d’échapper au solipsisme.

b. Le neutralisme de Carnap et les phrases de Ramsey

Carnap (1958) a proposé une position qu’il a surnommée neutralisme, et qu’il est possible d’assimiler au réalisme structural (voir Psillos 1999, Leroux 1989). Cette position va nous permettre d’introduire une formalisation de RSE à l’aide des phrases de Ramsey.

Le projet de Carnap, s’inscrivant dans le mouvement de l’empirisme logique, était d’asseoir les sciences sur des bases solides, en proposant une analyse logique qui réduirait le contenu des théories scientifiques uniquement à un vocabulaire d’observation. Carnap (1928) entreprit initialement de partir de termes d’observation théoriquement neutres (correspondant par exemple aux observations empiriques faites en laboratoire, et de manière ultime à nos perceptions) et d’introduire par des définitions successives les termes théoriques.

Cependant cette tâche s’est avérée impraticable : les termes théoriques revêtent un aspect systématique dans leur utilisation qui rend généralement impossible leur réduction à des termes d’observation par des définitions strictes. En pratique les scientifiques partent de la théorie pour dériver des observations possibles plutôt que l’inverse. Une distance spatiale, par exemple, peut être mesurée de façons diverses (par une règle graduée, un sonar, . . .) qui peuvent évoluer au fil des techniques, et ces différentes méthodes de mesure dérivent elles-mêmes en général des théories (on conçoit par exemple un sonar en s’appuyant sur une théorie de la propagation du son). Pour ces raisons un concept théorique est finalement mieux conçu comme autonome vis-à-vis de la façon dont il se rapporte à nos observations.

Un problème sérieux pour les tentatives de réduction des termes théoriques est lié aux propriétés dispositionnelles qu’on attribue à des objets même quand ces dispositions ne sont pas manifestées (et donc, de fait, jamais observées). On peut concevoir par exemple la charge électrique d’une particule comme la disposition à attirer d’autres particules chargées, et on attribuera alors une charge à certains types de particules de manière systématique, et non seulement aux instants où la charge se manifeste, si bien que le terme théorique n’est pas substituable à un ensemble d’observations. Or le fait d’assigner cette propriété de manière systématique joue un rôle essentiel dans les inférences scientifiques, qu’il s’agisse de dériver de nouvelles prédictions à partir de la théorie, de développer de nouvelles hypothèses ou d’unifier des théories diverses. Tout ceci nous indique qu’une théorie scientifique fait plus que simplement synthétiser les régularités empiriques.

Si les termes théoriques ne sont pas réellement éliminables au profit de termes d’observation par des définitions strictes (c’est-à-dire par une relation d’équivalence qui permette la substitution terme à terme), il devait toutefois être possible selon Carnap (1936) de les associer aux observations par des règles de correspondance plus souples : des axiomes mixtes, c’est-à-dire utilisant à la fois un vocabulaire théorique et un vocabulaire d’observation, qu’on pourrait assimiler à des définitions implicites des termes théoriques, ou encore à des règles de traductions des termes théoriques en termes d’observation (par exemple du type : si tel appareil de mesure émet un signal, alors telle particule est présente). Si tel est le cas, on pourrait en principe formuler une théorie scientifique axiomatisable au moyen d’un énoncé logique complexe exprimé dans un vocabulaire composé de termes d’observation et de termes théoriques, qui combinerait les axiomes de la théorie et les règles de correspondance :

Ici, les termes Oet Tj correspondent respectivement au vocabulaire d’observation et au vocabulaire théorique, et ∏ est une formulation de la théorie combinée aux règles de correspondance dans ce vocabulaire.

Même si une telle formulation était possible, il s’avérerait cependant que la signification que l’on attribue aux termes théoriques, et donc l’interprétation que l’on fait de la théorie, ne jouerait aucun rôle quant aux prédictions observables qu’on pourrait dériver de la théorie. Les termes Ti pourraient jouer le rôle de simples « labels », c’est-à-dire de noms aposés sur la structure logico-mathématique de la théorie, qui nous aident à décrire cette structure mais sans être requis pour faire des prédictions. Ces prédictions seraient en fait constituées de l’ensemble des théorèmes exprimables dans un vocabulaire d’observation uniquement que l’on peut déduire à partir de la théorie, et une fois les règles de correspondance fixées, ces théorèmes ne dépendent pas de l’interprétation qui est faite des termes théoriques, mais uniquement de la structure mathématique de la théorie. Nous ne devrions donc pas nous prononcer sur l’interprétation des ces termes (au delà de ce que nous en disent les règles de correspondance) puisque celle-ci n’est jamais confirmée ou infirmée par l’expérience. Par exemple, nous ne devrions pas affirmer que les termes théoriques font référence à des propriétés naturelles, ni leur associer une intension particulière.

Une manière de rester neutre quant à l’interprétation de la théorie consiste, en logique du second ordre, à remplacer les termes théoriques par des variables de prédicats sur lesquelles on quantifie existentiellement (Carnap 1958) :

C’est ce qu’on appelle une phrase de Ramsey. Cela revient simplement à refuser de nommer les propriétés théoriques : celles-ci ne sont plus interprétées, mais jouent seulement le rôle de noeuds, d’emplacements dans la structure théorique, dont nous nous contentons d’affirmer l’existence. Si l’on assimile les conséquences empiriques d’une théorie à l’ensemble des théorèmes exprimés uniquement dans un vocabulaire d’observation qu’il est possible de déduire de cette théorie et des règles de correspondance, on peut montrer que la phrase de Ramsey construite à partir de la théorie (la théorie « ramseyfiée ») a exactement les mêmes conséquences empiriques que la théorie dans sa formulation originale. Ces conséquences empiriques peuvent éventuellement être en nombre infini, mais la phrase de Ramsey permet de les déduire de manière synthétique à partir d’un énoncé fini : elle conserve donc le rôle systématique de la théorie sans pour autant nous engager sur le plan métaphysique (Leroux 1989).

Carnap interprétait les variables ti d’une phrase de Ramsey comme représentant des relations mathématiques abstraites. Il n’est donc pas certain qu’on puisse qualifier sa position de réalisme (le terme de « neutralisme » marquant précisément sa prétention à rester neutre sur cette question). Toutefois, il est possible de concevoir que ces variables représentent des propriétés ou relations instanciées entre des objets inaccessibles de la réalité qui réalisent la structure de la théorie, et cette approche est alors une manière de formaliser le réalisme structural de Russell ou de Poincaré. L’idée est d’extraire du contenu des théories leurs structures, c’est-à-dire ce qui exprime des rapports entre objets, et de postuler, dans la lignée du réalisme structural de Russell, que cette structure est isomorphe à la structure de la réalité, mais sans toutefois prétendre que nous puissions connaître la nature fondamentale des objets de la réalité, et donc sans associer de signification aux éléments (propriétés et relations) de cette structure. C’est ce type de formulation de RSE qui sera proposé par Maxwell (1970).

c. L’approche descendante

On voit donc à partir de ces différentes positions historiques quelles sont les motivations de RSE. D’un côté, il s’agit de faire justice au réalisme en postulant qu’une connaissance de la réalité est possible, en remarquant l’indispensabilité des termes théoriques chez Carnap, ou en postulant une théorie causale de la perception chez Russell. D’un autre côté, il s’agit de garder à l’esprit que la connaissance scientifique est ultimement basée sur nos observations, qui constituent notre seul accès épistémique à la réalité, ce qui limite les prétentions du réalisme : nous n’avons pas directement accès à la nature de la réalité, mais seulement à des rapports exprimables sous forme d’une structure logico-mathématique.

La seconde moitié du vingtième siècle a connu, suite aux difficultés de l’empirisme logique, un certain regain d’intérêt envers le réalisme scientifique et une suspicion à l’égard de l’idée que le contenu des théories scientifiques puisse être associé de manière systématique à une hypothétique base d’observation théoriquement neutre à laquelle correspondrait un vocabulaire d’observation spécifique (voir par exemple les critiques de Quine (1951) à l’encontre du réductionisme des empiristes logiques). Il est donc peu surprenant que les approches ascendantes n’aient pas été largement reprises. Cependant le réalisme structural a été réintroduit dans le débat contemporain dans une optique différente : celle de répondre à un argument à l’encontre du réalisme scientifique. C’est cette approche que nous qualifions, à la suite de Psillos, d’approche descendante.

