Ontologie formelle (GP)

Comment citer ?

Arapinis, Alexandra (2018), «Ontologie formelle (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/ontologie-formelle-gp

Publié en septembre 2018

 

De façon extrêmement générale, l’ontologie se définit comme la théorie de l’être, comme l’indique l’étymologie du terme, issu du grec ancien : ὤν (ôn, ontos) « étant, ce qui est », λόγος (logos) « discours, traité ». En première approximation, l’ontologie formelle se définit donc comme théorie formelle de l’être. Mais que signifie ici formel ? Nous verrons que ce qualificatif revêt trois interprétations possibles, liées mais distinctes : relevant respectivement de la forme, de la logique formelle et de la formalisation. C’est selon ces trois axes que nous aborderons brièvement l’objet de l’ontologie formelle et ses différentes voies de développement. Nous verrons donc dans un premier temps comment l’ontologie formelle, telle qu’initialement développée par Husserl, reprend et étend la distinction d’inspiration Aristotélicienne entre forme et matière. Puis, nous aborderons dans un second temps le lien entre ontologie formelle et logique formelle, deux disciplines intimement liées qui connurent leur essor à la même période. Enfin, la notion de formalisation, qui est peut être la première qui vient actuellement à l’esprit lorsque l’on parle de discipline formelle, sera abordée en lien avec l’informatique, trouvant son application la plus essentielle dans le domaine naissant des ontologies informatiques.

1. Ontologie formelle comme analyse de la forme pure de l’être

Dans son sens historiquement premier, telle que définie par Husserl, l’ontologie formelle se préoccupe de tout ce qui a trait à l’être du point de vue de sa forme pure, visant les caractéristiques et relations les plus générales de toute chose qui existe, indépendamment du domaine particulier auquel elle appartient. L’ontologie formelle se veut donc neutre quant à la question de savoir si telle ou telle catégorie particulière d’entité existe ou non. Que l’on admette, par exemple que Dieu existe, que les nombres ou autres entités abstraites existent, ou au contraire que l’on défende leur non-existence ou encore leur réductibilité à des catégories plus fondamentales, n’affecte en rien, du moins en principe, les lois et catégories de l’ontologie formelle. La question de savoir ce qui existe réellement, de fournir un inventaire des objets qui existent dans le monde, est l’objet d’étude de l’ontologie matérielle, comprise non pas comme une ontologie du concret, mais une ontologie des domaines particuliers d’objets.

L’ontologie matérielle traite ainsi de questions telles que la nature et conditions d’existence de différentes catégories d’objets comme : les plantes, les animaux, les personnages de fiction, les Etats, le désir, la pensée, etc. La catégorisation matérielle de l’être réunit alors les objets individuels similaires en procédant à l’abstraction progressive de leurs différences, les catégories résultant s’ordonnant dans un rapport hiérarchique de généralité croissante, allant des individus particuliers qui exemplifient les espèces inférieures jusqu’aux genres les plus élevés. Par exemple, Platon est une instance de la catégorie des Humains, qui est une sous-espèce du genre Corps Animés, qui est une sous-espèce du genre Corps, etc. L’ontologie formelle traite quant à elle de catégories comme : une chose quelconque, objet, qualité, relation, connexion, pluralité, dépendance, tout, partie etc. (Husserl 1900/01, RL III). Le point important est que de telles catégories ne sont pas le résultat d’un processus d’abstraction généralisante, mais d’une abstraction formalisante. Elles ne sont pas les catégories supérieures de la hiérarchie des catégories matérielles. Elles ne sont pas dans un rapport de plus grande généralité par rapport à ces dernières. Elles sont transversales par rapport à la division du réel en régions matérielles et peuvent, en principe, être exemplifiées par des objets appartenant à toutes les sphères ou domaines du réel.

Ainsi définie, la frontière entre ces deux ordres ontologiques, entre le matériel et le formel, semble claire. L’ontologie formelle s’érige comme science première par excellence, précédant l’ontologie réelle ou matérielle, étudiant la structure de toute chose, aussi bien actuelle que possible. Cependant, si l’on regarde les débats contemporains il apparaît que cette division de principe est en pratique nettement moins tranchée. En effet, comme le souligne Varzi (2010) « Il existe […] un quantificateur caché dans la caractérisation du formel, un quantificateur portant sur toutes les entités possibles (i.e. concevables). Et il n’est absolument pas clair que l’on puisse en saisir la portée sans s’engager dans des considérations ontologiques matérielles. Inversement, en posant l’existence et en décrivant certaines entités, on est également amené à spécifier certaines règles nécessaires qui structurent ces entités ».

