Identité (A)

Comment citer ?

Drapeau Vieira Contim, Filipe (2016), «Identité (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/identite-a

Publié en novembre 2016

 

Résumé

La notion d’identité est ambivalente. D’un côté, elle apparaît comme un concept presque vide dont le contenu tient tout entier dans le principe tautologique de l’identité à soi : tout objet est identique à lui-même et à rien d’autre. De l’autre, la notion génère des problèmes substantiels lorsqu’on l’applique au travers du temps et du changement ; ce sont les fameux « paradoxes  de l’identité ». Après avoir rappelé les propriétés logiques de l’identité (réflexivité, indiscernabilité, symétrie, transitivité, nécessité), cet article passe en revue trois grandes familles de paradoxes. Il y a tout d’abord ceux qui mettent en conflit les propriétés formelles de l’identité (transitivité, relation un-un) et le critère d’identité matériel propre à une sorte ou une catégorie particulière d’objets (artefacts, personnes, organismes…). Ces paradoxes se développent dans deux dimensions : le temps et les mondes possibles. Mais il y a aussi un problème général du changement, qui réside dans l’incompatibilité apparente de l’identité et du changement, fût-il minime, et qui se pose pour n’importe quel objet concret, quelle qu’en soit la catégorie. S’ajoute enfin le paradoxe de la constitution matérielle, la relation qu’un objet entretient avec le morceau de matière qui le constitue, la question étant de savoir si la constitution matérielle entraîne ou pas l’identité des relata. Tous ces paradoxes peuvent être résolus, sans doute, mais les théories qu’ils inspirent (théorie de l’identité relative, théorie des contreparties, perdurantisme) demandent de sacrifier quelque chose de notre concept ordinaire d’identité.

Table des matières

1. Identité numérique et « identité » qualitative

2. La logique de l’identité

a. La réflexivité

b. L’indiscernabilité des identiques

c. L’identité des indiscernables

d. La nécessité de l’identité

3. Les critères de l’identité

a. Qu’est-ce qu’un critère d’identité ?

b. Critères d’identité et termes sortaux

c. Critères d’identité et critères d’unité

4. La théorie de l’identité relative

a. La relativité à un sortal

b. Les paradoxes de la constitution matérielle

5. Les paradoxes de l’identité

a. Les paradoxes temporels

(i) Les paradoxes de la transitivité

(ii) Les paradoxes de la fission

b. Les paradoxes modaux

6. Le perdurantisme

a. Le problème des propriétés intrinsèques temporaires

b. Persister en perdurant

c. Perdurance, fission et constitution matérielle


 

1. Identité numérique et « identité » qualitative

Comment concilier l’identité et le changement ? Il y a là, sans doute, un vrai problème, auquel on doit répondre, mais encore faut-il d’abord identifier la source exacte de la perplexité. Selon une antienne trop connue, l’identité serait incompatible avec le changement car notre concept ordinaire d’identité inclurait analytiquement l’idée d’immuabilité ou d’invariabilité, qui est la négation même du changement (voir par exemple Hume 1739/1995, p. 345). Pourtant, l’analyse logique de l’identité montre qu’elle implique un certain nombre de choses, dont la transitivité, l’indiscernabilité et la nécessité (voir section 2 infra), mais pas l’immuabilité, c’est-à-dire la permanence des propriétés d’un objet au travers du temps. D’où vient alors ce préjugé tenace ? Peut-être d’un abus des mots. Considérons l’énoncé de changement :

(1) Paul n’est plus le même depuis son divorce

Un raisonnement superficiel pourrait faire croire que (1) est une contradiction in adjecto. En effet, en désignant l’homme d’aujourd’hui sous le même nom (« Paul ») que l’homme d’autrefois, on présume qu’il s’agit du même homme. Or si l’homme est le même, alors il est par définition le même au travers du temps, c’est-à-dire invariable. Pourtant, on affirme que son divorce l’a changé. La contradiction nous place face à un dilemme où il faut choisir entre l’identité et le changement : ou bien il y a vraiment eu un changement, auquel cas on n’a plus affaire à Paul mais à quelqu’un d’autre ; ou bien Paul est encore parmi nous et le changement n’est qu’apparent, Paul est en réalité invariable ; on postule alors un substrat ou une essence qui demeure invariable sous le flux des accidents.

La contradiction s’évanouit quand on réalise que les locutions « être le même que » ou « être identique à » sont ambiguës : on les utilise tantôt pour exprimer l’identité numérique, qui est l’identité stricto sensu, tantôt pour signifier ce qu’on appelle improprement « l’identité qualitative », par où il faut entendre non pas une sorte d’identité, mais la relation de ressemblance, autrement dit la relation qui existe entre des objets qui ont certaines de leurs propriétés en commun. En désignant l’homme d’aujourd’hui et l’homme d’hier sous le même nom, nous ré-identifions le « même » homme au sens de l’identité numérique : nous jugeons qu’il n’y a pas deux hommes successifs mais un et un seul, rencontré deux fois. En affirmant que Paul n’est plus le « même » depuis son divorce, on utilise le mot cette fois-ci au sens qualitatif : on dit que Paul n’a plus certaines des propriétés qu’on lui connaissait, l’ensemble des propriétés pertinentes (ici les traits psychologiques) étant fixé par le contexte de la conversation. Le sens de « même » changeant d’un usage à l’autre, il n’y a donc aucune contradiction à dire que Paul est le même (numériquement) mais pas le même (qualitativement). La persistance, c’est-à-dire l’identité au travers du temps, n’implique pas analytiquement l’invariabilité. Inversement, le changement n’implique pas analytiquement le remplacement d’un objet par un autre.

Face à l’imbroglio dû à l’ambiguïté du mot « même », il est bien sûr tentant d’en régler l’usage au moyen d’une définition. Or peut-on définir l’identité ? Il est généralement admis qu’un tel projet est voué à l’échec. À l’instar des autres concepts primitifs, comme ceux de négation ou d’existence, le concept d’identité occupe une place centrale dans notre schème conceptuel, de sorte que toute tentative pour le définir s’avère circulaire. Supposons ainsi que, conformément au qualificatif de « numérique » qu’on lui associe souvent, on définisse l’identité comme étant la relation qui sert habituellement à dénombrer des ensembles d’objets. Compter un groupe de personnes, par exemple, revient à apparier les membres de la suite des entiers naturels (en partant de 1) avec les membres du groupe qu’on entend dénombrer, de telle sorte qu’à un et un seul entier naturel corresponde une et une seule personne, le dernier entier assigné donnant la taille du groupe. Pour que le décompte soit exact, il faut donc savoir si la personne qu’on prend en compte maintenant est la même ou pas qu’une des personnes déjà comptées : on ne doit pas compter deux fois la même personne, ce qui demande de ré-identifier une personne déjà comptée, ni omettre de compter chaque nouvelle personne, ce qui exige de la distinguer des autres personnes déjà comptées. Comme on le voit, dénombrer présuppose de savoir juger de l’identité des objets comptés, et c’est pourquoi il serait circulaire de définir l’identité par le dénombrement.

Plus encore, on sait depuis Frege que l’identité ne peut pas être définie par le concept de nombre lui-même (à distinguer de l’acte ordinaire de dénombrer) dans la mesure où la première permet justement de définir le second (Frege 1884/1969, p. 183 ; pour une anticipation des vues de Frege, voir Leibniz 1676/1998, p. 88). Le langage de la logique des prédicats du 1er ordre avec identité, dans lequel l’identité est représentée au moyen du symbole « = », permet en effet de définir tous les quantificateurs numériques au moyen de l’identité et de concepts purement logiques. On commence par définir le quantificateur numérique « il y a 1 F » (où « F » est un prédicat quelconque) par la conjonction de deux membres :

Il y a exactement 1 F =(déf.) il y a au moins 1 F et il y a au plus 1 F

Puis on formalise chacun des membres à l’aide de concepts logiques (quantifications existentielle et universelle, conjonction, implication matérielle) et de la relation d’identité :

Il y a au moins 1 F : (∃x)Fx

Il y a au plus 1 F : (∀x)(∀y) [(Fx ∧ Fy) → (x = y)]

La procédure peut être répétée pour tous les autres quantificateurs numériques, par exemple « il y a exactement 2 F » :

Il y a exactement 2 F =(déf.) il y a au moins 2 F et il y a au plus 2 F

Il y a au moins 2 F : (∃x)(∃y) (Fx ∧ Fy ∧ (x ≠ y))

Il y a au plus 2 F : (∀x)(∀y)(∀z)[(Fx ∧ Fy ∧ Fz) → ((x = y) ∨ (y = z) ∨ (x = z)) ]

L’identité contribuant à définir le nombre, elle ne peut donc être définie par lui.

2. La logique de l’identité

On a rappelé que la notion d’identité appartenait à la logique, et plus exactement à une extension de la logique des prédicats (dont le noyau dur ne traite pas d’identité, contrairement à une idée répandue). La logique de l’identité s’avère indispensable à l’enquête philosophique, pour au moins deux raisons :

1°) Les axiomes et théorèmes de l’identité formulent des contraintes formelles que tout discours sur l’identité doit respecter sous peine de se contredire ou de parler d’autre chose. La plupart des paradoxes concernant l’identité viennent de ce que les critères « matériels » d’identité avancés pour telle ou telle sorte d’objets (personnes, organismes, artefacts…) rentrent en conflit avec les propriétés logiques de l’identité (transitivité, nécessité, indiscernabilité) (voir infra, section 5).

2°) À défaut de pouvoir définir explicitement la relation d’identité, on peut tenter de la définir implicitement comme étant la relation qui vérifie l’ensemble des axiomes et règles d’inférence primitives où figure le symbole « = ». L’existence d’une logique commune à tous les raisonnements d’identité permet d’expliquer comment l’identité peut se dire en un seul sens en dépit de la variabilité des critères d’identité associés aux différentes sortes d’objets (voir infra, section 3b).

a. La réflexivité

La logique de l’identité, sous sa forme canonique, repose sur deux axiomes (pour une exposition ne comportant qu’un seul axiome, voir Quine 1969b, p. 12-13). Le premier énonce que tout objet est identique à lui-même, ce qui fait de l’identité une relation réflexive :

(∀x)(x = x)                 (Réflexivité =)

La réflexivité ne distingue pas l’identité des autres relations réflexives, comme  « être de la même taille que » ou « être du même âge que » (chacun est du même âge ou de la même taille que lui-même). Aussi est-il tentant de caractériser l’identité en faisant valoir qu’elle est la seule relation qui soit exclusivement réflexive : c’est la relation que tout objet entretient avec lui-même et avec rien d’autre. Malheureusement, cette caractérisation ne peut pas prétendre définir l’identité dans la mesure où elle est circulaire : parler de la relation qu’un objet n’entretient avec rien d’autre sinon avec lui-même revient à dire que c’est la relation qu’un objet entretient seulement avec ce qui lui est identique ; l’identité réapparaît dans le definiens. La réflexivité exclusive soulève en outre un paradoxe aux yeux de certains (Wittgenstein 1921/1961, §5.53-5.534, Williams 1989) : s’il est par définition impossible que l’identité relie deux choses, comment pourrait-elle bien être une relation ? Le problème n’est pas qu’une relation puisse valoir entre un objet et lui-même (réflexivité), mais qu’elle puisse valoir seulement entre un objet et lui-même (réflexivité exclusive). Il est sensé (bien que pas informatif) de dire que je suis de la même taille que moi, dans la mesure où il y a des situations possibles où l’on peut dire que je suis de la même taille que d’autres que moi. Le problème est que l’identité exclut précisément ce type de possibilités. En faveur du caractère relationnel de l’identité, on fera cependant valoir qu’il y a d’autres prédicats à deux places parfaitement sensés qui désignent d’authentiques relations alors que celles-ci s’avèrent exclusivement réflexives, par exemple « avoir la même pensée occurrente que » (les personnes peuvent partager le même type d’état mental mais pas le même état mental individuel) ou « occuper la même région de l’espace que » (sur la question des objets coïncidents, voir infra, section 4b).