Le réalisme scientifique peut être conçu comme la position suivant laquelle nos théories scientifiques décrivent correctement la réalité, ou encore suivant laquelle les termes théoriques font référence avec succès à des entités réelles (par exemple des propriétés naturelles). Selon Putnam (1975), ce succès dans la référence serait la meilleure explication au succès empirique des théories scientifiques, la seule qui n’en fasse pas un miracle, notamment quand les théories font des prédictions inattendues. Nous parlerons à ce propos d’argument du miracle (« no miracle argument »).

On peut remarquer cependant que de nombreuses théories aujourd’hui abandonnées (la théorie du phlogistique, celle du calorique) faisaient preuve d’un tel succès empirique. Or à la lumière des théories qui les ont remplacées, nous ne considérons plus aujourd’hui que les termes théoriques de ces théories faisaient référence à des entités réelles : il n’y a pas de phlogiston, ni de calorique dans le monde. En l’absence d’une continuité d’ordre ontologique entre les théories successives, il est impossible de maintenir que les anciennes théories étaient approximativement vraies : elles étaient purement et simplement fausses. Ces cas constituent donc autant de contre-exemples à l’argument du miracle. De plus par un raisonnement inductif sur la base du grand nombre de théories abandonnées, nous pourrions penser que nos théories contemporaines sont également probablement fausses, dans le sens où leurs termes ne font pas référence à des entités réelles. On parle à ce propos de méta-induction pessimiste, dont on doit une formulation récente à Laudan (1981).

Worrall (1989), constatant que l’argument du miracle et celui de l’induction pessimiste sont deux arguments forts, mais tirant dans des directions opposées, pense pouvoir trouver une solution de compromis dans le réalisme structural. En effet, partant du principe qu’un réalisme à propos de la structure des théories est suffisant pour expliquer le succès empirique de ces théories, et donc faire justice à l’argument du miracle, et considérant que la structure des théories est conservée lors des changement théoriques, il serait possible d’obtenir un compromis entre l’argument du miracle et la méta-induction pessimiste. Le réalisme structural nous permettrait d’obtenir, dans les termes de Worrall, « le meilleur des deux mondes ».

Pour défendre l’idée que le réalisme structural permet de répondre à la méta-induction pessimiste, Worrall reprend à son compte un argument de Poincaré à cet effet. Poincaré anticipe en effet la méta-induction pessimiste à travers l’observation, qu’il attribue aux « gens du monde », que les théories scientifiques sont éphemères :

« Après quelques années de prospérité, [les gens du monde] les voient successivement abandonnées ; [. . .] ils prévoient que les théories aujourd’hui à la mode devront succomber à leur tour à bref délai ».

Cependant, Poincaré observe que si les théories sont abandonnées, certaines de leurs équations survivent dans les nouvelles théories. C’est le cas par exemple des équations de la théorie optique de Fresnel, qui apparaissent également dans la théorie de l’électromagnétisme de Maxwell qui lui succède. Ces deux théories sont différentes quant à ce qu’elles postulent : la théorie de Fresnel applique ces équations à l’éther, contrairement à la théorie de Maxwell. Cependant si ces équations sont conservées d’une théorie à l’autre, c’est, pour Poincaré, parce qu’elles décrivent correctement des rapports entre objets réels, en l’occurrence les rapports entre les différentes composantes de la lumière, ces rapports étant la seule réalité que nous puissions atteindre.

Worrall s’inspire de Poincaré pour proposer une solution de compromis entre l’argument du miracle et celui de la méta-induction pessimiste. En effet, s’il n’y a pas continuité dans la référence, on peut, à l’instar de Poincaré, mettre en avant une certaine continuité de structure entre les théories successives afin de restaurer l’idée que les anciennes théories étaient, sous certains aspects (les aspects structuraux), au moins approximativement vraies. Certes, il n’existe pas de calorique ni de phlogiston, mais ce n’est que l’interprétation de ces théories, et en particulier le fait de postuler l’existence de telles entités, qui a été abandonnée. Les rapports entre les phénomènes qu’elles expriment (les flux de chaleur. . .) ont été en partie préservés et ont servi de base à l’élaboration des théories qui leurs ont succédé (Ladyman 1998). À ce titre, on peut considérer que ces théories étaient au moins approximativement vraies quant à leurs structures, restaurant ainsi l’idée que la science procède par accumulation de connaissances théoriques, et non seulement par accumulation de connaissances empiriques.

L’argument peut s’appuyer sur le principe de correspondance (Post 1971). On peut observer par exemple que la plupart des équations de la mécanique classique ont été explicitement reportées dans le cadre de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique qui l’ont supplantée, et de ce fait les anciennes théories peuvent généralement s’exprimer comme cas limite des nouvelles théories (on retrouve par exemple une formulation de la mécanique classique, hors gravitation, à partir de la relativité restreinte en faisant tendre la vitesse de la lumière vers l’infini). Ce principe de correspondance serait l’indication d’une continuité de structure entre les théories successives.

Nous avons donc une deuxième motivation envers RSE qui est la suivante : les structures sont ce qui persiste d’une théorie à l’autre, et donc nous ne devrions être réaliste qu’à propos de ces structures.

2. Les objections au réalisme structural épistémique

Quand on tente de maintenir une position de compromis entre deux positions opposées, le risque est de ne pas parvenir à différencier suffisamment cette position de l’une ou l’autre de ses concurrentes, ou d’échouer à résoudre les problèmes associés. Le réalisme structural, se voulant un compromis entre réalisme et empirisme, n’échappe pas à la règle. Ainsi, on peut ranger les critiques du RSE en deux catégories : d’une part les objections qui cherchent à montrer que RSE n’est pas vraiment différent d’un réalisme standard, notamment parce que la distinction entre nature et structure est infondée, ou qu’il ne permet pas réellement de répondre à la méta-induction pessimiste parce qu’il n’y aurait pas de véritable continuité de structure entre les théories successives, et d’autre part les objections qui affirment que RSE n’est rien d’autre qu’un empirisme anti-réaliste, en ce sens qu’il réduirait le contenu pertinent des théories à la description de régularités dans nos observations et donc ne ferait pas justice à l’argument du miracle. C’est dans cette seconde catégorie qu’on trouve l’objection la plus influente à RSE, surnommée objection de Newman. Nous allons examiner ces deux types d’objection tour à tour.

a. La distinction entre nature et structure

RSE, en affirmant que seule la structure de la réalité est connaissable, suppose qu’il existe une distinction entre nature et structure (à propos des objets de la réalité) ou, de manière équivalente, entre interprétation et structure (à propos du contenu des théories).

Psillos (1995) développe plusieurs objections à l’encontre de RSE qui ont trait à cette distinction. Selon lui, la structure mathématique d’une théorie à elle seule n’est pas suffisante pour établir des prédictions : les équations doivent être interprétées. Ainsi, le réalisme structural pris à la lettre ne permettrait pas de réellement soutenir l’argument du miracle. Psillos ajoute que la distinction entre nature et structure est mal fondée, qu’il s’agit en fait d’un continuum dans la mesure où la signification des termes théoriques ne peut être comprise sans prendre en compte la structure à laquelle ils prennent part. Le terme « masse », par exemple, a d’abord été interprété comme quantité de substance avant de voir son interprétation s’affiner en physique classique, par la définition de ses relations aux autres termes théoriques comme la force et l’accélération. La structure relationnelle à laquelle participe une propriété fait donc partie intégrante de sa nature, de la manière dont elle est interprétée, ce que Papineau (1996, p. 12) résume par la formule : « Une restriction de nos croyances aux affirmations structurales n’est en fait pas une restriction du tout ». RSE échouerait donc à se différencier d’un réalisme standard.

Enfin pour Psillos (1999), il est faux de penser que seule la structure des théories est préservée lors des changements théoriques : lors du passage de la théorie de Fresnel à celle de Maxwell, certaines représentations mécaniques, ou encore le principe de conservation de l’énergie seraient également conservés (voir aussi Bouveresse 2015).