2. Corrélation formelle entre logique et ontologie

Investiguant les caractéristiques fondamentales de tout être actuel et possible, du pur quelque chose, l’ontologie formelle est fondamentalement première non seulement par rapport à l’ontologie matérielle, mais par rapport à toute théorie quelle qu’elle soit. En effet, toute théorie est une théorie de quelque chose, porte sur un certain domaine de connaissance. Du point de vue non pas du monde en soi, mais du monde en tant qu’il est connaissable, l’ontologie formelle étudie la connexion des objets possibles de connaissance. En ce sens elle pose les conditions d’unité de toute théorie. L’accumulation de connaissances portant sur des objets disparates, réunis indépendamment de la possibilité de leur connexion, ne peut en effet constituer une réelle théorie. Mais il ne s’agit pas là de la seule source d’unité de la science, au sens général. La connexion des vérités constitutives d’une théorie (propositions ou jugements) est l’autre pilier sur lequel repose sa cohérence. Ainsi, pour reprendre les termes de Smith (2000), l’ontologie formelle est au monde ce que la logique formelle est aux théories du monde. Un premier point d’articulation entre le formel logique et ontologique consiste donc à envisager ces deux disciplines comme livrant conjointement les conditions de possibilité de toute théorie, actuelle ou possible.

Logique formelle et ontologie formelle se présentent ici toutes deux comme des théories de la forme, abstraction faite de tout contenu particulier. Toutes deux procèdent de l’abstraction formalisante, opérant sur les catégories objectuelles dans le cas de l’ontologie, et sur les catégories de signification dans le cas de la logique. Là où la logique élucide les principes gouvernant les relations entre les catégories formelles de signification : proposition, vérité, sujet, prédicat ; l’ontologie formelle étudie les relations entre les catégories formelles de l’être : état de chose, propriété, relation, relata, etc. (cf. Smith 2000). Dans cette perspective, bien que corrélées, les tâches respectives de l’ontologie – traitant de la forme et connexion de l’être – et de la logique – traitant de la forme et connexion des jugements – restent néanmoins clairement distinctes. En d’autres termes, la logique y intervient comme analyse de la forme des enchainements valides de jugements possibles, comme un pur calcul ontologiquement neutre.

Or, si cette neutralité de la logique formelle vis-à-vis de l’être est de nos jours dans une large mesure considérée comme acquise, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, la logique formelle telle que nous la connaissons aujourd’hui s’enracine dans le projet logiciste de ses pères fondateurs (Frege 1884, Russell 1908), visant à fournir un fondement logique à l’arithmétique et à prouver l’existence d’entités arithmétiques, des nombres, à partir de principes purement logiques. Maintenant, bien que le projet logiciste soit définitivement abandonné, sous l’impulsion en particulier des travaux de Gödel et de ses résultats d’incomplétude, certains auteurs, notoirement Cocchiarella (2007), maintiennent cependant l’idée que la logique formelle serait directement porteuse d’engagements ontologiques substantiels. Dans cette deuxième perspective, qui s’éloigne de son origine Husserlienne et se revendique de l’héritage de Frege et Russell, l’ontologie formelle se redéfinit alors comme l’étude des engagements ontologiques de la logique formelle, et en particulier, son engagement quant à la nature des universaux. L’accent est dès lors mis sur la logique comme langage, comme moyen de représentation, les catégories syntaxico-grammaticales reflétant les catégories de l’être, i.e. reflétant le mode d’être propre des entités saturées (i.e. les individus) mais aussi des entités insaturées (i.e. les universaux).

3. Ontologie formelle et formalisée : de la philosophie à l’informatique

Enfin, sortant du cadre propre de la philosophie, il est intéressant de noter que le terme ontologie formelle a récemment fait son apparition dans le domaine général du traitement de l’information, allant de l’Intelligence Artificielle, à la Linguistique computationnelle, ou encore à la Théorie des Bases de Données. Il est en particulier frappant de constater que lors d’une simple recherche sur Internet les résultats appartenant au domaine de l’informatique sont plus nombreux que les résultats philosophiques. Si nous souhaitons, en conclusion, attirer l’attention sur cet emprunt informatique c’est qu’il ne s’agit pas d’une simple homonymie. En effet, tout en s’enracinant dans des problématiques différentes des problématiques philosophiques ayant donné naissance à l’ontologie formelle, l’analyse ontologique informatique s’inspire, dans ses aspects les plus fondamentaux, des investigations philosophiques. Elle ouvre par ailleurs un champs d’application et de réactualisation de débats philosophiques qui, nous semble-il, ne devrait pas laisser les philosophes indifférents.