b. L’indiscernabilité des identiques

À l’axiome de réflexivité, vient s’ajouter un deuxième et dernier axiome plus substantiel, le principe de l’indiscernabilité des identiques, encore appelé « principe des identiques » :

(∀x) (∀y) [(x = y) → (∀P) (Px ↔ Py)] (Indiscernabilité =)

Le principe énonce une condition nécessaire de l’identité numérique : des objets sont identiques entre eux seulement s’ils sont absolument indiscernables, autrement dit s’ils partagent toutes leurs propriétés, sans restriction, et pas seulement certaines d’entre elles comme lorsqu’on dit que des objets sont les « mêmes » au sens qualitatif (ressemblance). À l’exception notable des auteurs qui rejettent la notion absolue d’identité (voir infra, section 4), le principe des identiques n’est pas sujet à controverses et paraît même trivial : si des objets n’en font qu’un, alors toute propriété possédée par l’un doit forcément être possédée par l’autre, c’est-à-dire lui-même ! Le principe joue pourtant un rôle précieux dans la vie ordinaire car il sous-tend la plupart de nos jugements de distinction numérique. Sous sa forme contraposée, le principe des identiques formule en effet une condition suffisante de la distinction entre objets : si des objets x et y diffèrent entre eux ne serait-ce qu’à l’égard d’une seule propriété, alors x et y comptent non pas pour un mais pour deux objets. Ainsi, si je sais que l’assassin d’Annie Chapman est gaucher alors qu’un certain suspect ne l’est pas, je peux en conclure que le suspect n’est pas l’assassin puisque l’un a au moins une propriété (être gaucher) que l’autre n’a pas. Le principe est également mobilisé dans des arguments philosophiques afin d’appuyer les thèses de distinction propres aux différents types de dualisme (état mental/état physique, personne/organisme, objet/matière qui le constitue. Voir infra, section 4b).

Sous l’appellation ambiguë de « Loi de Leibniz », le principe des identiques est parfois confondu avec le principe de substitution salva veritate des termes co-référentiels (abrégé ci-dessous PSV), dont on doit à Leibniz la première formulation à titre de principe d’un calcul logique (voir par exemple Leibniz, 1686/1998, p. 215). Le PSV n’est pas un axiome mais une règle d’inférence primitive. Elle stipule que si deux termes singuliers « a » et « b » ont le même référent, alors on peut substituer toute occurrence de « » par une occurrence de « b » sans que cela modifie la valeur de vérité de l’énoncé dans lequel on effectue la substitution (ci-dessous « Φ[b/a] » est un énoncé quelconque où l’on a remplacé une occurrence de « a » par une occurrence de « b ») :

(i) Φ[a]                                         (PSV)

(ii) a = b

-------------

∴ Φ[b/a]

De prime abord, le PSV est une simple variante métalinguistique du principe des identiques : là où le principe des identiques parle d’objets et de propriétés (entendues non comme des prédicats mais comme les référents objectifs de ces derniers), le PSV parle de termes et d’énoncés. Le premier nous dit que des objets identiques ont les mêmes propriétés, le second nous dit que des termes singuliers de même référence contribuent de la même façon à la valeur de vérité des énoncés. On aurait tort cependant de croire que le PSV n’est que l’écho, sur le plan du langage, de ce que le principe des identiques énonce sur le plan ontologique des objets et des propriétés. Le fait que des objets identiques a et b soient indiscernables entre eux ne garantit nullement en effet que les termes « a » et « b » seront indiscernables du point de vue de leurs propriétés sémantiques, ce qui est requis pour les substituer salva veritate. À moins de supposer que le sens d’un terme soit épuisé par sa référence, auquel cas la co-référence entre deux termes entraîne leur synonymie. Cette assomption, défendue par les théoriciens « néo-milliens » de la référence (voir par exemple Salmon 1986 et Soames 2002), achoppe sur les cas d’énoncés opaques, c’est-à-dire les énoncés dans lesquels le PSV est violé, par exemple les énoncés enchâssés dans un verbe d’attitude (« savoir que », « croire que », etc.) ou ceux contenant une citation implicite ou explicite. Considérons le fameux exemple donné dans (Quine 1953a) :

(2) Giorgione était ainsi nommé du fait de sa taille (vrai)

L’énoncé est vrai, et il se trouve que Giorgione, c’est Barbarelli. Pourtant, si l’on substitue « Barbarelli » à « Giorgione » dans (2), il en résulte un énoncé faux :

(3) Barbarelli était ainsi nommé du fait de sa taille (faux)

Le PSV est violé car en présence du logophore « ainsi nommé », le nom « Giorgione » ne contribue pas seulement par son référent aux conditions de vérité de (2) : la valeur de vérité de l’énoncé dépend certes de l’identité du référent, Giorgione alias Barbarelli, mais aussi de l’identité du nom qui est utilisé, à savoir « Giorgione » plutôt que « Barbarelli ».

Le point crucial est que le principe des identiques demeure valide même en contexte opaque. Superficiellement, on pourrait croire qu’on a affaire à des identiques, Giorgione et Barbarelli, qui diffèrent pourtant à l’égard d’une propriété, celle d’être ainsi nommé du fait de sa taille. Cette impression trompeuse se dissipe dès que l’on prend soin de distinguer entre prédicat et propriété, et que l’on comprend que « être ainsi nommé du fait de sa taille » est un prédicat « abélardien » (Noonan 1991), autrement dit un prédicat qui exprime différentes propriétés selon le nom auquel il est attaché. Or sous ces propriétés, Giorgione et Barbarelli sont indiscernables entre eux, comme le stipule le principe des identiques : attaché au nom « Giorgione » le prédicat exprime la propriété d’être nommé « Giorgione » du fait sa taille, propriété possédée par Barbarelli tout autant que par Giorgione ; attaché au nom « Barbarelli », le prédicat exprime cette fois-ci la propriété d’être nommé « Barbarelli » du fait de sa taille, propriété qui manque à Barbarelli tout autant qu’à Giorgione.

Combiné à l’axiome de réflexivité, le principe des identiques permet de dériver les théorèmes de la symétrie et de la transitivité de l’identité, ce qui en fait une relation d’équivalence, c’est-à-dire une relation à la fois réflexive, symétrique et transitive :

(∀x)(∀y) [(x = y) → (y = x)]                                 (Symétrie =)

(∀x)(∀y)(∀z) [((x = y) ∧ (y = z)) → (x = z)]       (Transitivité =)

La thèse de transitivité s’avère particulièrement contraignante : bon nombre des paradoxes et objections concernant l’identité temporelle viennent de ce que le critère d’identité avancé ne satisfait pas la transitivité attendue de la relation d’identité (voir infra, section 5a).

c. L’identité des indiscernables

L’indiscernabilité est une condition nécessaire de l’identité, mais en est-elle aussi une condition suffisante ? Répondre par l’affirmative revient à endosser le principe de l’identité des indiscernables, qui est la converse du principe des identiques. On affirme alors que l’indiscernabilité implique l’identité :

(∀x) (∀y) [(∀P) (Px ↔ Py) → (x = y)]     (Principe des indiscernables)

Depuis Leibniz, à qui l’on doit sa première formulation, l’identité des indiscernables est considérée comme un principe, autrement dit comme une thèse qu’il est impossible de déduire des axiomes logiques de l’identité, Leibniz considérant en outre qu’elle ne relève pas de la logique stricto sensu mais de la métaphysique. Le principe est plus connu sous sa forme contraposée selon laquelle deux objets distincts ne peuvent pas différer solo numero, c’est-à-dire seulement par le fait qu’ils sont deux (Leibniz 1686/1988, §9, p. 44, p. 120 ; 1704/1990, §1-3). La distinction numérique ne peut pas être un fait brut ou primitif : si x n’est pas identique à y, alors il y a forcément au moins une propriété P qui est possédée par l’un et pas par l’autre, et c’est cette différence qui explique pourquoi x n’est pas y. On répond ainsi à la question : pourquoi y a-t-il deux objets, x et y, plutôt qu’un seul, x alias y ? Sous cette formulation, le principe des indiscernables énonce une condition nécessaire de la distinction numérique, et il est implicitement entendu qu’il doit valoir nécessairement, dans tous les mondes possibles. Il ne dit pas qu’il n’y a pas, de fait, deux objets indiscernables entre eux, mais qu’il ne peut pas y en avoir.

Y a-t-il cependant des raisons de croire en un tel principe ? Tout dépend du domaine de propriétés sur lequel on quantifie sous le terme d’ « indiscernables ». Supposons qu’en parlant d’objets a et b indiscernables entre eux, on entende signifier que a et b partagent absolument toutes leurs propriétés, sans restriction. Dans ce cas, il est vrai de dire que l’indiscernabilité de a et b implique leur identité mais c’est là une thèse logique triviale et non le principe ontologique substantiel recherché. En effet si a est indiscernable de b à l’égard de toutes leurs propriétés sans restriction, alors a possède par hypothèse cette propriété que seul b possède, à savoir la propriété d’être identique à b, qu’on notera (ci-dessous « λx…. » se lit : la propriété d’être un x tel que…) :

λx(x = b)

On ne la confondra pas avec la propriété d’être identique à soi, que tous les objets ont en commun, et qu’on notera :

λx(x = x)

Or le fait que a possède la propriété d’être identique à b implique trivialement que a est identique à b. Selon cette première lecture, le principe des indiscernables est une implication tautologique qui ne fait que répéter dans le conséquent ce qui a déjà été mis implicitement dans l’antécédent. On réalise aussi pourquoi l’indiscernabilité (sans restriction) ne saurait définir l’identité, quand bien même elle en serait une condition nécessaire (indiscernabilité des identiques) et suffisante (identité des indiscernables) : dans la mesure où la notion d’indiscernabilité enveloppe implicitement des propriétés d’identité (identité à soi, identité à b, etc.), tenter de définir l’identité par l’indiscernabilité reviendrait à faire réapparaître de façon circulaire le definiendum dans son definiens.