Pour Frigg & Votsis (2011) la distinction entre nature et structure peut être explicitée en terme d’intension (de signification) et d’extension. Comme nous l’avons précisé plus haut (section 1), spécifier l’extension d’une théorie revient simplement à fournir un domaine d’objets du monde et un ensemble de propriétés et relations qu’on définit par les objets auxquels elles s’appliquent ou qu’elles relient. On pourrait donc parler de nature, à l’instar de Russell, à propos du contenu du monde qui n’est pas isomorphe à la structure des théories, et il est alors douteux qu’il existe un réel continuum entre nature et structure. De plus il n’est pas évident, suivant cette compréhension, que les aspects conservés lors des changements théoriques que cite Psillos soient réellement non structuraux (Votsis 2004, p. 76–78). Remarquons que cette proposition revient finalement à adopter une compréhension plus restrictive de ce qu’est la nature d’une entité que celle qu’envisage Psillos, de manière à en exclure tous les aspects structuraux.

Par ailleurs, les réalistes structuraux n’affirment pas qu’une structure mathématique non interprétée permet à elle seule d’établir des prédictions. Si les termes théoriques correspondant à des entités inobservables ne sont pas interprétés, les équations théoriques sont toutefois interprétées empiriquement, c’est-à-dire par la manière dont elles se rapportent aux observations (ce qui s’exprime, dans le formalisme des phrases de Ramsey, par le fait que les termes d’observation sont toujours interprétés). Le réalisme structural propose seulement de se restreindre à la structure pour ce qui est du contenu inobservable de nos théories, mais pas pour ce qui est de son contenu empirique.

Une autre objection à RSE est suggérée par Ladyman (1998), qui affirme qu’un réalisme structural exprimé suivant le formalisme des phrases de Ramsey n’est pas suffisant pour répondre au problème de la méta-induction pessimiste, dans la mesure où les phrases de Ramsey supposent toujours une certaine référence à des entités inobservables. Certes, on remplace les termes interprétés par des variables quantifiées, mais on suppose toujours que certaines entités inobservables auxquelles on fait référence par ces variables quantifiées ti existent et réalisent la structure exprimée par la théorie (voir la section 1.2). Or une nouvelle théorie pourrait ne pas posuler l’existence de ces entités.

Cependant, ceci n’est pas forcément un problème quand il s’agit de répondre à la méta-induction pessimiste. La méta-induction pessimiste pose problème si l’on pense que les termes théoriques font directement référence à des propriétés ou à des sortes naturelles (par exemple, le calorique, qui serait une substance particulière), par opposition à des propriétés fictionnelles qui seraient de purs artefacts de nos représentations. Ce que l’on pensait être une propriété naturelle peut s’avérer ne pas en être une à la lumière d’une nouvelle théorie (en l’occurrence, quand on conçoit que les gradients de chaleur peuvent être convertis en travail mécanique), et donc l’ontologie postulée par l’ancienne théorie n’est plus acceptable. Mais le réalisme structural ne propose rien de tel, puisque le fait de quantifier existentiellement sur des propriétés n’implique pas d’en faire des propriétés naturelles. Les ti peuvent faire référence à des entités fictionnelles. On peut invoquer à cet effet le concept de réalisation multiple : il existe plusieurs façons différentes dont la structure de la théorie pourrait être réalisée par des entités inobservables (et peut-être qu’elle n’est pas toujours réalisée de la même façon en toutes circonstances). Si par exemple ce sont des entités hétérogènes qui jouent le rôle de force physique, au sens de la mécanique classique, et qu’il n’existe donc pas vraiment de forces à proprement parler dans la nature, la mécanique classique est peut-être une théorie fausse, mais sa structure est néanmoins réalisée par ces différentes entités. Le réalisme structural, en refusant d’interpréter les termes théoriques ti comme correspondant à des propriétés naturelles, ne se prononce pas sur la façon dont la structure est réalisée, et c’est ce qui lui permet de répondre à la méta-induction pessimiste (French 2014, ch. 5.9).

Reste que pour convaincre, RSE doit pouvoir montrer en quoi les structures sont en effet conservées lors des changements théoriques en proposant une notion formelle de continuité. À ce titre l’exemple de Poincaré est un cas particulier puisque les équations de Fresnel et celles de Maxwell sont strictement identiques, mais la plupart du temps, le principe de correspondance n’implique pas que les équations des anciennes théories apparaissent à l’identique dans les nouvelles théories. On peut juger que les défenseurs du réalisme structural n’explicitent jamais précisément ce qu’ils entendent par continuité de structure. D’après Redhead (2001), les transformations lors des changements théoriques sont trop profondes pour qu’on puisse réellement parler de continuité entre les structures des théories successives, dans la mesure où des caractéristiques formelles importantes ne sont pas conservées (par exemple la commutativité des observable dans le passage de la mécanique classique à la mécanique quantique).

Stanford (2003) donne également l’exemple en génétique de la loi de Galton, qui donne en moyenne des prédictions correctes, mais dont on considère aujourd’hui, à la lumière de la théorie de Mendel, qu’elle ne décrit pas correctement les relations entre entités réelles (ici les caractéristiques génétiques des ancêtres d’un organisme). Dans ce cas il y a bien continuité empirique, et la nouvelle théorie permet de comprendre pourquoi l’ancienne faisait des prédictions correctes, mais il n’y a pas de réelle continuité dans la structure entre des entités de la réalité qui est postulée.

On peut certes répondre à ce type d’objections que les nouvelles théories préservent généralement les relations entre phénomènes quand celles-ci ont été amplement confirmées par l’expérience. Elles font les mêmes prédictions que les anciennes théories dans les cas limites. Mais à trop mettre l’emphase sur le contenu empirique et sur les prédictions, ne risque-t-on pas alors de faire face au deuxième type d’objection, c’est-à-dire de ramener RSE à une simple position empiriste sans réelle prétention réaliste ?

b. L’objection de Newman

Il se pourrait qu’en évacuant nos engagements ontologiques envers l’interprétation des théories, RSE ne parvienne plus à se différencier d’un simple empirisme qui se contenterait d’affirmer que nos théories sont empiriquement adéquates, c’est-à-dire qu’elles décrivent correctement les régularités des phénomènes observables, plutôt que de proposer une explication à ces régularités comme le demande l’argument du miracle. Une fois l’adéquation empirique de nos théories acquise, RSE se ramènerait alors à une position triviale insuffisante pour constituer un véritable réalisme. La principale objection envers RSE en ce sens a d’abord été formulée par Newman (1928) à l’encontre de Russell, et a été remise au goût du jour par Demopoulos & Friedman (1985).

Si en effet les relations portées par les équations théoriques ne sont pas interprétées mais identifiées à leur extension, c’est-à-dire aux ensembles d’objets qu’elles relient, il suffit qu’il existe un nombre suffisant d’objets réels pour que toutes les relations possibles sur ces objets existent, en un sens purement mathématique. Il suffit en effet, pour qu’une relation existe au sens mathématique, qu’elle puisse être définie, et donc que les objets qu’elle relie existent. En conséquence, RSE qui affirme que la structure de nos théories correspond à la structure de la réalité n’affirmerait rien de plus que l’existence d’un nombre suffisant d’objets dans le monde pour réaliser la structure de nos théories.

Pour que RSE ne soit pas une position triviale, il faudrait spécifier de quelles relations on parle : il ne doit pas s’agir de n’importe quelles relations mathématiquement définissables, mais de relations « importantes ». Mais spécifier la nature de ces relations, ou simplement dire qu’elles sont « importantes », risque de nous faire sortir d’un réalisme structural pur s’il s’agit d’apporter une qualification non structurale à ces relations.

Il est bien sûr possible de remarquer que la structure réelle postulée par une théorie a un ancrage empirique : elle se rapporte à des observations. Il ne s’agit donc pas de n’importe quelle structure. Dans une phrase de Ramsey, il existe en effet des termes d’observation qui sont interprétés. Cependant tenant compte de cet ancrage empirique, l’objection de Newman revient à dire que RSE ne fait presque rien de plus qu’affirmer que nos théories sont empiriquement adéquates, c’est-à-dire qu’elles ordonnent correctement les phénomènes observables par des généralisations.

Il est possible d’appliquer cette remarque au formalisme des phrases de Ramsey : elle prend alors la forme d’un théorème de logique du second ordre qui affirme qu’une phrase de Ramsey correspondant à une théorie est nécessairement vraie si toutes les conséquences empiriques de la théorie sont vraies, et s’il existe un nombre suffisant d’objets quelconques dans le monde. Autrement dit, tout ce qu’affirme RSE, c’est que nos théories sont empiriquement adéquates et qu’il existe au moins un certain nombre d’objets inaccessibles dans le monde (suffisamment pour porter la structure de la théorie). Il va de soi que les défenseurs de RSE voudraient pouvoir affirmer plus.

