Réalisme moral (GP)

Comment citer ?

Rochelau-Houle, David (2016), «Réalisme moral (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/realisme-moral-gp

Publié en septembre 2016

 

Résumé

Cette entrée a pour sujet la position métaéthique connue sous le nom de réalisme moral. L’objectif ici ne sera pas de situer le réalisme par rapport aux autres théories métaéthiques, mais plutôt de présenter les principales raisons qui sous-tendent cette position ainsi que les engagements théoriques communs aux différents défenseurs du réalisme moral. Tout d’abord, le réalisme sera formulé comme étant la position métaéthique défendant les thèses suivantes : il existe des vérités morales objectives, ces vérités décrivent des faits indépendants de l’esprit, le cognitivisme moral est vrai et le langage moral décrit des faits du monde. Par la suite, différentes versions du réalisme moral seront esquissées : le réalisme non-naturaliste, le réalisme naturaliste réductionniste et le réalisme naturaliste non-réductionniste.

1. Réalisme moral et métaéthique

Le réalisme moral est une famille de théories métaéthiques qui cherche à préserver certaines caractéristiques du discours moral considérées comme étant intuitives. Le réalisme moral est principalement motivé par la possibilité d’expliquer l’objectivité morale, c’est-à-dire l’idée qu’il y a des choses que nous devrions faire ou que nous ne devrions pas faire, ou des choses que nous devrions valoriser ou ne pas valoriser, indépendamment de ce que nous en pensons ou disons. Aux yeux de plusieurs, une telle objectivité serait une des caractéristiques essentielles et intuitives du discours moral. Une autre caractéristique serait le fait que les jugements moraux (par exemple : « il est mal de torturer des chatons ») sont des jugements descriptifs qui attribuent certaines propriétés à des actions : l’action torturer un chaton aurait ainsi la propriété être mal. C’est ce genre de caractéristiques du discours moral que les réalistes moraux considèrent comme intuitives, c’est-à-dire que ces caractéristiques seraient des engagements préthéoriques que nous aurions lorsque nous réfléchissons à la moralité.

Avant d’en dire plus sur le réalisme moral, quelques mots sur la différence entre l’éthique normative et la métaéthique (voir aussi l’entrée grand public sur la métaéthique). Alors que l’éthique normative s’intéresse à des questions plus spécifiques (des questions de premier ordre), la métaéthique s’intéresse à des questions plus abstraites (des questions de deuxième ordre). Pour donner un exemple, les métaéthiciens ne cherchent pas à répondre à la question « est-il bien de donner la moitié de son revenu annuel à Oxfam ? » (une question de premier ordre), mais plutôt à la question « qu’est-ce que la nature du bien ? » (une question de second ordre). Parce qu’ils s’intéressent d’abord aux questions de second ordre, les réalistes moraux ne cherchent pas à spécifier ce qui est réellement bon et bien de faire ; ils cherchent plutôt à spécifier la nature du bon et du bien.

2. L’existence des vérités morales

Aux yeux des réalistes moraux, un des éléments importants du discours moral est qu’il existe des vérités morales objectives. Pour les réalistes moraux, cela revient à dire qu’il y a, dans le monde, des actions qui sont réellement bonnes et d’autres, réellement mauvaises, ainsi que des choses que nous devrions valoriser et d’autres que nous ne devrions pas valoriser. Plus particulièrement, si’l peut exister des actions objectivement bonnes et mauvaise selon les réalistes moraux, c’est parce qu’il existerait des faits moraux ou des propriétés morales. Dès lors, il est important de ne pas comprendre le réalisme moral comme étant une position métaéthique défendant uniquement qu’il existe des vérités morales, mais plutôt comme étant la position selon laquelle ces vérités existent et qu’elles décrivent des faits.