Il est alors tentant de reformuler le principe des indiscernables en restreignant le domaine de propriétés sur lequel on quantifie. Telle est la voie suivie par Leibniz. Lorsque ce dernier énonce le principe, c’est toujours en effet en restreignant l’indiscernabilité aux seules propriétés qualitatives, c’est-à-dire aux propriétés qu’on peut articuler sans faire aucune référence singulière à un individu, à un temps ou à un lieu en particulier. Ainsi être un philosophe et être barbu sont des propriétés qualitatives, mais pas être identique à Aristote, être né à Stagire, être le précepteur d’Alexandre le Grand ou être né le 1er juillet 1646. Les propriétés qualitatives incluent non seulement des propriétés intrinsèques, comme la masse ou la forme, mais également des propriétés relationnelles, c’est-à-dire des propriétés dont la possession requiert l’existence d’autres objets que leurs porteurs, pourvu que ces relations soient décrites sub ratione generalitatis (Leibniz 1686/1988, p. 119) : être né dans une ville, être le précepteur de quelqu’un, etc. D’après cette lecture, l’identité des indiscernables constitue la thèse forte selon laquelle il est impossible qu’il y ait deux objets qualitativement indiscernables entre eux. Le principe échappe alors à la trivialisation mais perd en crédibilité. Dans une célèbre expérience de pensée, Max Black (Black 1952, Motta 2012) imagine en effet un monde simple où deux sphères métalliques présentant les mêmes propriétés intrinsèques (par exemple celle d’être composée de fer) sont disposées en miroir l’une de l’autre, de part et d’autre d’un axe de symétrie, ce qui garantit l’indiscernabilité à l’égard de leurs propriétés relationnelles (par exemple celle d’être distante de 100 km d’une sphère métallique). Si une telle situation est concevable, alors elle est possible, et on obtient un contre-exemple à la version forte du principe des indiscernables. On peut tenter de répondre à l’objection de Max Black en contestant l’inférence de la concevabilité à la possibilité, ou en faisant valoir que la situation imaginée n’engage pas de véritables individus, ou bien encore en optant pour une version du principe plus faible que celle avancée par Leibniz. Quoi qu’il en soit, l’identité des indiscernables est un principe suspect qui expose ses défenseurs au dilemme de ses interprétations : ou bien en donner une lecture faible (indiscernabilité absolue) qui en fait une thèse incontestable mais triviale ; ou bien en donner une lecture forte (indiscernabilité restreinte) qui en fait un principe ontologique substantiel mais en butte à des contre-exemples.

d. La nécessité de l’identité

La logique nous apprend que l’identité est une relation d’équivalence impliquant l’indiscernabilité de ses relata. De façon plus surprenante, elle nous apprend aussi que l’identité est une relation nécessaire. Si des objets x et y sont, de fait, identiques entre eux, alors ils le sont nécessairement :

(∀x)(∀y) [(x = y) →  (x = y)]                     (Nécessité =)

Dans les termes de la sémantique des mondes possibles : si x est identique à y dans le monde actuel, alors x est identique à y dans tous les mondes possibles ; ils n’auraient pas pu être distincts, quel qu’eût été le cours de l’univers.

Il faut attendre les années 1940-1950 pour que cette propriété de l’identité soit mise au jour (Marcus 1947, Quine 1953a & 1953b). La preuve la plus simple est donnée par Quine, connu pourtant pour être l’un des plus farouches détracteurs de la logique modale quantifiée (Quine 1953a & 1953b, voir aussi les preuves dans Kripke 1971 et Wiggins 1980, p. 109-111). La preuve part de la nécessitation de l’axiome de réflexivité, qui énonce que cet axiome est vrai nécessairement (ci-dessous le carré «  » symbolise l’opérateur de nécessité « il est nécessaire que ») :

 (∀x)(x = x)                     (Nécessitation réflexivité)

Cela revient à dire que l’identité à soi est vérifiée non seulement par tous les objets actuels mais aussi par tous ceux des autres mondes possibles. Le système de logique modale minimale K permet d’en inférer la formule suivante, qui dit que chaque objet actuel est nécessairement identique à lui-même :

(∀x)  (x = x) (Nécessité de l’identité à soi)

Autrement dit, chaque objet actuel est identique à lui-même non seulement dans le monde actuel, mais également dans tous les mondes possibles. L’apport de cette formule par rapport à la première, consiste à attribuer, pour chaque objet particulier x, deux propriétés modales : la propriété d’être nécessairement identique à soi, λz(z = z), que x partage avec tous les autres objets, et la propriété d’être nécessairement identique à x, λz(z = x), que seul x peut posséder. Or on sait, en vertu du principe des identiques, que si des objets x et y sont identiques entre eux, alors x possède toutes les propriétés de y, et c’est vrai notamment de la propriété que seul y possède, à savoir celle d’être nécessairement identique à y. Le principe des identiques a donc pour instance :

(∀x)(∀y) [(x = y) → ( (x = x) → (x = y))] (Instance indiscernabilité =)

L’antécédent du second conditionnel étant vérifié en vertu de la nécessité de l’identité à soi, on peut le supprimer dans (Instance indiscernabilité =), ce qui donne la nécessité de l’identité.

La nécessité de l’identité est un résultat logique paradoxal dont l’interprétation philosophique a réclamé un quart de siècle avant qu’il ne devienne une thèse orthodoxe. Jusqu’alors, il allait de soi que l’identité est contingente, du moins lorsqu’elle engage des objets concrets, c’est-à-dire des objets existant dans le temps et l’espace. Les exemples semblent en effet légion. Considérons l’énoncé d’identité :

(4) François Hollande est le vainqueur des élections présidentielles de 2012.

(4) est vrai mais il aurait pu ne pas l’être : il est facile d’imaginer une circonstance contrefactuelle légèrement différente de la nôtre dans laquelle Hollande perd au second tour face à son rival d’alors. L’énoncé d’identité est donc vrai mais de façon contingente. Il y a une autre raison, plus générale, de souscrire à la contingence de l’identité : à la différence des identités entre objets abstraits qui sont connues a priori, par exemple l’identité entre nombres « 93 = 729 », les identités concernant les objets concrets sont généralement connaissables seulement a posteriori ; il est impossible de savoir que ces énoncés sont vrais à moins de mener une enquête empirique. Partant, il semble qu’ils doivent être vrais de façon contingente. Soit par exemple :

(5) Hesperus, c’est Phosphorus

Cet énoncé d’identité est vrai mais il a fallu mener toute une série d’observations astronomiques pour savoir que le corps céleste le plus visible le soir à l’ouest (Hesperus) est la même planète (Vénus) que le corps céleste le plus visible le matin à l’est (Phosphorus). Or on a l’impression que dans la mesure où il y a une expérience, celle-ci aurait pu tourner autrement ; elle aurait pu nous apprendre que Hesperus n’est pas Phosphorus. Il semble donc que (5) soit vrai mais de façon contingente, et il en va de même de toute identité empirique.

La notion technique de désignateur rigide, forgée dans (Kripke 1972/1982), permet de comprendre en quoi la contingence d’énoncés tels que (4) ne constitue nullement un contre-exemple à la nécessité de l’identité. (4) est vrai de façon contingente mais la relation d’identité qu’il décrit n’est pas elle-même contingente. Il faudrait pour cela que les mêmes objets que ceux qu’on désigne actuellement par « François Hollande » et « le vainqueur de 2012 », soient distincts entre eux dans un autre monde possible. Or ce n’est pas le cas lorsque (4) est faux d’une circonstance contrefactuelle. Soit un certain monde possible m1 où c’est Nicolas Sarkozy qui l’emporte sur François Hollande. Lorsqu’on utilise le nom propre « François Hollande » dans un énoncé contrefactuel décrivant m1, par exemple en disant « François Hollande n’aurait pas été le vainqueur de 2012 », le nom continue à désigner le même l’objet que celui qu’il désigne lorsqu’on l’utilise dans un énoncé comme (4) qui décrit le monde actuel. En revanche, la description définie « le vainqueur de 2012 » désigne un autre objet que celui qu’elle désigne actuellement (i.e. Hollande), à savoir l’objet (i.e. Sarkozy) qui satisfait la condition d’être un unique vainqueur des élections dans le monde m1. La différence vient de ce que les noms propres et les descriptions définies ordinaires sont des désignateurs respectivement rigides et non rigides : la signification conventionnelle d’un nom propre garantit que le nom va continuer à désigner le même objet relativement à tous les mondes possibles considérés (où cet objet existe), tandis qu’une description définie ordinaire désigne différents objets au travers des mondes possibles, selon que c’est tel ou tel objet qui satisfait la condition descriptive dans le monde possible considéré. Partant, la contingence d’énoncés tel que (4) ne vient pas de ce que les mêmes objets seraient tantôt identiques entre eux, tantôt distincts, d’un monde à l’autre. Elle vient simplement du fait que l’objet nommé, ici François Hollande, possède de façon contingente la propriété exprimée par la description définie, ici celle de remporter les élections de 2012.

Le concept de rigidité fournit par la même occasion une preuve sémantique de la nécessité de l’identité. Supposons que a = b, alors que « a » et « b » sont rigides. Par hypothèse, « a » et « b » co-réfèrent dans le monde actuel. Or si deux termes co-réfèrent dans le monde actuel et s’ils conservent chacun leur dénotation actuelle dans n’importe quel monde possible (rigidité), alors ces termes co-réfèrent dans n’importe quel monde possible. Ce qui, en enlevant les guillemets, revient à dire que a = b dans tous les mondes possibles, autrement dit nécessairement. L’implication suivante est donc valide :

(a = b) → (a = b) où « a » et « b » sont des désignateurs rigides

Quid cependant de la seconde objection selon laquelle une identité empirique est forcément contingente ? Kripke soutient qu’il faut rejeter l’implication traditionnelle du nécessaire à l’a priori, et admettre qu’il y a bon nombre de vérités nécessaires pourtant connaissables seulement a posteriori (Kripke 1972/1982, p. 90 sq.). C’est le cas, selon lui, de la plupart des énoncés d’identité engageant des objets concrets, des événements ou leurs propriétés. Ainsi, le caractère empirique de « Hesperus, c’est Phosphorus » n’implique pas que l’énoncé soit vrai de façon contingente. Tant qu’on n’a pas effectué les observations requises, on croit concevoir un cours possible du monde dans lequel l’expérience nous révèlerait que Hesperus n’est pas Phosphorus. Pourtant, une telle situation est métaphysiquement impossible : il était déjà nécessaire que Hesperus fût Phosphorus bien avant que l’expérience ne nous l’apprenne. Selon Kripke, nous sommes victimes ici d’une illusion modale (Kripke 1972/1982, p. 129-132) qui nous fait prendre un objet pour un autre, très semblable, une situation possible pour une autre, impossible : nous concevons bel et bien une situation possible dans laquelle un corps céleste le plus visible le soir n’est pas un corps céleste le plus visible le matin, mais nous la décrivons à tort comme étant une situation, de fait impossible, où Hesperus n’est pas Phosphorus. Or au moins l’un des deux objets imaginés, sinon les deux, n’est pas Hesperus alias Phosphorus alias Vénus, mais une autre planète, peut-être l’une des autres planètes actuelles qui, dans d’autres circonstances, aurait pu présenter une apparence très semblable à celle de Vénus.

Si l’identité est nécessaire, qu’en est-il à présent de la distinction ? Est-elle, elle aussi, une relation nécessaire au sens où des objets n’auraient pas pu être identiques entre eux s’ils sont actuellement distincts ?

(∀x)(∀y) [(x ≠ y) →  (x ≠ y)] (Nécessité ≠)

Curieusement, la nécessité de la distinction est une thèse plus forte que la nécessité de l’identité, dans la mesure où l’axiome de réflexivité et le principe des identiques suffisent pour dériver la seconde mais pas pour dériver la première. Pour l’obtenir, il faut en effet utiliser l’axiome modal dit de Brower, Φ◊Φ (le losange signifiant « il est possible que… »), ce qui, en sémantique des mondes possibles, revient à exiger que la relation d’accessibilité entre les mondes soit symétrique. La nécessité de la distinction est cependant généralement admise, au même titre que celle de l’identité, dans la mesure où la plupart des auteurs considèrent que la possibilité et la nécessité au sens métaphysique (la forme la plus englobante de modalité aléthique et non épistémique) vérifient les axiomes du système modal S5, qui inclut l’axiome de Brower.