Au sens informatique, les ontologies (noté avec un ‘o’ minuscule et au pluriel pour se distinguer du terme proprement philosophique) désignent des artéfacts formels, des théories axiomatiques représentant le monde, ou une certaine portion du monde. Le rôle de la formalisation, rapporté à la représentation du monde, est donc définitionnel de l’acception informatique de l’analyse ontologique. Le plus souvent formulées dans la logique du premier ordre, ces ontologies constituent donc des représentations du monde lisibles par des machines, et sur la base desquelles les ordinateurs peuvent « raisonner ». En effet, l’exécution automatique, ou informatiquement assistée, de différentes tâches (relevant par exemple de l’analyse du langage naturel, du diagnostique médical, du support à l’analyse géographique, légale, etc.) mobilise bien souvent des connaissances sur les objets impliqués (au sens large). De telles connaissances peuvent alors aller d’une simple catégorisation taxonomique des objets pertinents, à des descriptions plus complexes et fines de leurs caractéristiques et relations.

Contrairement à la visée de l’Ontologie philosophique, les ontologies informatiques ont ainsi fait leur apparition et se sont répandues en réponse à des besoins applicatifs très concrets, ne concernant pas l’étude de l’être, mais l’exécution de tâches pratiques, et la modélisation de domaines restreints (on parle d’ontologies d’application, dans le premier cas, celles-ci étant des spécifications d’ontologies dites de domaine). De telles ontologies, conçues de façon souvent « opportuniste » et suivant des contraintes d’ingénierie, se sont néanmoins souvent avérées confuses, voir incohérentes. Elles se sont par ailleurs avérées trop idiosyncratiques pour être réutilisées dans des contextes différents de celui de leur conception, étant même souvent difficilement réexploitable dans leur contexte initial pour des tâches subséquentes ou par d’autres personnes que leur concepteur. Pour répondre à ces difficultés, la recherche informatique s’est récemment tournée vers le développement d’ontologies formelles (dites également fondationnelles ou de haut niveau : DOLCE, BFO, GFO, UFO, etc.) répondant à un besoin croissant de doter le domaine des ontologies informatiques de principes et de méthodes systématiques et rigoureuses, nécessaires à l’analyse axiomatique de toutes les formes et modes d’être.

C’est à ce plus haut niveau d’abstraction que les ontologies informatiques rencontrent réellement l’Ontologie formelle philosophique, portant sur la théorisation axiomatique de catégories comme : identité, instanciation, mesure, qualité, dépendance, processus, évènement, attribut, frontière, etc. En effet, actuellement, les ontologies formelles informatiques n’empruntent pas que leur dénomination à leur parent philosophique, mais intègrent une part non négligeable de ses méthodes, outils et analyses conceptuelles et formelles (Guarino 1998).

Bibliographie

Cocchiarella, N.B. (2007) Formal Ontology and Conceptual Realism, Springer Verlag.

Frege, G. (1884) Grundlagen der Arithmetik, trad. Imbert, C., Les Fondements de l'arithmétique, L’ordre philosophique, Seuil, 1969.

Guarino, N. (1998) « Formal Ontology and Information Systems », dans Guarino, N. (ed.), Formal Ontology in Information Systems. Proceedings of FOIS'98, Amsterdam, IOS Press, 3—15.

Husserl, E. (1900/01) Logische Untersuchungen, Halle (Saale) : M. Niemeyer, trad : H. Elie, A.L. Kelkel et R. Schérer, Recherches Logiques, Presses Univeristaires de France, 1972.

Russell, B. 1908, « Mathematical logic as based on the theory of types, » American Journal of Mathematics, 30: 222–262.

Smith, B. (2000) « Logic and Formal Ontology », Manuscrito 23 (2) : 275—323.

Varzi, A. (2010) « On the Boudaries between Material and Formal Ontology », dans Smith, B. Mizoguchi, R & Nakagawa, S. (eds.), Interdisciplinary Ontology, Vol. 3: Proceedings of the Third Interdisciplinary Ontology Meeting. Keio University Press. 3—8.

Alexandra Arapinis
Istituto di Scienze e Tecnologie della Cognizione
alexandra@loa.istc.cnr.it