Remarquons ceci dit que l’adéquation empirique d’une théorie en ce sens est déjà une thèse assez forte, puisqu’il s’agit d’affirmer que la théorie prédit correctement non seulement l’ensemble des phénomènes observables passés, qu’ils aient été observés ou non (et même s’ils ne sont pas pratiquement observables parce que par exemple trop lointains), mais aussi l’ensemble des phénomènes futurs qui seront observés ou non. Pour certains auteurs, par exemple Zahar (2004), ce type de généralisation suffit à être réaliste, et on ne peut de toute façon espérer en savoir plus (voir aussi Zahar 2000). Une théorie scientifique ramseyfiée nous fournirait la formulation la plus compacte possible de l’ensemble des phénomènes de l’univers et son contenu informatif ne serait donc pas nul.

Le problème de cette position est de savoir en quoi consiste ce contenu informatif, et si ça ne revient pas à qualifier les relations dont il est question, celles qui permettent la formulation la plus compacte, d’« importantes », comme le suggérait Newman. En particulier, si l’on pense qu’il s’agit d’un indice pour pouvoir affirmer que les variables quantifiées dans une phrase de Ramsey (les ti, voir section 1.2) font référence à des propriétés naturelles, on s’éloigne alors de RSE et on risque de ne plus pouvoir répondre à l’argument de la méta-induction pessimiste (nous revenons sur cet aspect plus bas).

Mais en l’absence d’un tel contenu informatif qui pourrait expliquer le succès empirique des théories plutôt que de simplement l’affirmer, la position ne se différencie pas fondamentalement de l’empirisme constructif de van Fraassen (1980), qui se veut une position anti-réaliste affirmant que nous devons seulement croire que nos théories sont empiriquement adéquates, l’adéquation empirique étant alors également comprise comme l’adéquation à tous les phénomènes observables passés, présents et futurs, observés ou non.

c. Comment échapper à l’objection de Newman ?

L’objection de Newman semble inévitable si l’on s’en tient au formalisme des phrases de Ramsey : il s’agit alors d’un théorème de logique du second ordre. Cependant on peut juger que l’utilisation des phrases de Ramsey attribue injustement certaines thèses aux réalistes structuraux, qui seraient implicitement assumées par ce formalisme : par exemple, l’idée d’une distinction stricte entre langage d’observation et langage théorique.

Pour savoir comment échapper à cette objection, on peut, comme le proposent Melia & Saatsi (2006), analyser les différentes façons possibles de s’éloigner du formalisme des phrases de Ramsey en amendant certains de ses présupposés, sans retomber dans un réalisme standard. L’enjeu est le suivant : faire en sorte que le réalisme structural affirme plus que l’existence de régularités dans nos observations, mais sans pour autant être victime de la méta-induction pessimiste.

Melia & Saatsi identifient les présupposés implicites suivants dans le formalisme des phrases de Ramsey :

La séparation vocabulaire d’observation / vocabulaire théorique qui suppose qu’il n’existe pas d’observations teintées de théories, ni de prédicats mixtes, ce qui semble douteux (« être plus petit que » s’applique aussi bien à des objets observables qu’à des atomes et des molécules, « reptile » est un terme d’observation teinté de théorie).

La quantification universelle qui suppose qu’on ne restreint pas le domaine des objets sur lesquels les prédicats théoriques portent, ni le domaine des prédicats et relations théoriques eux-même (mais on pourrait dire qu’une théorie ne porte, par exemple, que sur les objets et propriétés concrets, pas sur des objets abstraits)

La logique extensionnelle qui suppose que notre théorie est dénuée d’aspect modal, c’est-à-dire qu’elle n’exprime pas des rapports de causalité ou de nécessité physique qui gouverneraient les phénomènes, mais se contente de décrire une mosaïque de faits actuels

Échapper à l’objection de Newman exige donc d’amender un ou plusieurs de ces présupposés. Il s’agit soit d’affirmer que certaines propriétés ou relations s’appliquant à des objets inobservables sont en fait interprétées (celles qui correspondent aux prédicats mixtes), soit de qualifier de manière générale les objets, propriétés et relations dont on parle (par exemple, qualifier les relations « d’importantes » comme le proposait Newman), soit d’interpréter la structure que nos théories représentent comme une structure nomologique.

Il semble qu’on puisse assimiler la réponse de Russell (1968) à Newman à la première de ces propositions. Russell affirme en effet dans sa réponse à Newman qu’il défend une forme impure de réalisme structural, en postulant par exemple que les perceptions et leurs causes ont certaines relations de contiguité spatio-temporelles. Les relations de contiguité ou de succession temporelle sont pour Russell des relations directement observables, et il s’agirait donc d’affirmer que les relations observables s’appliquent également à des objets inobservables. On pourrait les formaliser par des prédicats mixtes, s’appliquant indifféremment à des objets observables et inobservables. C’est l’approche également proposée par Cruse (2005).

Il y a certainement un gain par rapport à la formulation standard de RSE à enrichir le vocabulaire de prédicats mixtes. Cependant Melia & Saatsi observent que le gain est assez maigre, puisque l’objection de Newman s’applique toujours au contenu entièrement inobservable des théories. Selon RSE, les affirmations de nos théories qui s’expriment dans un vocabulaire purement théorique se ramènent toujours à un contenu trivial.

La seconde proposition peut prendre deux formes : il peut s’agir de restreindre le domaine des objets auxquels s’appliquent la théorie, ou de restreindre le domaine des propriétés et relations sur lesquels on quantifie. Concernant la première option, Melia & Saatsi observent que restreindre le domaine des objets de la théorie (par exemple aux objets physiques, ou concrets) revient formellement à appliquer systématiquement un prédicat particulier aux objets sur lesquels on quantifie. Ceci est équivalent à enrichir notre théorie d’une nouvelle propriété (celle d’être un objet physique, concret) qui s’applique à tous ses objets, et alors l’objection de Newman s’applique aussi bien à cette nouvelle théorie une fois ramseyfiée.

Concernant la seconde option, ils observent que restreindre le domaine des propriétés et relations ti revient à qualifier ces propriétés et relation (par exemple de naturelles, d’importantes). Il s’agit de la solution envisagée par Newman. La question est alors de savoir si l’on peut qualifier les relations et propriétés dont on parle de manière suffisamment forte pour pour que le réalisme structural ne soit plus une position triviale, sans être victime d’une méta-induction pessimiste.

Melia & Saatsi répondent par la négative. Qualifier les propriétés et relations de naturelles ne fonctionne pas : les propriétés naturelles ne survivent pas toutes aux changements théoriques (par exemple « phlogiston »). Mais concevoir ces propriétés comme des combinaisons logiques quelconques de propriétés naturelles s’avère insuffisant pour rendre le réalisme structural non trivial, puisqu’il sera possible de réaliser mathématiquement à peu près n’importe quelle structure sur la base de telles propriétés.

La troisième voie s’avère plus prometteuse : il s’agirait d’incorporer aux phrases de Ramsey des opérateurs modaux exprimant des relations de nécessité physique ou des rapports contrefactuels entre les phénomènes, ce qui permettrait de bloquer l’objection de Newman exprimée sous la forme de théorème logique.

Il est en effet raisonnable de penser qu’affirmer l’existence de rapports de nécessité physique nous éloigne d’un pur empirisme : nous faisons plus que décrire des régularités dans nos observations. Parler de nécessité physique ou de situations contrefactuelles joue certainement un rôle explicatif, par exemple vis-à-vis des nouvelles prédictions, ce qui fait justice à l’argument du miracle. Ceci pourrait également permettre de rendre compte de l’indispensabilité des termes théoriques, notamment les termes dispositionnels qui ne se réduisent pas à leurs manifestations (voir section 1.2). En effet, il est fréquent d’associer les termes dispositionnels à des énoncés contrefactuels. Enfin il est probable que les rapports contrefactuels entre phénomènes survivent aux changements théoriques. On peut toutefois se demander s’il s’agit toujours de RSE, dans la mesure où il est souvent considéré que les rapports de nécessité physique ne sont pas directement observables ou testables empiriquement. La nécessité demanderait donc à être interprétée métaphysiquement. Cette option reviendrait finalement à adopter un engagement ontologique plus fort envers les relations, dans la lignée de RSO (Ruyant 2016) (voir la section 3).