L’intérêt philosophique mais aussi la controverse qui entourent la nécessité de l’identité concernent moins sa validité logique que les arguments modaux qu’on prétend en tirer à la suite de Kripke (Kripke op. cit. p. 99-103). En effet, sous sa forme contraposée, la nécessité de l’identité énonce que la distinction possible de deux objets implique leur distinction actuelle :

◊(a ≠ b) → (a ≠ b) où « a » et « b » sont des désignateurs rigides

Partant, il semble que l’on puisse l’utiliser dans des arguments modaux où l’on conclut de la distinction concevable d’objets à leur distinction actuelle :

(i) Il est concevable que a ≠ b

(ii) Il est possible que a ≠ b

---------------------------------------

∴ Il est le cas que a ≠ b

La transition de la prémisse (i) à (ii) s’appuie sur le principe selon lequel la concevabilité d’une hypothèse est un indice fiable de sa possibilité. La conclusion est inférée de (ii) en invoquant la nécessité de l’identité et la rigidité des termes utilisés. À l’instar du principe des identiques, la nécessité de l’identité est de la sorte souvent mobilisée pour défendre des thèses dualistes (voir infra, section 6c). Supposons ainsi qu’un partisan de l’identité des types (voir entrée « causalité mentale », 2a) soutienne que chaque propriété phénoménale, par exemple la sensation de douleur (D), est identique à une certaine propriété cérébrale, par exemple telle oscillation cortico-thalamique (O). Le dualiste fera remarquer qu’il est tout au moins concevable que D soit distincte de O dans la mesure où il n’y a aucune contradiction à imaginer un scénario dans lequel D se produit en l’absence de O, ou vice-versa. Partant, il est possible que D soit distincte de O, d’où le dualiste conclut que D n’est pas en réalité O (D et O sont, selon lui, simplement corrélées), en vertu de la nécessité de l’identité.

Ceux qui rejettent les arguments dualistes basés sur des distinctions concevables font généralement valoir que l’inférence du concevable (i) au possible (ii) n’est pas fiable en raison des illusions de possibilité que génèrent les identités empiriques. Comme on l’a vu dans le cas de Hesperus-Phosphorus, la nécessité de telles identités ne transparait pas à la pure réflexion rationnelle ; leur négation paraît concevable tant qu’on est en situation d’ignorance empirique. Plus marginalement, ces arguments sont rejetés en contestant la rigidité des termes utilisés (Lewis 1978 ; 1994). Enfin, une position plus radicale consiste à bloquer la transition de l’étape (ii) à la conclusion, en arguant que l’identité est contingente lorsqu’elle concerne des objets concrets, des événements ou leurs propriétés (Gibbard 1975, Lewis 1986, Noonan 1991), quand bien même ceux-ci seraient désignés rigidement (ou quasi-rigidement au sens de Lewis 1986, p. 256). La sémantique des contreparties de David Lewis fournit sans doute le cadre le plus adapté pour mener à bien cette stratégie (voir infra, section 6 c).

3. Les critères de l’identité

La logique énonce les contraintes formelles auxquelles doit se conformer tout jugement d’identité, quel qu’en soit l’objet, mais elle ne dit rien des conditions d’identité propres à chaque catégorie d’objets. En particulier, elle ne nous dit pas comment appliquer le concept d’identité aux objets concrets, existant au travers du temps et de l’espace. Parmi les changements susceptibles de les affecter, quels sont ceux qui sont compatibles avec leur persistance, c’est-à-dire le maintien de leur identité au travers du temps, et quels sont ceux qui, à l’inverse, entraîneraient une « rupture » de leur identité, c’est-à-dire leur remplacement par un autre objet, comme le cadavre remplace l’organisme ?

a. Qu’est-ce qu’un critère d’identité ?

Historiquement, la formulation des conditions de l’identité a pris tantôt la forme d’un « principe d’individuation » (sur cet usage désormais vieilli, voir Hobbes 1665/2000, ch. 11, § 7), tantôt celle d’un « critère d’identité » sous l’impulsion des travaux de Frege sur le nombre (Frege 1884/1969, § 62). La terminologie frégéenne s’est maintenue bien qu’elle soit plutôt malheureuse. Parler d’un « critère » de l’identité suggère en effet à tort qu’on chercherait un moyen de reconnaître l’identité, alors que l’expression s’emploie en un sens non pas épistémique mais métaphysique ou constitutif : on ne se demande pas à quels indices on reconnaît qu’un objet a est identique à un objet b, mais ce qui fait que a est identique à b, ou ce en quoi « consiste » leur identité (Locke 1694/2001, II, ch. 27, §9). La similarité de voix ou de visage, par exemple, est un indice fiable de l’identité des personnes, mais elle n’est pas ce qui fait leur identité (une personne survit à une aphonie ou à une défiguration définitive).

Donner le critère d’identité d’une certaine sorte de choses consiste à formuler la condition nécessaire et suffisante de leur identité, autrement dit une condition telle que son absence entraîne que xy, et sa présence entraîne que x = y, pour tout x et y de cette sorte. L’énoncé d’un tel critère doit être non circulaire : la condition ne doit pas présupposer des faits d’identité concernant les objets dont on cherche à donner le critère d’identité. C’est ce qui amène certains auteurs à privilégier les critères d’identité à deux niveaux (Williamson 1990) dans lesquels l’identité d’une certaine sorte d’objets est déterminée au moyen d’une condition valant entre des objets d’une autre sorte jugée plus fondamentale. Le critère que Frege (Frege 1884/1969, § 63) donne de l’identité entre nombres en est un bon exemple. Selon ce critère, le nombre cardinal d’un ensemble x est identique au nombre cardinal d’un ensemble y si et seulement s’il existe une bijection entre ces deux ensembles (ci-dessous « N(x) » et « Bxy » abrègent respectivement « le nombre cardinal mesurant la taille de x » et « x est en bijection avec y ») :

(∀x)(∀y) [(N(x) = N(y)) ↔ Bxy]

Le critère de Frege comporte deux niveaux : l’identité entre nombres (à gauche du biconditionnel) est déterminée au moyen d’une condition nécessaire et suffisante (à droite) valant entre des ensembles (ou des extensions de concepts chez Frege), autrement dit des objets jugés plus fondamentaux que ceux dont on donne les conditions d’identité. La différence de niveaux protège ainsi de la circularité : en formulant l’identité de nombres en termes de bijection entre ensembles, on a une certaine garantie que la condition avancée ne présuppose pas les faits d’identité entre nombres qu’elle est censée déterminer.

Il n’est pas sûr, cependant, que tous les critères d’identité puissent comporter deux niveaux. Tout d’abord, la régression ne peut pas se poursuivre à l’infini ; il y a forcément des objets dont l’identité ne peut pas être déterminée par des relations entre des objets plus fondamentaux. Ensuite, des critères d’identité à deux niveaux peuvent être donnés pour les nombres, les directions, les ensembles ou les propositions, précisément parce que ce sont des objets abstraits : leur désignation canonique passe par des expressions fonctionnelles de type « le f(x) » – le cardinal d’un ensemble, la direction d’une droite ou l’extension d’un prédicat – qui révèlent que ces objets dépendent ontologiquement d’entités plus fondamentales. Ces objets sont effet introduits dans le discours par abstraction à partir d’une relation d’équivalence (bijection, parallélisme, etc.) entre des objets plus primitifs (ensembles, droites, etc.). Mais qu’en est-il des objets concrets comme les personnes ou les organismes ? Il semble qu’une personne ne soit pas « de » quelque chose au même titre qu’une direction est la direction d’une droite (Lowe 1989, p. 4). On peut penser dès lors que certains objets concrets reçoivent un critère d’identité à un niveau, dans lequel les objets mentionnés dans la condition sont les mêmes que ceux dont on donne les critères d’identité, soit un critère de la forme

(∀x)(∀y) (x = y ↔ Rxy)

où « Rxy » abrège une certaine relation entre x et y qui constitue la condition nécessaire et suffisante de leur identité.

Si un tel critère n’est pas forcément circulaire, sa forme ne le protège pas toutefois d’une circularité cachée. Considérons par exemple le critère à un niveau que Davidson donne de l’identité entre événements (Davidson 1980/1993). Ce critère énonce que deux événements sont identiques si et seulement s’ils ont les mêmes causes et les mêmes effets (ci-dessous, les variables ont leurs valeurs restreintes aux événements) :

(∀x)(∀y) [x = y ↔ ((∀z) (z cause x ↔ z cause y) ∧ (∀z) (x cause z ↔ y cause z))]

Bien que la condition à droite du premier biconditionnel ne mentionne pas explicitement l’identité entre événements, ce critère s’avère circulaire (Lowe 1997, p. 621) : dans la mesure où les effets et les causes d’événements sont eux-mêmes des événements, affirmer que deux événements sont identiques quand ils ont les mêmes effets et causes, revient à dire qu’ils sont identiques quand ils causent et sont causés par des événements identiques. L’identité entre événements est présupposée dans la condition censée la déterminer.

Il en va de même du critère à un niveau que Locke (Locke 1694/2001, II, ch. 27) avance concernant l’identité personnelle. Selon ce critère, x et y sont les mêmes personnes si et seulement si x est capable de se remémorer en première personne les pensées, actions et expériences passées de y (condition ci-dessous abrégée « Mxy » ; les variables ont leurs valeurs restreintes au domaine des personnes) :

(∀x)(∀y) (x = y ↔ Mxy)

L’une des objections adressées à Locke est que le critère mémoriel est circulaire car le concept de souvenir contient analytiquement celui d’identité personnelle dont il était pourtant censé être la condition (Butler 1736/2015). Qu’est-ce en effet qu’un souvenir – par opposition à un faux-souvenir fabriqué d’après le témoignage d’autrui – sinon la représentation qu’on a de ses propres actions et expériences passées, autrement dit la représentation des actions et expériences d’une personne qui nous est identique. Ce n’est donc pas le souvenir qui fait l’identité personnelle mais bien plutôt l’inverse.

Ce genre d’objection n’est cependant pas rédhibitoire. Une stratégie possible est de remplacer la condition circulaire par une condition voisine que l’on aura purgée de la notion d’identité concernée. Dans le cas de l’identité personnelle, par exemple, les néo-lockiens remplacent la condition circulaire du souvenir par celle du « quasi-souvenir » (Shoemaker 1970), un genre d’état en tout point comparable au souvenir à ceci près qu’il ne présuppose pas l’identité entre le remémorant et le remémoré.

b. Critères d’identité et termes sortaux

Jusqu’à Locke, la tradition parle « du » principe d’individuation comme s’il n’y avait qu’un seul critère d’identité valant pour tous les objets concrets. La thèse aujourd’hui communément admise est que le critère d’identité varie en fonction de la sorte considérée :

Dépendance sortale de l’identité (Wiggins 1980): les conditions d’identité d’une chose dépendent de sa sorte ; des objets de sortes différentes peuvent avoir des conditions d’identité différentes.

Un fleuve n’a pas les mêmes conditions d’identité que la masse liquide qui le compose : un fleuve peut demeurer le même numériquement en dépit du renouvellement complet de ses composants, alors que ce n’est pas le cas du liquide. Inversement, celui-ci peut changer radicalement de forme, de localisation géographique ou de vitesse d’écoulement sans rompre son identité, tandis que ce n’est pas vrai du fleuve. De même, c’est presque une trivialité que de faire remarquer qu’un organisme n’a pas les mêmes conditions de persistance qu’un artefact ou qu’un simple morceau de matière. Tout critère d’identité doit être restreint à un certain prédicat de sorte « F » :

(∀x)(∀y) ((Fx ∧ Fy) → ((x = y) ↔ Rxy))

Répondre à la question « est-ce le même ? » suppose donc de répondre, au préalable, à la question « qu’est-ce que c’est ? » en catégorisant les objets considérés sous un prédicat de sorte ou « terme sortal », pour reprendre le néologisme forgé par Locke (Locke 1690/2001), désormais passé dans les mœurs.