Dire que les vérités morales décrivent des faits, plus spécifiquement des faits « indépendants de l’esprit », est, pour les réalistes moraux, la meilleure façon de fonder ontologiquement l’existence de ces vérités (l’ontologie étant la discipline philosophique qui s’intéresse à ce qui existe). En soutenant que les faits moraux sont « indépendants de l’esprit », les réalistes soutiennent que ces faits existent au-delà ce que nous en pensons et disons. Certes, il serait possible de soutenir que des faits moraux existent mais que nous ne les connaissons pas, que notre pensée et discours moraux échouent à appréhender ces faits de manière appropriée. Cependant, les réalistes moraux refusent d’adopter cette option. En d’autres termes, ce que les réalistes défendent, c’est la thèse selon laquelle les faits moraux ont un statut ontologique similaire aux faits physiques, tout en pouvant être connus et décris par l’humain, mais sans pour autant devoir leur existence à ce dernier.

Pour illustrer cette thèse, supposons qu’il est vrai que la Lune a un diamètre de 3 473 km, et que cette vérité dépend d’un fait physique, soit un fait « indépendant de l’esprit ». Certes, nous pourrions tous croire que la lune a un diamètre de 4 598 km, mais nous serions alors tous dans l’erreur. En effet, ce que nous croyons ou pensons n’influence pas l’existence et la nature des faits indépendants de l’esprit. Globalement, les réalistes moraux défendent donc l’idée selon laquelle les faits moraux ont sensiblement le même statut ontologique que le fait que la Lune ait un diamètre de 3 473 km. Évidemment, ce dernier énoncé mériterait certaines nuances, car certains métaéthiciens peuvent se réclamer du réalisme moral sans accepter cette analogie entre les faits moraux et physiques, mais cela nous éloignerait trop de notre propos.

3. La nature des énoncés moraux

En plus de défendre la thèse selon laquelle les faits moraux existent « indépendamment de l’esprit », les réalistes moraux défendent aussi le « cognitivisme moral », soit la thèse selon laquelle les énoncés moraux expriment des croyances qui peuvent être vraies ou fausses. La thèse du cognitivisme moral doit être distinguée de celle du non-cognitivisme, selon laquelle les énoncés moraux expriment des états mentaux autres que des croyances. Ces états mentaux peuvent être des désirs ou d’autres attitudes conatives, soit des états menant à des énoncés qui ne sont pas susceptibles d’être vrais ou faux. En effet, si j’ai le désir de devenir un astronaute, il semble difficile d’affirmer que ce désir puisse être vrai ou faux, tout au plus, ce désir peut-il être dit farfelu ou irréalisable. Par contre, si j’ai la croyance que je suis un astronaute, il est possible de dire que cette croyance est vraie ou fausse.

Les réalistes moraux soutiennent donc que le langage moral décrit avec succès des faits du monde. À nouveau, il est possible de proposer une analogie entre un énoncé descriptif et un énoncé moral. Prenons par exemple les énoncés « cette tasse est bleue » et « cette action est mauvaise ». Il semble y avoir une certaine similarité, au moins du point de vue grammatical, entre ces deux énoncés, au sens où ils chercheraient à décrire (ou décrivent effectivement, s’ils sont vrais) des faits du monde. Tout comme l’énoncé « cette tasse est bleue » décrit le fait que cette tasse a la propriété d’être bleue, l’énoncé « cette action est mauvaise » décrirait le fait que cette action a la propriété d’être mauvaise. Pour les réalistes, la description est au cœur du discours moral, et elle doit être préservée et expliquée.

Il est toutefois important de noter que les réalistes ne sont pas les seuls à accepter cette thèse descriptiviste, selon laquelle les énoncés moraux décrivent des faits du monde. En effet, les réalistes moraux et les théoriciens de l’erreur s’entendent sur le fait que les énoncés moraux ont pour but de décrire des faits du monde, et qu’ils sont dès lors susceptibles d’être vrais ou faux. Toutefois, contrairement aux réalistes moraux, les théoriciens de l’erreur ne croient pas qu’il existe, de manière indépendante de l’esprit, des faits moraux susceptibles de valider ne serait-ce que quelques-uns de nos énoncés moraux. Pour les théoriciens de l’erreur, puisqu’il n’existe pas de fait moral au sens où l’entendent les réalistes, tous les énoncés moraux sont faux. Dès lors, le descriptivisme ne suffit pas pour identifier le réalisme moral – il est aussi nécessaire, comme nous l’avons expliqué dans les sections précédentes, que s’y ajoute la croyance qu’il existe des faits moraux que l’on peut décrire.