Une option plus radicale consiste à rejeter le formalisme des phrases de Ramsey dans son ensemble, en faisant valoir que la meilleure façon de concevoir les théories est de les considérer non pas comme un ensemble d’énoncés interprétés sur le monde combinés à des règles de correspondance, mais plutôt comme un ensemble de modèles. Les équations et lois de la théorie seraient au mieux des outils permettant de construire ces modèles mathématiques, destinés à représenter des domaines de la réalité, et dont certains éléments seraient ensuite directement comparés à des modèles de données issus de l’expérimentation. C’est ce qu’on appelle la conception sémantique des théories (Suppe 1972). Elle se veut moins abstraite et plus proche de la pratique scientifique réelle, faisant valoir notamment que la confrontation empirique doit tenir compte d’aspects contextuels et n’est pas forcément formalisable par des règles de correspondance systématiques entre langage théorique et langage d’observation.

French & Ladyman (2003) suggèrent que l’objection de Newman ne s’applique pas à la conception sémantique des théories, mais serait un artefact de la conception traditionnelle. Ils proposent d’exprimer le réalisme structural dans le cadre de la conception sémantique : celui-ci consisterait alors à affirmer l’existence d’une correspondance (de type isomorphisme) entre les modèles mathématiques de la théorie et la structure du domaine de la réalité qu’ils représentent.

Cependant selon certains auteurs, la différence entre la conception traditionnelle et la conception sémantique des théories est surévaluée (Lutz 2015). En effet, spécifier l’ensemble des axiomes d’une théorie revient à spécifier un ensemble de modèles pour cette théorie, et les deux approches sont donc équivalentes à certains égards. Par ailleurs l’idée que l’objection de Newman ne s’appliquerait pas à la conception sémantique des théories est critiquée par Ainsworth (2009). Dans le cadre d’une conception sémantique, RSE consisterait à affirmer qu’il existe un modèle de la théorie isomorphe à (une partie de) la structure de la réalité. Mais il est toujours possible de sélectionner les propriétés et relations d’un domaine contenant suffisamment d’objets pour satisfaire cette condition (il s’agit en fait d’une transposition de l’agument modèle-théorique de Putnam (1980) à l’encontre du réalisme métaphysique). En tenant compte de la contrainte d’adéquation empirique des théories, on peut montrer que RSE ainsi formulé est équivalent à l’affirmation suivant laquelle il existe une structure empiriquement adéquate (c’est-à-dire qui correspond aux modèles de données issus de l’expérimentation) et un nombre suffisant d’objets réels inobservables pour réaliser cette structure, ce qui n’est qu’une nouvelle formulation de l’objection de Newman et, de nouveau, trivialise RSE.

Il reste alors la possibilité de postuler, comme le proposent les partisans de RSO, que la structure à propos de laquelle nous sommes réalistes n’est pas simplement un ensemble de relations entre des objets inaccessibles définies extensionnellement, mais qu’il s’agit d’une structure ontologiquement primitive. Un tel engagement ontologique semble suffisant pour se distancier d’un simple empirisme. Reste cependant à qualifier cette structure pour la différencier d’une simple structure mathématique (ce qui pourrait trivialiser RSO de la même façon dont l’objection de Newman trivialise RSE). La plupart des auteurs parlent à ce sujet de structure modale, dans le sens où elle exprimerait des rapports de nécessité ou des relations nomologiques existant dans la réalité (voir section 3.3). On peut donc rapprocher cette solution de celle proposée par Melia & Saatsi consistant à s’éloigner de la logique extensionnelle en introduisant des opérateurs modaux.

En somme, si le réalisme structural semble être un bon compromis entre réalisme scientifique et empirisme, il se doit d’éviter deux écueils : trop se rapprocher d’un réalisme et être lui-même victime d’une méta-induction pessimiste, en échouant à rendre compte d’une continuité de structure entre théories successives, ou au contraire trop mettre l’accent sur les structures empiriques et ne plus réellement se différencier d’un empirisme anti-réaliste. La solution la plus prometteuse consiste à adopter un engagement ontologique plus fort envers les relations à propos desquelles nous sommes réalistes, en les concevant par exemple comme des relations nomologiques. C’est la voie suivie par les défenseurs de RSO.

RSO cependant suit d’autres motivations que celle de répondre à l’objection de Newman, sur lesquelles nous revenons dans la section 3.

3. Le réalisme structural ontique

RSE est une position épistémique portant sur les limites de la connaissance. Cependant la position a été récupérée par différents auteurs à des fins métaphysiques (French 1998, Ladyman 1998). Selon ces auteurs, il faut comprendre le réalisme structural comme portant sur la nature de la réalité : celle-ci serait essentiellement une structure de relations, conçues comme ontologiquement primitives, plutôt qu’un ensemble d’objets ou de propriétés. On parle alors de réalisme structural ontique (RSO). Autrement dit il s’agit de remplacer la métaphysique traditionnelle d’objets et de propriétés, au sein de laquelle les relations surviennent sur les propriétés intrinsèques et éventuellement sur l’arrangement spatio-temporel des objets, par une métaphysique au sein de laquelle la structure relationnelle est tenue pour primitive, et les objets dérivent de cette structure.

RSO met l’accent sur la dichotomie objet / relation plutôt que sur la dichotomie nature / structure : il ne s’agit plus d’affirmer que seule la structure est connaissable, par opposition à la nature intrinsèque des objets qui la composent, mais que seule la structure existe au niveau fondamental, par opposition aux objets eux-mêmes (par ailleurs contrairement par exemple à Russell à propos de RSE, certains de ses défenseurs ne refusent pas d’interpréter les relations). Tout comme RSE, RSO affirme que nous ne pouvons connaître que la structure de la réalité, mais la raison en est, pour RSO, qu’elle est tout ce qui existe au niveau fondamental.

RSO se décline cependant en deux versions suivant le statut qu’il accorde aux objets individuels :

Le réalisme structural ontique radical (RSOR) (ou éliminatif) affirme qu’il n’y a pas d’objets individuels au niveau fondamental, mais seulement une structure de relations auto-subsistante ;

Le réalisme structural ontique modéré (RSOM) affirme qu’il existe des objets individuels en plus de la structure, mais que leur identité et leurs propriétés intrinsèques (s’ils en ont) sont déterminées par leurs relations aux autres objets, ou encore, que la structure et les objets sont en rapport de co-détermination.

RSO se voulant une position métaphysique plutôt qu’épistémique, il suit d’autres motivations que RSE et donne lieu à des débats d’une nature différente, qui portent par exemple sur le statut ontologique des relations. Dans cette section nous allons examiner les motivations de RSO en nous concentrant particulièrement sur celles issues de la physique contemporaine, et notamment la question de l’identité des particules en mécanique quantique. Nous porterons ensuite notre attention sur différentes objections envers RSO et sur les réponses métaphysiques qui leur sont faites.

a. Les motivations du réalisme structural ontique

L’idée que la notion même d’objet puisse être dérivée à partir de caractéristiques structurales se retrouve chez certains auteurs dès le début du 20ème siècle, parfois dans une optique néo-kantienne. C’est le cas par exemple chez Cassirer (1923) qui remarque que les progrès de la science consistent à abandonner certains référents absolus (comme l’espace chez Newton) au profit de quantités relationnelles. Les lois physiques, qu’on pouvait penser s’appliquer à des quantités absolues, ne sont plus alors que des lois s’appliquant à des quantités relatives à un choix de référentiel arbitraire (un système de coordonnées associé à un point de référence), et ces lois sont invariantes par les transformations qui permettent de passer d’un référentiel à un autre (l’invariance par transformation galiléenne implique par exemple que les lois de la physique s’appliquent de la même façon au sol ou dans un train se déplaçant en ligne droite à vitesse constante). Si les quantités dynamiques sont toujours relatives à un référentiel choisi arbitraiement, il est alors possible de concevoir l’objectivité comme invariance par transformation : l’objet n’est pas un référent absolu, mais ce qui, dans nos représentations, reste invariant par changement de perspective (on retrouve une telle conception de l’objet chez différents auteurs, y compris dans une perspective phénoménologique, par exemple chez Husserl). Ce sont donc les lois, en tant qu’invariants, qui fondent les objets et leurs propriétés. On passe d’une conception substantialiste à une conception structurale de l’objet.