Si les prédicats sortaux jouent un rôle déterminant dans les jugements d’identité, qu’est-ce qui les différencie des autres prédicats ? Quel genre d’informations encodent-ils ? Les réponses varient sensiblement d’un auteur à l’autre (Geach 1980, Dummett 1973, Wiggins 1980, Lowe 1998), mais tous s’accordent pour opposer les prédicats sortaux, encore appelés « substantivaux » (Geach op. cit., §30), aux prédicats dits « adjectivaux » (Ibid.) ou « caractérisants » (Strawson 1959, ch. 5, §8). Un prédicat adjectival, comme « être chauve », « être rond »  ou « être blanc », comporte des conditions d’application, qui décrivent comment sont les choses auxquelles il s’applique, mais il ne dit rien de leurs conditions d’identité. Si l’on nous dit qu’une boîte contient un objet blanc sans plus de précisions, nous connaissons l’une des propriétés de l’objet – sa blancheur – mais nous ignorons les conditions auxquelles on peut l’identifier à un objet rencontré par le passé, le type de changement qu’il peut tolérer, le genre d’unité matérielle que son existence réclame à chaque instant, etc. À l’inverse, un prédicat sortal, comme « être une souris », « être une bougie » ou « être un morceau de sucre », encode non seulement des conditions d’application mais également les conditions d’identité synchronique et diachronique des objets auxquels il s’applique. Un locuteur compétent doit connaître ces conditions ne serait-ce qu’implicitement : il doit savoir que la déformation est compatible avec la persistance d’un morceau de sucre, mais pas avec celle d’une bougie, qu’une souris peut persister au travers du renouvellement de la plupart de ses composants matériels alors que ce n’est pas le cas d’un morceau de sucre, etc.

Le fait que les sortaux encodent deux types distincts de conditions est mis en évidence par les cas de sortaux homonymes véhiculant les mêmes conditions d’application mais différant quant aux conditions d’identité, comme « livre » au sens d’œuvre intellectuelle et « livre » au sens d’exemplaire physique (Dummett 1973, p. 74). Les deux sortaux ont les mêmes conditions d’application : ils s’appliquent chaque fois que des feuilles reliées entre elles contiennent un nombre suffisant de symboles destinés à être lus ; il y a œuvre quand il y a exemplaire et vice-versa. Mais si l’on demande « ce livre est-il le même que ce livre ? » tandis qu’on pointe deux exemplaires de la même œuvre, la réponse sera tantôt positive, tantôt négative, selon qu’on utilise « livre » au premier ou au second sens. Ceci montre que les conditions d’application ne déterminent pas les conditions d’identité. Le fait que le sens de « livre » (oeuvre) diffère de celui de « livre » (exemplaire) seulement par les conditions d’identité exprimées, montre en outre que l’encodage de ces conditions fait partie intégrante de la signification conventionnelle des termes sortaux. L’énoncé d’un critère d’identité restreint à un certain prédicat sortal « être F » peut donc être considéré comme une définition non pas du symbole d’identité mais du prédicat « être F » lui-même, définition qui reste toutefois partielle (le critère d’identité ne délivrant pas les conditions d’application du prédicat).

L’encodage des conditions d’identité est marqué syntaxiquement par le fait que les prédicats sortaux sont des modificateurs du prédicat d’identité : il est sensé de dire que a est la même souris ou la même bougie que b, tandis que cela n’a pas sens, du moins littéralement, de dire que a est le même chauve, le même rond ou le même blanc que b. Ce test doit cependant être utilisé avec précaution. La conversation courante regorge en effet d’énoncés du type « a est le même objet que b » ou « a est la même chose que b », dans lesquels les termes « objet » et « chose » viennent modifier le prédicat d’identité, à la manière des sortaux. Pourtant, « objet » et « chose » ne sont pas des sortaux. S’ils l’étaient, tous les objets et toutes les choses devraient posséder les mêmes conditions d’identité – celles censées être délivrées par les termes « objet » et « chose ». Or on a vu que certaines choses, par exemple les organismes, n’ont pas les mêmes conditions d’identité que d’autres, par exemple les artefacts. « Objet » et « chose » sont en réalité des pseudo-sortaux (dummies sortal, Wiggins 1980, p. 63-64), dont le rôle est de servir de marque-place pour un vrai sortal qu’on présuppose dans le contexte de la conversation (comme dans « combien y a-t-il d’objets sur la table ? » où « objet » est un marque-place pour « artefact utilitaire ») ou qu’on ne connaît pas encore (comme dans la tournure familière « c’est quoi cette chose ? »).

Pour les mêmes raisons, les termes de catégories au sens aristotélicien, ne sont pas des sortaux. « Substance » (au sens de « substance première ») ne délivre pas de conditions d’identité dans la mesure où des substances de sortes différentes, par exemple un bateau et un être humain, peuvent avoir des conditions d’identité différentes. Il en va de même de « individu », « objet concret », « objet physique », ou encore « œuvre d’art » – les conditions d’identité des oeuvres picturales ne sont pas celles des oeuvres musicales (voir Goodman 1968/1990 et Pouivet 1999). Ces « trans-sortaux » (Lowe 1998, p. 60) désignent non pas des sortes d’objets à proprement parler, autrement dit des classes d’objets partageant les mêmes conditions d’identité, mais des types ontologiques (Dummett 1973, p. 76).

La thèse de dépendance sortale dit qu’une différence de sorte peut faire une différence dans les conditions d’identité, mais ne dit pas qu’elle le doit. En effet, bon nombre de termes sortaux peuvent différer quant à leurs conditions d’application, et donc aussi quant à leur extension, et néanmoins encoder les mêmes conditions d’identité – c’est le cas inverse de « livre » vu plus haut (mêmes conditions d’application, conditions d’identité différentes). Cela se produit quand deux sortaux restreignent un même sortal plus inclusif, ou quand l’un est une restriction de l’autre.

« Lion » et « tigre » relèvent du premier cas de figure. Ces sortaux diffèrent à l’égard de leurs conditions d’application, et par conséquent aussi à l’égard de leurs extensions respectives, lesquelles se trouvent être disjointes (nécessairement, aucun lion n’est un tigre, et vice-versa). Pourtant les lions obéissent aux mêmes conditions d’identité synchronique et diachronique que les tigres. On peut donc supposer que « lion » et « tigre » véhiculent tout deux un même concept sortal plus inclusif, par exemple celui d’animal ou de mammifère, contenant les lions et les tigres dans son extension, et délivrant les conditions d’identité communes aux deux sortes d’objets. Cette hiérarchie des sortaux culmine au niveau des sortaux fondamentaux ou termes de catégories ontologiques (Dummett 1973, p. 76 ; Lowe 2007, p. 520), qu’on ne confondra pas avec les catégories au sens aristotélicien. Ce sont les sortaux dont l’extension est la plus inclusive eu égard aux autres sortaux véhiculant les mêmes conditions d’identité (Lowe op. cit. mentionne « artefact matériel », « organisme » et « formation géologique » comme exemples de sortaux de catégorie).

Dans le second cas de figure, un sortal est la restriction d’un autre. On peut l’illustrer par la paire « enfant » et « être humain ». « Enfant » est un terme sortal car il ne se contente pas d’attribuer des propriétés (par exemple l’immaturité), mais il délivre aussi les conditions de persistance des objets auxquels il s’applique. Celles-ci ne sont cependant pas différentes de celles encodées par le sortal « être humain » dont « enfant » n’est qu’une restriction (tous les êtres humains ne sont pas des enfants) : les conditions auxquelles un enfant peut continuer à vivre ne diffèrent en rien de celles d’un homme adulte. Lorsque, comme ici, la restriction s’effectue d’après l’état de développement des choses d’une certaine sorte, on parle plus spécifiquement de « sortaux de phase » par opposition à des « sortaux de substance » (Wiggins 1980, p. 24). Un sortal de substance « F » s’applique de façon permanente : un objet ne peut pas devenir un F sans commencer à exister tout court ; de même, un objet ne peut cesser d’être un F sans cesser d’être tout court. C’est le cas de « être humain », « chat » ou « grenouille ». À l’inverse, si « F » est un sortal de phase, un objet peut commencer d’être un F ou cesser de l’être, sans pour autant rentrer ou sortir de l’existence ; en devenant adulte, l’enfant ne meurt pas, du moins pas au sens littéral. C’est le cas aussi de « chaton » ou de « têtard ». Il importe de souligner que le caractère substantiel ou non d’un sortal n’est pas un fait sémantique transparent, au sens où il serait nécessairement connu de celui qui comprend le terme. L’une des controverses récentes touchant l’identité personnelle porte ainsi sur le statut du sortal « personne » : les « néo-lockiens » (Perry 1972 ; Lewis 1976 ; Shoemaker 1970 & 1984 ; Parfit 1984) soutiennent que « personne » est un sortal de substance délivrant des conditions d’identité psychologiques, irréductibles à celles des organismes ; de leur côté, les « animalistes » (Olson 1997 et 2007) soutiennent que le terme est un sortal de phase qui hérite des conditions d’identité biologiques fixées par le sortal de substance « être humain », au même titre que « enfant » ou « adolescent ».

Soulignons enfin que si la signification d’un sortal de substance prescrit de l’appliquer de façon permanente à ses objets, cela n’implique pas que le terme leur attribuerait des propriétés essentielles ou nécessaires. Contrairement à une idée répandue, un terme sortal n’engage pas son utilisateur à souscrire à l’essentialisme ; le sens d’un sortal n’est pas de donner « l’essence » des objets auxquels il s’applique. Supposons que « personne » soit un sortal de substance tel que le décrit Locke. L’usage du terme engage alors à admettre la thèse modale suivante : nécessairement, pour tout objet x, si x est une personne, alors la persistance de x obéit à des conditions de continuité psychologique, et notamment de mémoire. Mais la nécessité est ici de dicto, et non de re : on ne dit pas qu’une personne est nécessairement de la sorte des personnes ou qu’elle a nécessairement les conditions de persistance qu’elle a de fait. Stricto sensu, le fait qu’un objet tombe sous le sortal de substance « personne » est compatible avec le fait qu’il aurait pu, dans d’autres circonstances, être d’une autre sorte, n’avoir aucune psychologie ou obéir à d’autres conditions de persistance (pour une discussion, voir notamment Noonan 2008, Mackie 2007 & 2008).

c. Critère d’identité et critère d’unité

La question du critère d’identité doit être distinguée de celle du critère d’unité, avec laquelle elle est parfois confondue. Le critère d’identité d’une sorte F de choses nous dit à quelles conditions un F est le même ou pas qu’un F existant au même moment (identité synchronique) ou à un moment différent (identité diachronique), mais il ne nous dit pas comment discriminer ou individuer en pensée un F en premier lieu ; on présuppose qu’on a déjà effectué la tâche de segmentation par laquelle on sépare un F des autres objets. Le rôle d’un critère d’unité est précisément de procéder à cette délimitation, en décrivant le genre d’unité que des régions matérielles doivent entretenir entre elles pour faire partie d’un même F, l’absence d’un tel lien marquant la limite entre ce F et les objets environnants. La confusion entre les deux types de critères vient en partie de ce que les questions d’unité sont souvent formulées en termes d’identité. Supposons qu’on pointe une cépée de chêne à deux troncs et qu’on demande : ceci (on pointe le premier tronc) est-il le même arbre que cela (on pointe le second tronc) ? La question, qui, en apparence, porte sur l’identité entre arbres, revient en réalité à celle-ci, qui ne traite pas d’identité : la connexion entre ces deux troncs est-elle suffisante pour en faire deux parties d’un arbre, autrement dit pour qu’elles concourent, avec d’autres, à former un arbre ? Il ne s’agit pas de savoir si des arbres, qu’on aurait déjà réussi à segmenter comme des unités, sont identiques ou non entre eux. La question trahit au contraire une idée encore floue de l’unité qui doit exister entre diverses régions matérielles pour qu’ensemble elles puissent compter comme un arbre. On se demande au fond comment appliquer le mot « arbre », et non si c’est « le même arbre » ou pas.