4. Les différentes formes de réalisme moral

Le réalisme moral se présente sous de multiples formes, mais trois d’entre elles orientent en particulier les débats en métaéthique : le non-naturalisme, le naturalisme non-réductionniste et le réalisme réductionniste.

a. Le réalisme non-naturaliste

Selon les réalistes non-naturalistes, les faits moraux et les propriétés morales sont sui generis, c’est-à-dire appartiennent à leur propre genre métaphysique. Cela veut dire, d’abord, que les faits moraux et les propriétés morales ne sont ni identiques ni réductibles aux faits non-moraux et aux propriétés non-morales. Ensuite, cela veut aussi dire que les faits moraux et les propriétés morales sont métaphysiquement distincts des autres genres de faits et de propriétés. La moralité (ou la normativité en générale) est de son propre genre métaphysique, tout comme les faits naturels sont de leur propre genre métaphysique (c’est-à-dire, du genre « naturel »). Cette prise de position est souvent motivée par le fait que, comme le soutenait le philosophe G.E. Moore, toute question à propos du bien est une « question ouverte », puisque l’on peut toujours se demander si une chose plaisante, utile, efficace, etc. est bel et bien moralement bonne. En affirmant cela, Moore cherche à démontrer qu’il est impossible d’analyser les propriétés morales en d’autres termes, par exemple en réduisant le bien au bonheur, au plaisir ou à l’efficacité, nous laissant comme seule possibilité, à ses yeux, la thèse des propriétés morales sui generis.

Cela dit, cette prise de position peut aussi être motivée par le fait que les propriétés morales semblent posséder des caractéristiques que les propriétés naturelles n’ont pas. Par exemple, il semble que les propriétés morales ont la capacité de nous donner des raisons catégoriques (i.e. qui s’appliquent à tous), capacité que les propriétés naturelles n’auraient pas. Ainsi, s’il est mal de torturer des chatons, alors nous avons tous une raison de ne pas commettre une telle action, même si torturer des chatons nous apporte personnellement un grand plaisir. Cela, contrairement aux faits naturels, qui peuvent seulement nous donner des raisons d’agir hypothétiques (i.e. des raisons qui dépendent de nos désirs propres, de nos objectifs, etc.). Cette idée selon laquelle la morale fait ou doit faire intervenir des raisons catégoriques est récurrente à travers la tradition philosophique, soit bien au-delà du seul réalisme moral.

b. Le réalisme naturaliste non-réductionniste

Les réalistes naturalistes non-réductionnistes partagent avec les non-naturalistes l’idée selon laquelle les faits moraux et propriétés morales ne sont pas identiques et réductibles aux faits non-moraux et aux propriétés non-morales. Toutefois, les réalistes naturalistes non-réductionnistes ne soutiennent pas, à l’inverse, que les propriétés morales sont non-naturelles. En effet, aux yeux des réalistes naturalistes non-réductionnistes, nous n’avons pas de bonne raison de postuler une nouvelle catégorie métaphysique qui correspondrait à la moralité ou à la normativité. Pour ces réalistes, les propriétés morales partagent, dans une certaine mesure, les mêmes caractéristiques que les propriétés naturelles paradigmatiques. Par exemple, tout comme les propriétés naturelles paradigmatiques, les propriétés morales peuvent faire partie d’explications causales. Si nous ajoutons à cette dernière idée celle que seule les propriétés naturelles peuvent faire partie d’explications causales, nous devrions alors conclure que les propriétés morales sont des propriétés naturelles. Toutefois, pour les non-réductionnistes, cela n’implique pas que les propriétés morales soient réductibles à d’autres propriétés qu’à elles-mêmes.

c. Le réalisme naturaliste réductionniste

Les réalistes réductionnistes croient, tout comme les non-réductionnistes, que les propriétés morales sont naturelles, mais ils acceptent par contre l’idée selon laquelle celles-ci sont bel et bien réductibles à des propriétés non-morales. L’option la plus populaire consiste à défendre la thèse selon laquelle les propriétés morales sont réductibles à des propriétés descriptives, qui sont elles-mêmes des propriétés naturelles. Les propriétés descriptives en question peuvent être des propriétés simples (la propriété d’être rouge et la propriété d’être rond sont des exemples de propriétés simples) ou des propriétés complexes (la propriété d’être rouge ou rond ou la propriété d’être rouge et rond sont des exemples de propriétés complexes). Pour plus de détails, le lecteur peut se référer à la version académique de cette entrée.