Cassirer (1937) propose donc d’inverser la relation entre loi et objet : au lieu de partir d’objets déterminés ayant des propriétés intrinsèques et qui entrent en relation les uns avec les autres en respectant certaines lois, il faudrait concevoir que ce sont les lois qui constituent ces objets en exprimant certaines relations, les objets n’existant finalement qu’en vertu des lois qui leur donnent lieu, ou comme points d’intersection de ces relations. Cassirer considère notamment les implications de la mécanique quantique sur la notion d’objet individuel, et en conclut que les objets quantiques ne devraient être conçus que comme les points d’intersection de certaines relations.

On retrouve une position similaire, également inspirée de la physique moderne, chez Eddington (1955), qui affirme :

« Les relations unifient les relata ; les relata sont les points de rencontre des relations. L’un ne peut être pensé sans l’autre. »

Il s’agit de concevoir que relations et objets reliés sont en rapport de co-détermination, ce qui rapproche cette position de RSOM.

Une façon de formaliser l’idée d’invariance par transformation consiste à recourir à la théorie mathématique des groupes de symétrie. On appelle symétrie une transformation qui laisse une représentation invariante vis-à-vis de certains aspects d’intérêt. Par exemple, appliquer une rotation de 60° à un triangle équilatéral laisse cette forme invariante. De même, appliquer une rotation ou une translation spatiale arbitraire à un modèle représentant un système physique ne modifie pas les prédictions empiriques de ce modèle dans la mesure où les lois physiques sont invariantes par de telle transformations (dans le cas des symétries spatiales on peut considérer qu’il s’agit simplement du même système « vu depuis un autre endroit / un autre angle », bien que rien n’indique que cette interprétation intuitive soit applicable à toutes les symétries qu’on rencontre en physique). Il est possible de décrire mathématiquement l’ensemble des symétries qui laissent une loi physique invariante par un groupe de symétrie.

Les groupes de symétrie jouent un rôle central en physique contemporaine. Ils fondent notamment les différents principes de conservation, comme la conservation de l’énergie (le théorème de Noether implique qu’une théorie physique qui respecte la symétrie par translation dans le temps respecte également le principe de conservation de l’énergie). On peut les considérer comme des méta-lois qui contraignent la forme des autres lois physiques. Ils peuvent s’appliquer à différentes caractéristiques des théories : les coordonnées spatiales, mais aussi les propriétés fondamentales comme la charge électrique (symétrie par inversion de charge). Les propriétés des différents types de particules fondamentales (quark, électron, photon. . .) et la façon dont ces particules interagissent peuvent être caractérisées par de tels groupes (Weyl 1931). La notion de groupe de symétrie permet ainsi de caractériser les types et propriétés de la physique de manière structurale, sans référence à des objets particuliers : on caractérise une structure non pas en spécifiant les propriétés et relations qu’elle attribue à des objets, mais de manière abstraite en spécifiant l’ensemble des transformations qui la laissent invariante.

Si la philosophie néo-kantienne de Cassirer ne peut vraiment être qualifiée de réalisme, puisqu’il conçoit les lois comme des aspects de nos représentations plutôt que comme des aspects du monde, il est possible d’envisager que les groupes de symétrie utilisés en physique ainsi que les lois physiques qui les respectent décrivent ou correspondent à la structure de la réalité, et qu’ils fondent les objets de la réalité. On adopte alors un RSO.

C’est la manière dont certains auteurs se sont approprié les arguments de Worrall. Rappelons que ce dernier justifie une attitude réaliste envers la structure des théories scientifiques dans la mesure où celle-ci serait conservée lors des changements théoriques (voir la section 1.3). Mais plutôt que de penser que cette structure décrit les relations entre des objets dont la nature nous est inconnue, on pourrait aussi bien abandonner l’idée qu’il existe de tels objets, et penser cette structure comme primitive : la structure est tout ce qui existe, et la connaissance scientifique porte essentiellement sur cette structure (French 1998, Ladyman 1998).

On peut justifier cette proposition par un argument de parcimonie : l’existence d’objets inaccessibles supportant cette structure serait finalement une hypothèse superflue dont il faudrait se passer, en concevant que les noms que nous donnons aux propriétés physiques ou aux objets que nous postulons ne sont que des supports heuristiques pour dévoiler la structure fondamentale de la réalité. En outre comme nous l’avons vu (section 2.3), une telle position permettrait d’éviter l’objection de Newman envers RSE puisqu’elle se distingue nettement d’un empirisme par un engagement ontologique supplémentaire envers les relations.

Enfin certains auteurs proposent d’étendre RSO aux autres disciplines que la physique, en envisageant que ces disciplines mettent au jour des motifs (« pattern ») structuraux propres à certains domaines de la réalité (Ladyman & Ross 2007).

Nous avons donc une position qui se distingue de RSE en ce qu’elle nie l’existence d’objets au delà des relations dévoilées par les sciences. Ce faisant, RSO se positionne sur le plan métaphysique en se voulant révisionniste : il faut abandonner la métaphysique traditionnelle d’objets et de propriétés au profit d’une métaphysique de relations. Nous avons vu que cette position pouvait s’inspirer de la notion de symétrie en physique moderne. Dans la section 3.2, nous allons nous intéresser plus en détail à un argument important en faveur de RSO fondé sur un principe de symétrie particulier qui touche à la question de l’identité des particules fondamentales.

b. L’identité des particules en mécanique quantique

La physique contemporaine caractérise les différentes propriétés physiques par des groupes de symétrie. Il existe cependant une symétrie particulière en mécanique quantique qui ne concerne pas les propriétés physiques, mais les objets fondamentaux eux-même : il s’agit de l’invariance par permutation. Cette dernière joue un rôle central dans l’argumentation en faveur de RSO, puisqu’elle amène à penser, selon certains auteurs, qu’il n’existe pas d’objets individuels au niveau fondamental de la réalité.

L’invariance par permutation affirme que l’état d’un système à plusieurs particules doit être invariant quant à l’ensemble de ses prédictions expérimentales par permutation de deux ou plusieurs particules du même type. Autrement dit, un arrangement, et le même arrangement au sein duquel certaines particules du même type ont été permutées doivent être physiquement indiscernables (un peu comme permuter les euros de comptes en banque électroniques ne modifie pas l’état de ces comptes). Les états qui ne respectent pas cette contrainte sont considérés comme non physiques par les physiciens. Il en découle certaines lois statistiques propres à la mécanique quantique : les statistiques de Fermi-Dirac et de Bose-Einstein (celles-ci reviennent, intuitivement, à attribuer la même probabilité aux configurations possibles d’un système composite plutôt qu’aux états possibles de chaque particule du système, les configurations étant indifférentes aux particules qui les réalisent).

L’invariance par permutation a été utilisée pour défendre l’idée que les particules fondamentales de la physique ne sont pas de véritables objets dotés d’une identité. Les arguments à cet effet sont basés sur une version faible du principe d’identité des indiscernables de Leibniz (PII) qui stipule que deux objets ayant toutes leurs propriétés (intrinsèques, relationnelles, spatio-temporelles, . . .) en commun sont nécessairement identiques. Or si l’on considère deux arrangements dans lesquels on a simplement permuté deux particules de même type, on devrait en déduire, d’après PII et le principe d’invariance par permutation, qu’il s’agit en fait du même arrangement. En conséquence les particules n’ont pas d’identité (leur assigner une identité reviendrait à différencier ces arrangements).

Une autre façon de dire les choses est de remarquer que les états qui respectent l’invariance par permutation sont tels que les particules de même type qu’ils décrivent partagent exactement les mêmes propriétés intrinsèques et relationnelles (si on conçoit ces propriétés en termes de résultats de mesure possible), et donc, selon PII, qu’il ne peut s’agir d’individus différents (French & Redhead 1988). Ceci devrait nous amener à refuser de concevoir que les particules quantiques sont de véritables objets individuels. Il faudrait plutôt les concevoir comme, par exemple, les quanta d’excitation d’un champs unique (Teller 1995).