L’identification des objets requérant une segmentation préalable, il est tentant de penser qu’un terme véhiculant des conditions d’identité doit aussi véhiculer des conditions d’unité. De fait, les sortaux mentionnés ci-dessus encodent les deux types de conditions. C’est ce qui fait d’eux des termes comptables. Un terme général « F » est comptable lorsqu’il peut guider un dénombrement, c’est-à-dire donner des instructions pour répondre à la question « Combien y a-t-il de Fs ? ». Or dénombrer une classe donnée d’objets exige, d’une part, de dégager des unités à compter, ce qui suppose de disposer d’un critère d’unité, d’autre part, de déterminer, pour chaque nouvelle unité considérée, si celle-ci est la même ou pas qu’une unité déjà prise en compte, ce qui suppose un critère d’identité. Les termes « arbre », « chat » ou « personne » sont des termes comptables dans la mesure où ils informent à la fois de ce qui doit compter comme un arbre/chat/personne (condition d’unité) et des conditions auxquelles une chose est le même arbre/chat/personne qu’une autre (condition d’identité). À l’inverse, les termes adjectivaux, comme « triangulaire » ou « rouge », échouent doublement à être comptables car ils ne délivrent ni condition d’unité, ni condition d’identité. La question « Combien y a-t-il de rouges dans cette pièce ? » n’a aucun sens – du moins lorsqu’on applique « rouge » à des objets et non à des types de couleur – car « rouge » ne nous dit ni ce qui doit compter comme « un rouge », ni en quoi pourrait bien consister le fait d’ « être le même rouge que », locution dénuée de sens comme on l’a vu.

De même, les trans-sortaux « objet » ou « objet matériel » ne sont pas des termes comptables (Geach 1980, p. 63). La question « combien d’objets ? »  n’a pas plus de sens que la question « combien ? » tout court, car « objet » ne permet pas au locuteur d’individuer ce qu’il doit compter dans la situation concernée (à moins bien entendu que « objet » soit utilisé comme le marque-place d’un terme comptable implicite). Le problème ne vient pas seulement de l’absence de conditions d’identité associées à « objet », mais aussi du fait que le terme ne délivre aucune condition d’unité. Il y a en effet une dépendance sortale de l’unité ; les conditions d’unité varient en fonction de la sorte d’objets considérée, tout comme les conditions d’identité. En l’absence de conditions d’unité valant pour tous les objets, « objet » ne peut donc donner aucune instruction sur ce qui doit compter comme étant « un » objet. Il s’ensuit que tout dénombrement est relatif à un sortal, comme le fait remarquer Frege dans ce passage célèbre :

Si je mets dans la main [de quelqu’un] un paquet de cartes à jouer en lui disant d’en déterminer le nombre, il ne sait pas si je veux connaître le nombre de cartes, ou celui de jeux de cartes complets, ou encore celui de valeurs des cartes au jeu de l’écarté. En lui remettant le paquet de cartes, je n’ai pas encore indiqué parfaitement ce qu’il fallait chercher ; je dois ajouter un mot : carte, jeu ou valeur. (Frege 1884/1969, p. 148-149).

Il existe toutefois une exception notable à la règle selon laquelle tout sortal encode des conditions d’unité : les termes de masse tels que « eau », « or », « sang » ou « lait ». À l’instar des termes adjectivaux, les termes de masse ne sont pas des termes comptables, ils ne peuvent pas figurer dans une question de dénombrement. On peut bien se demander « Quelle quantité d’eau y a-t-il ? » mais pas « Combien d’eaux y a-t-il ? ». L’explication est la même que dans le cas des adjectivaux : les termes de masse ne « divisent » pas leur référence (Geach 1980, p. 63 ; Quine 1960, §19), ils ne délivrent pas des conditions d’unité qui permettraient de segmenter les échantillons ou unités d’eau, d’or ou de sang qu’il s’agit de compter. Pour les individuer et commencer à compter, on doit coupler le terme de masse à un terme comptable : pépite d’or, goutte de sang, flaque d’eau... Néanmoins, les termes de masse sont d’authentiques sortaux au sens où ils délivrent les conditions d’identité des portions de matière auxquelles ils s’appliquent. On peut par exemple se demander si ce qui compose un certain tas de pièces est le même or que celui qui composait jadis telle statue (Geach op. cit., p. 64). La question est sensée et admet une réponse déterminée par le terme « or » : il s’agit du même or si la plupart des composants de l’échantillon original ont été conservés, si les deux échantillons ont même structure microphysique, etc.

Le découplage entre conditions d’identité et conditions d’unité, que l’on observe sur le plan de la signification de certains sortaux, possède, selon Edward Lowe, son corrélat ontologique. Distinguant entre les entités dotées de conditions d’identité, qu’il appelle « objets », et celles dotées de conditions d’unité, qualifiées d’ « individus », Lowe soutient que si la plupart des objets sont des individus et vice-versa, il existe néanmoins des quasi-individus, autrement dit des objets dépourvus de conditions d’unité, ainsi que des quasi-objets, c’est-à-dire des individus dépourvus de conditions d’identité (Lowe 1998, p. 70-71). La masse ou portion d’or composant une certain bague est un exemple de quasi-individu : elle possède des conditions d’identité, pour les raisons rappelées ci-dessus, mais elle n’a pas pour autant de conditions d’unité propres, comme le montre le fait qu’on soit obligé de l’individuer en pensée via la bague qu’elle compose (laquelle est un individu doté d’unité). Les particules subatomiques illustrent le cas inverse des quasi-objets (Lowe op. cit. p. 70). Les électrons n’ont pas de conditions d’identité puisque la question de leur réidentification n’admet pas de réponse déterminée dans un état de superposition. Pourtant ceux-ci ont bien des conditions d’unité ; le prince d’exclusion de Pauli garantit, par exemple, qu’il y a aura toujours une réponse déterminée à la question « combien d’électrons ? » concernant la couche de valence d’un noyau d’hélium. Si Lowe voit juste, « électron » serait alors un terme comptable non sortal, soit le cas inverse d’un terme de masse.

4. La théorie de l’identité relative

La thèse de la dépendance sortale de l’identité ne doit pas être confondue avec l’affirmation bien plus controversée selon laquelle l’identité serait relative à un sortal. La relativité de l’identité est défendue principalement par Peter Geach (Geach 1962/1980 ; voir aussi Noonan 1980 & 1997), mais on en trouve déjà un avant-goût chez Locke (Locke 1694/2001, II, ch. 27, § 15) et sans doute aussi chez Hobbes (Hobbes 1655/2000, ch. 11).

a. La relativité à un sortal

La théorie de l’identité relative s’oppose à la conception standard dans laquelle le prédicat « être le même que » est un symbole complet, suffisant à lui seul pour exprimer une relation entre objets, i.e. la relation d’identité numérique. Selon le relativiste, un énoncé tel que « Ajar est identique à Gary » est aussi incomplet que « Pierre est aussi bon que Paul ». Aussi bon sous quel aspect ? Aussi bon père de famille ? Aussi bon joueur de poker ? Le prédicat de comparaison attribué absolument ou simpliciter n’a aucun sens ; c’est seulement lorsqu’on le recouvre d’un terme indiquant la classe de comparaison pertinente (« père de famille », « joueur de poker »…), que le prédicat peut exprimer une relation entre objets. Le relativiste soutient qu’il en va de même du prédicat d’identité. Il n’y a pas quelque chose comme l’identité simpliciter ; pour exprimer une relation, le prédicat d’identité doit être indexé à un sortal : « être le même homme que », « être la même personne que », etc. On ne doit donc pas parler de la relation d’identité mais des relations d’identité, autant d’identités qu’il y a de sortaux différant par les conditions d’identité qu’ils encodent.

Cette nouvelle analyse permet de formuler la thèse centrale du relativisme à l’égard de l’identité. Elle consiste à dire que l’identité d’un objet varie selon la sorte sous laquelle on le considère :

Relativité de l’identité. Il peut y avoir des objets a et b, tous deux de sorte F et G, tels que : a est le même F que b mais a n’est pas le même G que b.

On en trouve une illustration dans la célèbre expérience de pensée du prince et du savetier de (Locke 1694/2001, p. 530). Locke imagine que toute la psychologie d’un prince soit transférée dans le corps d’un savetier. Locke concède que le savetier, après le transfert, n’est pas le même homme que le prince, avant le transfert, puisqu’il n’y a aucune continuité biologique entre les deux corps. En revanche, selon lui, le savetier est bien la même personne que le prince dans la mesure où il y a une continuité psychologique entre eux. C’est là, à première vue, une contradiction. En effet, selon l’analyse standard, l’identité sous un sortal (être la même personne que) implique l’identité absolue (être identique à). L’affirmation de Locke reviendrait alors à dire que le savetier et le prince sont à la fois identiques et distincts entre eux. La contradiction est levée à partir du moment la construction « être le même F que » est traitée comme un symbole primitif : un énoncé de type « a est-le-même-F-que b » ne peut pas être décomposé en une conjonction « a est identique à b », « a est un F »  et « b est un F », qui contiendrait la relation d’identité absolue.

b. Les paradoxes de la constitution matérielle

La motivation initiale de la théorie de l’identité relative est de résoudre les paradoxes de la constitution matérielle, la relation qu’un objet entretient à l’égard du morceau de matière qui le constitue. Supposons qu’à un certain instant t0, on décide de sculpter un certain morceau d’argile, appelons-le « Morceau ». À t1, on en tire une statue représentant Goliath, appelons-la « Goliath ». Combien d’objets de forme humaine avons-nous alors entre les mains ? Y en a-t-il deux, à savoir Morceau et aussi, en plus, Goliath – réponse qu’on peut qualifier de dualiste à l’égard de la constitution matérielle ? Ou bien n’y a-t-il qu’une seule et même chose, Morceau alias Goliath, désignée de deux façons différentes – réponse moniste ? (sur l’opposition monisme vs. dualisme appliquée à la constitution matérielle, voir Fine 2003)

La réponse spontanée est bien entendu la réponse moniste. La sagesse commune veut en effet que deux objets matériels macroscopiques n’occupent jamais la même région de l’espace au même moment. Un objet est donc forcément identique avec le morceau de matière qui le constitue. Pourtant, la logique de l’identité semble nous conduire tout droit au dualisme.

En effet, Morceau et Goliath n’ont pas les mêmes propriétés historiques même au moment où ils coïncident. À l’instant t1, Morceau possède la propriété d’avoir existé de t0 à t1 ; or cette propriété manque à Goliath puisque la statue n’existait pas encore durant cet intervalle. Plus fondamentalement, Morceau et Goliath n’ont pas les mêmes conditions d’identité en raison de leur différence de sorte : le premier est un morceau d’argile qui, en tant que tel, peut exister à l’état informe (pourvu que la cohésion et l’intégrité de ses parties matérielles soient conservées) tandis que la seconde est une statue dont la persistance requiert la permanence d’une certaine forme humaine. Goliath et Morceau différant entre eux à l’égard de leurs propriétés historiques et de leurs conditions d’identité, le principe des identiques nous oblige à conclure qu’ils sont numériquement distincts au moment même où, pourtant, ils coïncident spatialement (Goliath et Morceau occupent à t2 la même région de l’espace) et matériellement (ils partagent à t2 toutes leurs parties matérielles). Comment éviter ou, à défaut, s’accommoder d’une telle conclusion ? C’est là tout le paradoxe des objets coïncidents, auquel viennent se greffer les paradoxes apparentés : paradoxe des 1001 chats de Geach (Geach 1980, §110), paradoxes d’Épicharme (voir Descombes 2013, p. 62 sqq. ; Wasserman 2015, p. 2) et de Chrysippe (voir Burke 1994) (pour une revue de la littérature dédiée à la constitution matérielle, voir le collectif de Rea 1997).