Conclusion

Le réalisme moral est une famille importante de théories métaéthiques au cœur de nombreux débats, en particulier quant à l’objectivité morale, au statut ontologique des faits moraux et à la nature des énoncés moraux. De manière générale, les réalistes moraux se distinguent des autres positions métaéthiques en soutenant qu’il existe des vérités morales objectives, que ces vérités consistent en des énoncés décrivant des faits existant indépendamment de l’esprit et que nous pouvons connaître ces faits. Par contre, au-delà de cet accord général, différents types de réalismes moraux existent et peuvent justifier ces thèses de manières radicalement différentes les uns des autres.

Bibliographie

Brink, David O. (1989), Moral Realism and the Foundations of Ethics, Cambridge, Cambridge University Press.Ouvrage important défendant le réalisme naturaliste non-réductionniste. Brink y défend aussi, dans le troisième chapitre, l’externalisme motivationnel et, dans le cinquième chapitre, le cohérentisme épistémologique.

Enoch, David (2011), Taking Morality Seriously : A Defense of Robust Realism, Oxford, Oxford University Press.Défense contemporaine du réalisme moral non-naturaliste. Ouvrage relativement technique, mais où l’auteur discute plusieurs défis auxquels fait face cette famille du réalisme moral. De plus, l’auteur introduit un argument novateur dans le but de défendre le réalisme normatif non-naturaliste : les vérités normatives seraient indispensables à la délibération (chapitre 3).

Jackson, Frank (1998), From Metaphysics to Ethics : A Defence of Conceptual Analysis. Oxford, Oxford University Press.Une des défenses les plus importantes du réalisme naturaliste réductionniste. From Metaphysics to Ethics est un ouvrage très technique et difficile, mais le chapitre 5 de ce livre est incontournable pour comprendre le réalisme naturaliste réductionniste. Plus spécifiquement, Jackson soutient que les propriétés évaluatives peuvent être réduites aux propriétés descriptives sur lesquelles elles surviennent.

Moore, George Edward (1998), Principia Ethica, Paris, Presses Universitaires de France, 370 p.Livre incontournable en métaéthique, peut-être même le premier ouvrage métaéthique. Moore y défend sa version du réalisme non-naturaliste et y présente son fameux argument de la question ouverte. Le premier chapitre est tout particulièrement important pour comprendre pourquoi Moore pense que le Bien est une propriété sui generis.

Ogien, Ruwen (1999), « Qu’est-ce que le réalisme moral ? », dans Ruwen Ogien (dir.), Le réalisme moral, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 3-194.Conçu comme étant une introduction à l’ouvrage Le réalisme moral, cet article s’avère très accessible et Ogien y présente les grandes lignes des questions métaéthiques sur le réalisme moral. Excellent article à lire comme introduction au réalisme moral.

Shafer-Landau, Russ (2003), Moral Realism, Oxford, Oxford University Press.Tout comme l’ouvrage d’Enoch, celui de Shafer-Landau est une défense contemporaine du réalisme moral non-naturaliste. Cet ouvrage est peut-être moins novateur que celui d’Enoch, mais il est plus accessible et représente une excellente introduction au réalisme moral et aux débats métaéthiques entourant cette théorie.

Sturgeon, Nicholas (1988), « Moral Explanations, » Essays on Moral Realism, édité par Geoffrey Sayre-McCord, Cornell, Cornell University Press, pp. 229-255.Défense très importante du réalisme naturaliste non-réductionniste. Dans cet article, Sturgeon soutient que les faits moraux font partie de la meilleure explication de certaines de nos expériences, dans le but de défendre la thèse selon laquelle les faits moraux existent.

David Rocheleau-Houle

Université d'York

droche@yorku.ca