Certes les particules classiques et les objets courants semblent être dotées d’une identité, mais on peut le comprendre en terme d’émergence (Dieks & Lubberdink 2012), ces particules classiques étant identifiées à un « paquet d’onde » plutôt qu’à des individus fondamentaux de la représentation quantique (comme on peut identifier une vague à la surface d’un liquide indépendemment des objets qui composent le liquide). C’est alors la structure relationnelle sous-jacente qui constitue l’individualité de ces objets macroscopiques.

Notons toutefois qu’il est possible de rejeter cette conclusion de plusieurs façons.

La première consiste à adopter une interprétation particulière de la mécanique quantique, par exemple la mécanique bohmienne. Cette interprétation consiste à compléter le formalisme de la théorie quantique de particules au sens de la physique classique, c’est-à-dire d’objets dotés d’une position déterminée. Cette interprétation permet de nouveau d’identifier des particules comme individus primitifs à partir de leurs positions.

La seconde possibilité consiste à introduire une propriété individuante primitive de manière ad hoc, la propriété qu’a un objet (une particule) d’être soi-même (communément appelée heccéité). On réinterprète alors la statistique prédite par la mécanique quantique en terme d’états accessibles à ces particules. Un problème pour cette stratégie est que l’indexation des particules dans nos représentations de systèmes physiques ne correspond généralement pas à la manière dont les particules sont finalement localisées par les instruments de mesure. Au contraire, l’état physique une fois localisé correspondra à un mélange statistique des particules indexées (Dieks & Lubberdink 2012). Il faudrait alors expliquer, si l’on veut conserver le lien entre particule classique et particule quantique, comment l’heccéité se fixe miraculeusement sur les particules une fois celles-ci individuées par des mesures.

Une troisième stratégie consiste à rejeter ou affaiblir PII. Il existe en effet des raisons métaphysiques indépendantes de remettre en question ce principe (Black 1952) et certains auteurs pensent qu’il est préférable de fonder l’identité sur d’autres principes, comme le fait de tomber sous un sortal et de pouvoir être compté.

Saunders (2003) remarque que les particules quantiques, bien qu’indiscernables, entrent dans des relations non réflexives, c’est-à-dire des relations qui ne les relient pas à elles-mêmes : par exemple la relation consistant à avoir un spin de direction opposé à l’autre particule (sans pour autant que l’une ou l’autre n’ait de direction de spin déterminée : elles sont donc bien indiscernables). Pour Saunders, il est alors possible d’invoquer un principe « d’identité des indiscriminables » plus faible que le principe d’identité des indiscernables, pour lequel il suffit que des entités soient en relation non réflexive pour avoir une identité. Appliquer ce principe suppose au préalable d’avoir identifié des objets dans notre représentation mathématique. Il y a donc une forme de circularité, et si celle-ci n’est pas forcément vicieuse, on remarque au moins que les individus sont identifiés non pas par leurs propriétés intrinsèques, mais par leurs relations respectives : c’est la relation irréflexive elle même qui, par stipulation, implique l’existence de plusieurs individus.

A noter cependant qu’affaiblir PII ou adopter d’autres principes ne permet pas forcément de sauver l’idée que les particules sont des individus, notamment du fait qu’en théorie quantique des champs, un même système peut théoriquement être vu comme possédant un nombre différent de particules suivant l’observateur (Earman 2011).

Face à ces différentes alternatives, French (2014) avance que nous faisons face à une sous-détermination. Il existe plusieurs « packages » métaphysiques possibles : les uns considèrent que les particules sont des objets sans individualité, les autres utilisent différentes stratégies pour maintenir que ce sont des objets dotés d’une identité. Une manière de lever cette sous-détermination consisterait à adopter une attitude réaliste envers ce que ces « packages » ont en commun, à savoir la structure, en éliminant tout simplement les objets, ou en les reconceptualisant à partir de cette structure. Il faudrait revoir notre métaphysique à la lumière de la physique contemporaine, et abandonner l’idée que le monde est constitué, au niveau fondamental, d’objets possédant des propriétés intrinsèques.

Cet argument peut cependant recevoir des objections. Saatsi (2009), par exemple, considère qu’il ne s’agit pas de lever la sous-détermination, mais seulement de proposer une troisième alternatives, dans la mesure où RSO a un contenu positif. Par ailleurs certains auteurs défendent RSO en adoptant explicitement l’un de ces deux « packages », par exemple en adoptant RSOM, suivant lequel des objets individuels existent en plus de la structure, bien qu’ils doivent leur identité à la structure (Esfeld & Lam 2011), et on pourrait aussi bien défendre RSO en choisissant l’autre option, à savoir l’idée que les particules sont des objets sans individualité, ou quanta, qui dérivent de la structure. Reste que ces aspects de la mécanique quantique questionnent fortement la notion traditionnelle d’objet comme fondement de l’ontologie, et motivent l’idée de faire jouer un rôle plus fondamental aux aspects structuraux.

c. Quelle ontologie ?

RSO est donc une position métaphysique consistant à affirmer que la structure relationnelle du monde est première sur les objets. Il reste cependant à caractériser ce qu’on entend par structure relationnelle primitive, et à spécifier la manière dont les objets dépendent de cette structure. Il s’agit notamment de répondre à une objection immédiate envers la position, qui est que l’idée de relations sans relata est simplement inintelligible. D’autres objections s’ensuivent, comme l’idée que RSO brouillerait la distinction entre structure mathématique et physique, ou ne parviendrait pas à faire le lien entre la structure abstraite qu’il postule et les phénomènes concrets. La littérature sur ces débats métaphysiques est relativement abondante. Nous proposons ici un bref survol de différentes objections et solutions proposées qui pourra servir de point d’entrée au lecteur intéressé.

Une solution possible pour répondre à l’objection suivant laquelle l’idée de relations sans relata serait inintelligible consiste à adopter RSOM plutôt que RSOR : les relata existent, mais ils doivent leur identité uniquement à leur position dans la structure à laquelle ils appartiennent. Une difficulté d’ordre formelle pour RSOM est que spécifier une structure logico-mathématique sans introduire de notion d’identité primitive pour les objets empêche de déterminer le nombre d’objets que contient cette structure (Jantzen 2011). Les tenants de RSOM doivent donc avoir recours à une conception non intrinsèque de l’individualité qui reste à élaborer. En l’absence d’une telle notion, le risque est de devoir faire appel à une notion d’identité primitive de type heccéité, ce qui constistue un éloignement de RSO : la structure ne serait pas « tout ce qui existe » au niveau fondamental, mais il existerait également des objets de manière primitive et autonome.

Si l’on adopte RSOR, à savoir la position suivant laquelle il n’existe pas d’objets individuels primitifs mais seulement une structure, il est alors possible de rendre l’idée de relations sans relata intelligible des manières suivantes :

  • Les relations sont des universaux ou des tropes, et les objets des agrégats de propriétés instanciées (French 2014, ch. 7) (voir aussi Morganti 2004), ce qui rejoint la « bundle theory » en métaphysique
  • Les éléments reliés sont eux-même des relations (Ladyman & Ross 2007). On peut y voir une régression à l’infini, mais il est possible de répondre qu’il n’existe pas de niveau fondamental à la réalité.
  • les éléments reliés sont des entités non individualisables (French & Krause 1995), des « quasi-objets ».

RSOR amène certaines objections vis à vis de la causalité, qui, suivant certaines conceptions, et notamment la conception humienne, ne peut être exprimée que sur la base d’individus (Chakravartty 2003). De même certains auteurs avancent que la notion de changement est mieux comprise en terme de propriétés attribuées à des objets. RSOR ne permettrait donc pas de rendre compte des notions de changement et de causalité, pourtant essentiels à notre compréhension du monde. Ladyman & Ross (2007) ainsi que French (2014) répondent à cette objection en affirmant que les relations qui constituent le monde sont modales (elles expriment une nécessité dans le monde), et que la causalité est essentiellement un outil pragmatique permettant de mettre au jour ces relations. Ainsi rien n’exclut de qualifier, quand le contexte est approprié, certaines relations de causales, et il est possible de réinterpréter notre façon commune de parler d’objets, de changement et de rapports causaux en termes structuraux.