Selon Geach, les paradoxes de la constitution matérielle découlent de l’idée d’identité absolue. Dès lors qu’on considère que l’identité d’un objet se dit d’une seule façon, on doit en effet postuler un nouvel objet pour chaque condition d’identité considérée ; à conditions d’identité distinctes, objets distincts. Un objet peut, comme on l’a vu, tomber sous plusieurs sortaux, par exemple « être humain », et « mammifère », mais ceux-ci doivent alors encoder les mêmes conditions d’identité, celles fixées par la sorte fondamentale dont relève l’objet (« animal »). Lorsqu’à l’inverse, les conditions d’identité encodées divergent, comme dans le cas de « statue » et « morceau d’argile », la conception absolue oblige à démultiplier les objets, en distinguant ici une statue et ici aussi, en sus, un morceau d’argile.

En rejetant la notion d’identité absolue, le relativiste se libère d’une telle contrainte : un même objet peut avoir plusieurs identités, au sens où il peut tomber simultanément sous plusieurs sortaux relativement auxquels ses conditions d’identité diffèrent. Selon le relativiste, c’est précisément ce qui se produit dans les cas de constitution matérielle. Il n’y a pas deux objets coïncidents en relation de constitution, mais un et un seul objet dont l’identité et l’existence varient selon la sorte sous lequel on le considère, laquelle dépend du terme singulier utilisé pour le désigner. Considéré sous la sorte des morceaux de matière que connote le nom propre « Morceau », Morceau (alias Goliath) peut persister à l’état informe, d’où son existence à t0. Mais considéré sous la sorte des statues que connote le nom « Goliath », Goliath (alias Morceau) ne peut pas persister à l’état informe, d’où sa non-existence à t0.

La relativisation de l’identité a cependant un coût : le rejet du principe des identiques. Revenons à l’exemple du prince et du savetier. Locke nous dit que le savetier est la même personne que le prince. Selon le principe des identiques, l’identité du prince et du savetier devrait impliquer leur indiscernabilité. Le prince ayant, trivialement, la propriété d’être le même homme que le prince, celle-ci devrait être également possédée par le savetier. Or c’est impossible puisqu’on sait que le savetier n’est pas le même homme que le prince. Plus généralement, si a est le même F que b, alors pour toute sorte G dont relèvent a et b, le principe implique que a doit aussi être le même G que b, ce qui exclut la relativité de l’identité (Wiggins 1980, p. 20). Le relativiste doit donc se passer du principe des identiques et endosser une logique « déviante » de l’identité, ce qui soulève deux difficultés. La première est qu’on peut se demander si le relativiste parle encore d’identité. On a vu que le principe des identiques contribuait à définir implicitement la notion d’identité. En le rejetant, ne jette-t-on pas l’identité elle-même par-dessus bord ? Des expressions relativistes comme « être-la-même-personne-que » ou « être-le-même-homme-que » désignent-elles encore des relations d’identité bona fide, ou bien plutôt de simples relations de ressemblance ? La seconde difficulté est qu’en abandonnant le principe des identiques, le relativiste perd une règle d’inférence simple mais puissante du raisonnement ordinaire (voir supra, section 2b). Dans un tel cadre, l’identité entre des objets implique leur indiscernabilité non plus totale mais restreinte à un sous-ensemble de propriétés, qui dépend du sortal auquel l’identité est relativisée. Le problème est que les sortaux ne donnent aucune instruction précise sur l’héritage autorisé de propriétés d’un objet à l’autre (Drapeau V. Contim 2010, p. 104). De même, une différence de propriétés ne peut plus servir de critère de distinction. À ces difficultés s’ajoutent deux grandes objections. D’une part, la relativisation de l’identité engendre une indétermination des objets – la théorie entraîne qu’un chat, par exemple, n’a pas de couleur ou de masse déterminées ; d’autre part, il n’est pas sûr que la théorie de l’identité relative puisse éviter, au bout du compte, de postuler des objets coïncidents et pourtant (relativement) distincts entre eux, notamment dans les cas banals où un objet est constitué de deux morceaux de matière successifs (pour un détail de ces objections, voir Hawthorne 2003 ; Drapeau V. Contim 2010, p. 99-106  ; voir aussi Griffin 1977).

5. Les paradoxes de l’identité

L’identité se signale à l’attention philosophique avant tout par les paradoxes qu’elle suscite. On peut en distinguer quatre grandes familles :

  1. Les paradoxes temporels de la transitivité et de la fission
  2. Les paradoxes modaux
  3. Le paradoxe du changement
  4. Les paradoxes de la constitution matérielle

Les paradoxes de type (a) mettent en contradiction le critère d’identité temporelle avancé pour telle catégorie particulière d’objets (personnes, artefacts, organismes…) avec deux des propriétés logiques de l’identité : sa transitivité et le fait qu’elle soit une relation un-un. Les paradoxes de type (b) apparaissent quand on applique l’identité non pas dans le temps mais au travers des mondes possibles. Certaines des difficultés soulevées par « l’identité transmonde » (transworld identity) lui sont spécifiques au sens où elles n’ont pas d’analogues temporels. Enfin, le paradoxe (c) et les paradoxes apparentés (voir infra section 6.1, « le problème des propriétés intrinsèques temporaires »), relèvent de la forme la plus générale de paradoxes de l’identité, car ils tendent à montrer que tout changement, fût-il minime, est incompatible avec la persistance. Pour ce qui concerne les paradoxes de la constitution, on se rapportera à la présentation qui en a été faite plus haut, section 4b.

a. Les paradoxes temporels

  1. Les paradoxes de la transitivité

Ces paradoxes ont pour point commun de s’attaquer à un certain critère d’identité temporelle en montrant qu’il rentre en contradiction avec la transitivité de l’identité. On en trouve une illustration dans l’objection que Reid (Reid 1788/2009, ch. 6) adresse à l’encontre du critère lockien de l’identité personnelle. Admettons, à la suite de Locke, que se souvenir en première personne des actions et expériences passées de x soit une condition nécessaire et suffisante pour être la même personne que x. Imaginons à présent qu’un vieux général (a) se souvienne d’avoir été un officier (b) combattant bravement sur un champ de bataille. À l’époque, cet officier se souvenait d’avoir été fouetté alors qu’il était enfant (c) ; toutefois, le vieux général n’a aucun souvenir de l’enfant. La mémoire étant une condition suffisante de l’identité personnelle, on doit juger que a = b et aussi que b = c. Il s’ensuit, par la transitivité de l’identité, que a = c. Pourtant ac car a ne se souvient pas de c ; or la mémoire est une condition nécessaire de l’identité personnelle. La contradiction naît de l’écart entre l’identité, qui est transitive, et son prétendu critère mémoriel, qui ne l’est pas : le fait que x se souvienne de y et que y se souvienne de z, n’implique pas que x se souvienne de z.

Le cas célèbre du Bateau de Thésée, rapporté par Plutarque (Plutarque 1951, p. 21 ; pour une discussion détaillée, voir Ferret 1996), constitue une autre instance du paradoxe de la transitivité, cette fois-ci appliqué aux artefacts. Supposons qu’on affirme que la persistance du bateau tolère un remplacement négligeable des planches qui le composent, disons 1% d’entre elles, mais qu’elle est incompatible avec une restauration qui aboutirait à leur renouvellement complet. En répétant 100 fois l’opération de remplacement du 1/100ème des planches à partir du Bateau de Thésée (b0) et en choisissant de ne remplacer que les planches d’origine, on obtient une série de bateaux b0, b1b100 reliés par une relation de restauration suffisante pour faire que b0 = b1, b1 = b2b99 = b100. En vertu de la transitivité de l’identité, b0 = b100. Pourtant le critère de restauration oblige à dire que b0 b100 puisque b100 n’a plus aucune des planches qui composaient b0. Le paradoxe du Bateau de Thésée repose sur un raisonnement sorite qu’on retrouve souvent dans les paradoxes de la transitivité : on conclut à un grand changement, incompatible avec l’identité, par une série de petits changements jugés inoffensifs. Toutefois, les paradoxes de la transitivité ne sont pas tous de type sorite ; le paradoxe de Reid, par exemple, ne s’appuie pas sur l’accumulation de petites différences.

Pour sortir de la contradiction, une stratégie possible est de relâcher le critère d’identité, en optant pour une relation constitutive moins exigeante mais transitive. Un néo-lockien, par exemple, remplacera la mémoire par la relation de continuité mémorielle (Shoemaker 1984), qui est transitive : une personne x est la même qu’une personne y si et seulement si x se souvient en première personne de y, ou s’il existe une chaîne de personnes en relation mémorielle, partant de x et aboutissant à y. De même, on acceptera qu’un bateau puisse renouveler toutes ses parties matérielles pourvu que la réparation soit graduelle. L’assouplissement du critère d’identité revient de fait à tolérer le « grand » changement auquel aboutissait le paradoxe.

À l’opposé, on peut choisir de rétablir la transitivité en optant pour un critère d’identité plus contraignant. Supposons qu’on dise qu’un bateau persiste tant qu’il conserve plus de la moitié de ses planches d’origine. Contrairement à la relation « partager 99% de ses planches avec » vue plus haut, la relation « posséder plus de 50% des planches d’origine de » est transitive, ce qui empêche la contradiction de se former. Cette stratégie bute cependant sur deux difficultés. La première concerne le seuil permis de changement. Dans le cas du bateau, doit-on le fixer à 51 % des planches d’origine conservées, ou plutôt à 52% ou 53% d’entre elles ? Le problème est que toute réponse semble arbitraire. La deuxième difficulté est qu’on est amené à traiter un changement intuitivement négligeable ou infime, comme s’il s’agissait d’un « grand » changement. Dans la série de bateaux b0, b1….b100, b49 est le Bateau de Thésée puisqu’il possède 51% des planches d’origine de b0, mais b50 est un autre bateau car il n’a plus que 50% d’entre elles. Comment peut-il se faire que le changement d’1/100ème des planches, jusque-là inoffensif, fasse tout à coup une différence à compter de b50 ? Il est difficile d’admettre que b49 et b50 puissent être numériquement distincts (l’un est le Bateau de Thésée, mais pas l’autre) sachant qu’ils partagent 99% de leur planches (pour une discussion, voir Ferret 1996).

  1. Les paradoxes de la fission

La symétrie et la transitivité de l’identité impliquent qu’elle est une relation un-un, autrement dit une relation dont chaque instance relie un et un seul objet à un et un seul objet, à l’instar de la relation « être le mari de » (dans une société ni polygyne ni polyandre). Les paradoxes de la fission créent une contradiction en imaginant un scénario dans lequel la relation avancée comme critère d’identité relie un objet à plusieurs autres. On en trouve un cas célèbre dans la version sophistiquée que Hobbes donne du paradoxe du Bateau de Thésée (Hobbes 1665/2000, ch. 11). On suppose que toutes les planches d’origine du Bateau de Thésée (a) soient remplacées graduellement, comme dans le paradoxe original ; mais Hobbes imagine en outre qu’au lieu de les jeter, on les conserve ailleurs et on les réassemble graduellement en un bateau en tout point semblable au bateau d’origine. Au terme du processus, on aboutit à deux bateaux également prétendants au titre de Bateau de Thésée, l’un (b) issu de sa restauration, l’autre (c) issu de son démontage-réassemblage. Qu’est devenu le Bateau de Thésée ? La question nous place face au dilemme suivant :

A. Les deux bateaux résultants sont identiques au Bateau de Thésée ; celui-ci est « devenu deux » bateaux.

B. Seul l’un d’entre eux est identique au Bateau de Thésée.

C. Aucun des deux n’est le Bateau de Thésée ; celui-ci n’a survécu ni à la restauration ni au réassemblage.

Considérons la branche A. Les artefacts utilitaires tolérant un renouvellement complet de leurs composants matériels pourvu qu’il soit graduel, on doit juger que b = a. Leur critère de persistance permettant le démontage-désassemblage, on doit également admettre que a = c. Il s’ensuit, par la transitivité de l’identité, que b = c. Pourtant, bc car à l’instar de n’importe quel particulier, un bateau ne peut pas occuper entièrement deux régions de l’espace au même moment. On pourrait tenter de lever la contradiction en faisant valoir qu’avant la fission, il n’y a pas « le » Bateau de Thésée, mais un même nom donné à notre insu à deux bateaux coïncidant spatialement et matériellement, l’un étant le futur bateau réparé, b, et l’autre le futur bateau réassemblé, c. Cette multiplication des coïncidents viole cependant le principe d’exclusion sortale (Locke 1694/2001, II, ch. 27, §2-3): si on peut tolérer, à la rigueur, des coïncidences entre objets de sortes différentes, par exemple entre une statue et le morceau de cire qui la constitue, il ne peut y avoir en revanche de coïncidence entre objets de même sorte, ici entre deux bateaux, sans quoi on perdrait le principal critère de distinction synchronique des objets ordinaires.