Un autre problème pour RSO est qu’il menace de brouiller la distinction entre structure physique et structure mathématique. Ne pas faire cette distinction risque de nous ramener à un platonisme mathématique qui pourrait trivialiser l’existence de cette structure (cette objection fait écho à l’objection de Newman envers RSE, et on peut penser qu’il existe un parallèle dans les réponses possibles. Voir la section 2.3).

Une première difficulté est que cette différence entre structure physique et mathématique semble devoir être exprimée en termes non structuraux, ce qui nous éloignerait d’un réalisme structural. En outre, Cao (2003) affirme que si une structure mathématique peut être comprise comme pure structure, il en va autrement d’une structure physique : celle-ci doit être interprétée, doit s’appliquer à des éléments constituants, et enfin ne peut permettre des prédictions qu’en tant qu’elle revêt un aspect causal et qu’elle s’applique à des entrées physiques (« physical inputs ») décrites de manière qualitative. En éliminant les objets auxquels la structure se rapporte, ou en réduisant leur nature intrinsèque à des aspects structuraux, RSO brouillerait la distinction entre structure physique et mathématique et ne permettrait pas de retrouver les aspects qualitatifs de la réalité. On trouve des critiques semblables chez Tiercelin (2011). Une solution serait d’interpréter qualitativement les relations (par exemple dans le cadre d’une « bundle theory »), mais ceci semble à première vue nous éloigner de l’esprit du réalisme structural.

Généralement la stratégie adoptée par les défenseurs de RSO pour différencier structure mathématique et physique consiste à mettre l’accent sur l’aspect modal (ou causal) de la structure. Il ne s’agit pas de pures relations mathématiques mais de relations nomologiques, de rapports de nécessité dans le monde. Il convient alors d’expliciter ce qu’on entend pas « structure modale » et la manière dont cette structure se rapporte aux phénomènes concrets. A ce titre on trouve différentes options dans la littérature (qui s’appliquent aussi bien à RSOR qu’à RSOM), qu’on peut associer à différentes conceptions métaphysiques des lois de la nature :

- Humeanisme : la structure de la réalité consiste en certaines régularités décrites par les lois (Lyre 2011). Si l’on conçoit suivant RSOM qu’il existe des objets possédant des propriétés intrinsèques, bien que celles-ci dérivent d’aspects structuraux, on peut alors dire que la structure correspond aux régularités dans la distribution de ces propriétés en même temps qu’elle les détermine.

- Dispositionnalisme La structure est causale, elle décrit un réseau de pouvoirs causaux conditionnels instanciés, ou dispositions. Les propriétés physiques sont identifiées à leurs pouvoirs causaux les unes relativement aux autres (la charge est la disposition à attirer d’autres charges, etc.) et les lois en dérivent. (Esfeld 2009, Chakravartty 2007, Bird 2007)

- Primitivisme : La structure qui correspond aux lois de la nature est primitivement modale. Elle exprime des relations de nécessité dans le monde, la notion de nécessité n’étant pas analysable.

Le huméanisme nie qu’il existe des relations modales dans la nature, et ne résoud donc pas le problème de la distinction entre structure mathématique et physique, à moins de postuler que les propriétés et relations sont interprétées, ce qui constitue un écart à RSO. Lyre (2011) postule que nous ayons directement accès par l’expérience à certaines propriétés intrinsèques dérivées de la structure, mais nous avons vu que ce type de solution, qui consisterait, dans le cadre de RSE, à introduire des prédicats mixtes, était insuffisant pour répondre à l’objection de Newman, et on peut douter que cela suffise dans ce cas également (voir section 2.3).

Un problème de la conception humienne des lois est d’expliquer ce qui distingue les lois naturelles de généralisations accidentelles. Cette distinction est généralement faite en terme de meilleure balance entre simplicité et expressivité des lois (les lois appartiennent au « meilleur système »), mais la notion de simplicité est relative à un choix de propriétés naturelles fondamentales, ce qui de nouveau semble en contradiction avec RSO. Cependant il n’est pas certain que la question se pose dans les mêmes termes dans le cadre d’un structuralisme (voir French 2014, ch. 9.2).

Un structuralisme dispositionnaliste affirme que l’essence d’une propriété tient uniquement à ses relations causales aux autres propriétés. De plus il envisage, comme le huméanisme, que la structure est concrète : il s’agit de relations causales instanciées dans la réalité. Cependant il est avancé qu’une analyse dispositionnaliste n’offre pas le même degré de généralité que les lois scientifiques (par exemple, des charges électriques différentes impliquent des dispositions différentes pourtant décrites par une seule loi) (Vetter 2009) et ne permet pas de rendre compte de méta-lois comme les principes de symétrie ou les lois de conservation qui jouent pourtant un rôle explicatif majeur en physique contemporaine et servent habituellement à motiver RSO (French 2014).

Par ailleurs, si la manifestation d’une disposition est une autre disposition, on peut craindre une régression à l’infini, et demander à ce que, de manière ultime, il existe des manifestations qualitatives qui permettent de réellement identifier les propriétés de la structure (Psillos 2012).

Si l’on adopte le primitivisme, il existe une certaine tension entre deux conceptions des structures : comme lois abstraites générales ou comme structure concrète instanciée, et toutes les structures ne peuvent être forcément qualifiées de modales. Ca ne semble pas être le cas par exemple des relations spatiales (Psillos 2012). Par ailleurs il semble qu’une structure ne peut être modale que si elle s’applique à des instances concrètes, et alors des objets indépendants au delà de la structure pourraient être requis (Psillos 2015). Les lois scientifiques ne fixent pas les conditions initiales de l’univers, par exemple. De manière similaire, on peut remarquer que parler de modalité suppose de faire référence à des phénomènes actuels, et ceux-ci ne surviennent pas sur les lois, en particulier dans le cas de lois probabilistes, ou le fait qu’un événement parmis plusieurs possibles soit finalement instancié n’est pas spécifié par la loi (Ruyant 2016). Dans ce cadre il faudrait revenir sur le principe suivant lequel la structure est « tout ce qui existe ».

French (2014, ch. 10) utilise la distinction entre « déterminable » (par exemple la charge électrique) et « déterminé » (une valeur spécifique de charge) pour répondre à ce problème. Il assimile la structure modale aux déterminables et les déterminés à des « témoins existentiels » dans le monde actuel et affirme que les deux font partie du niveau fondamental de la réalité. Il reste à voir si ça ne revient pas à réintroduire des objets indépendants gouvernés par les lois en plus de la structure, c’est-à-dire si on ne revient pas tout simeplement à une métaphysique traditionnelle d’objets (à moins d’avoir une conception également structurale des déterminés).

En somme, RSO se voulant une position métaphysique plutôt qu’épistémique, il se voit obligé de clarifier ses affirmations sur ce plan pour répondre à certaines objections. En particulier, afin de se différencier d’un platonisme mathématique, il se doit d’éclaircir la façon dont il envisage les rapports entre la structure de la réalité et les phénomènes concrets qui constituent la base expérimentale de nos théories. Il en résulte un certain nombre de versions différentes qui recoupent sous certains aspects des conceptions métaphysiques traditionnelles. Au bout du compte après ces accomodements, RSO pourrait être une position moins révisionniste qu’il ne semble au premier abord.

Conclusion

Le réalisme structural promet de nous fournir « le meilleur des deux mondes » entre réalisme scientifique et empirisme en affirmant que nous ne devrions être réaliste qu’à propos de la structure des théories scientifiques, et non de leur interprétation quand celle-ci concerne des aspects inobservables. De nombreux arguments suivant des démarches différentes permettent de soutenir cette position. Cependant on voit qu’une telle position intermédiaire est relativement difficile à tenir : en quoi être réaliste à propos d’une structure interprétée empiriquement serait autre chose que de décrire les régularités des phénomènes observables ? Accorder un statut modal aux relations et en faire des éléments primitifs de la réalité semble être un bon moyen de se différencier d’un pur empirisme, tout en offrant un éclairage de certains aspects de la physique contemporaine. Reste que cette idée demande encore à être explicitée de manière précise sur la plan métaphysique, notamment quand il s’agit de savoir comment caractériser cette structure modale et la manière dont elle se rapporte aux phénomènes concrets qui constituent la base expérimentale de nos théories. Ce sont tous ces défis qui font du réalisme structural une position riche dans le débat contemporain.

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Quentin Ruyant

Université de Rennes 1 / Université Catholique de Louvain

quentin.ruyant@gmail.com