La branche A étant une impasse, tournons-nous vers la branche B. On pourrait arguer que si la relation de restauration et la relation de réassemblage suffisent pour engendrer de la persistance lorsqu’elles interviennent isolément, l’une en l’absence de l’autre, il n’en va plus de même lorsque leur réalisation conjointe les place en situation de compétition. Selon la théorie dite « du meilleur candidat » (Nozick, 1981, p. 33), il faut alors pondérer les critères rivaux et choisir le meilleur candidat à l’identité. Supposons qu’on dise qu’en situation de compétition, le critère de restauration l’emporte sur celui de réassemblage car à la différence du réassemblage, la restauration ne crée pas de discontinuité fonctionnelle du bateau. Il s’ensuit que seul le bateau réparé est identique au Bateau de Thésée, on évite ainsi la contradiction.

La stratégie du meilleur candidat exige malheureusement de sacrifier un principe intuitif, celui du caractère intrinsèque de l’identité (Noonan 1989, ch. 7 § 2). Intuitivement, l’identité entre un objet xt) et un objet y t’> t) ne dépend que des faits intrinsèques à la relation reliant x à y. Or supposons que le scénario de fission soit actuellement réalisé et imaginons un monde possible m1 dans lequel le Bateau de Thésée (a) subit un simple démontage-réassemblage, sans réparation, d’où résulte un seul bateau, d. En l’absence de meilleur candidat, a = d dans m1, et on sait aussi que ac dans le monde actuel m* car b est un meilleur candidat à l’identité de a que c. Il y a là un paradoxe : la relation reliant a au bateau réassemblé c dans m* est intrinsèquement la même que celle reliant a au bateau réassemblé d dans m1 ; pourtant, cette relation génère de l’identité dans m1 mais pas dans m*. La théorie du meilleur candidat est en outre amenée à postuler des relations de dépendance artificielles. On sait en effet que a c dans le monde actuel m*, d’où il s’ensuit, par la nécessité de la distinction, que ac dans tous les mondes possibles, y compris dans le monde m1. Or on sait aussi que a = d dans m1, d’où il découle, par la symétrie et la transitivité de l’identité, que cd. Autrement dit, le bateau réassemblé dans m* n’est pas le bateau réassemblé dans m1 quand bien même ce sont des doubles intrinsèques l’un de l’autre. Or d est le seul bateau résultant dans m1. Cela signifie que c n’existe pas dans m1, ni dans aucun monde possible où le Bateau de Thésée est réassemblé sans être réparé. L’existence du bateau réassemblé c dépendrait donc du fait qu’on répare ailleurs un tout autre bateau. Pourtant, intuitivement, l’existence de c ne dépend que du prélèvement des planches d’origine, et nullement du fait qu’on les remplace par des planches neuves sur le bateau d’origine.

Les mêmes raisons font qu’on ne peut pas se rabattre sur la branche C du dilemme. En effet, toutes les objections que soulevait l’exclusion de l’un des candidats dans la branche B peuvent être redirigées à l’encontre de l’exclusion des deux candidats dans la branche C. Si ni b ni c ne sont identiques au Bateau de Thésée, comment peut-il se faire que dans d’autres mondes possibles, les bateaux issus de réparations ou de réassemblages simples puissent être identiques au Bateau de Thésée, les processus et les candidats étant intrinsèquement les mêmes qu’actuellement ?

Face au paradoxe, on peut être tenté de dévaluer le statut ontologique des objets concernés, ici les artefacts. Une première position consiste à dire qu’on ne peut pas trancher les cas de fissions car les artefacts sont des êtres dont l’identité est fixée par convention ; or les conventions ne prévoient pas les cas de fission, d’où l’indétermination. Une seconde position est de nier l’existence des artefacts en arguant qu’ils n’ont pas de conditions d’identité cohérentes, conformément au précepte « pas d’entité sans condition d’identité » (Quine 1969a, p. 23). Cet éliminativisme à l’égard des artefacts s’appuie généralement sur une opposition entre, d’une part, les êtres authentiques, doués de conditions strictes d’identité et d’unité, typiquement les personnes et les organismes, et, d’autre part, les artefacts et les agrégats naturels (tas de sable, fleuves, etc.) qui sont des entia successiva – des séries d’êtres instantanés – dont l’identité au travers du temps ne tient qu’à un abus de langage (Leibniz 1687/ 1988, p. 164-165 ; Reid 1785/1975, p. 108-115 ; Chisholm 1979).

Le point faible d’une telle position est que le paradoxe de la fission est susceptible de se reproduire pour n’importe quelle catégorie d’entités, à commencer par celles qu’elle ne souhaiterait ni rendre conventionnelles ni expulser de l’ontologie, i.e. les personnes et les organismes. L’expérience de pensée de la fission-transplantation cérébrale est sans doute le cas le plus célèbre de paradoxe de la fission appliqué aux personnes (Wiggins 1967, p. 50 ; Shoemaker 1970 & 2003 ; Parfit 1984). Supposons qu’une personne, disons un certain Smith, subisse une commissurotomie des hémisphères cérébraux (une opération réellement pratiquée sur des sujets épileptiques) et que ses hémisphères soient greffés séparément sur deux corps sains préalablement décérébrés – on peut même supposer que ces corps soient clonés à partir du corps d’origine de Smith. À l’issue de l’opération, il n’y a plus un mais deux patients dans la salle de réveil, chacun possédant l’un des hémisphères de Smith, appelons-les « Jones1 » et « Jones2 ». À son réveil, Jones1 se présente lui-même comme étant Smith et félicite les médecins du succès de l’opération. Il présente non seulement des souvenirs apparents de la plupart des actions et expériences passées de Smith, mais aussi une grande partie de ses croyances, traits de caractère etc. Même chose du côté de Jones2, qui se présente comme le « vrai » Smith. Smith a-t-il survécu à l’opération, et si tel est le cas, qui est Smith ? La question soulève un dilemme en tout point semblable à celui du Bateau de Thésée, que l’on défende un critère psychologique de l’identité personnelle ou un critère cérébral. Le paradoxe de la fission et son symétrique – le paradoxe de la fusion – se posent également pour les organismes qui ne sont pas des personnes ; songeons par exemple aux cas problématiques de la division et de la fusion cellulaires.

b. les paradoxes modaux

De même qu’il engendre des paradoxes quand on l’applique au travers du temps, le concept d’identité génère un certain nombre de paradoxes lorsqu’on l’applique au travers des mondes possibles. Ces paradoxes de l’identité modale ou « transmonde » (transworld identity) ont accaparé une bonne partie de la métaphysique analytique des années 1960-1980. Mais pourquoi parler en premier lieu d’une dimension modale de l’identité ?

L’extension de l’identité aux mondes possibles semble requise si l’on veut donner les conditions de vérité des énoncés modaux de re. On entendra par là tous les énoncés dans lesquels on attribue un prédicat modal de type : pouvoir être F, ne pas pouvoir être F, être nécessairement F, être F de façon contingente. Ces énoncés sont de deux formes : ou bien l’opérateur modal figure dans un énoncé singulier comportant des termes référentiels (noms propres, pronoms personnels, démonstratifs, etc.), comme dans (6) et (7) ; ou bien la modalité est attachée à un prédicat dont la variable est liée par une expression quantifiée (« tous les perdants ») qui contient l’opérateur modal dans sa portée, comme dans (8) :

(6) Nécessairement, je suis une personne.

(7) Nicolas Sarkozy aurait pu remporter les élections présidentielles de 2012.

(8) Tous les perdants auraient pu être des gagnants.

Dans la sémantique modale standard, les conditions de vérité des énoncés modaux de re sont formulées en termes d’identité transmonde : un énoncé tel que (7) est vrai si et seulement s’il y a au moins un monde possible dans lequel Nicolas Sarkozy lui-même, le même homme que celui qu’on désigne par ce nom quand on parle du monde actuel, remporte les élections de 2012.

La principale objection adressée à l’encontre d’une dimension modale de l’identité est qu’il n’y a pas de critère de l’identité transmonde. Selon Quine (Quine 1976), parler d’identité transmonde revient à détourner le concept d’identité de son domaine d’application légitime, le temps, car on se prive alors de la continuité spatiotemporelle qui est un composant crucial du critère de l’identité temporelle (pour une formulation précise des différents types de continuités engagées dans l’individuation des objets, voir Hirsch 1982). Rappelons que les mondes possibles sont spatialement et causalement isolés les uns des autres ; il n’y a donc aucune continuité spatiotemporelle entre le Sarkozy perdant du monde actuel et le Sarkozy vainqueur du monde possible qu’on imagine en proférant (7). Dans ces conditions, comment pouvons-nous savoir que le gagnant possible qu’on imagine est bien Sarkozy ? Supposons qu’à défaut de continuité spatiotemporelle, on fasse reposer le critère d’identité transmonde dans le partage de propriétés. On ne fait alors que déplacer le problème : quel critère permettra de distinguer, parmi l’ensemble des propriétés actuellement possédées par Sarkozy, celles dont la possession est une condition nécessaire et suffisante pour faire d’un objet possible un Sarkozy possible, de celles, accidentelles, qui ne jouent aucun rôle individuant ? Déterminer une telle élite de propriétés essentielles exigerait de vérifier que tout objet possible qui les possède est identique à Sarkozy (condition suffisante) et que tout objet possible auquel elles font défaut n’est pas Sarkozy (condition nécessaire). Ce qui requiert de disposer déjà d’un critère transmonde, on tourne en rond. Surtout, à l’aune de notre concept ordinaire d’identité, le recours à l’essentialisme apparaît comme une manœuvre ad hoc : nous savons fort bien que Sarkozy persiste sous le changement de propriétés, précisément parce que la continuité spatiotemporelle nous assure de son identité. Il serait donc surprenant que les propriétés en viennent tout à coup à contraindre l’identité quand on l’étend à la dimension modale. À défaut de critère, l’idée d’identité transmonde est inintelligible et doit, selon Quine, être bannie du discours philosophique, au même titre que les notions connexes d’essentialisme et de modalité de re (Quine 1953b).

L’objection de Quine se voit généralement répliquer que l’absence de critère est un faux-problème dans la mesure où juger d’une identité transmonde ne demande pas de réidentifier le référent de monde en monde, au moyen d’un critère. En effet, dans sa dimension modale, l’identité est simplement affaire de stipulation lorsqu’on utilise des termes rigides de jure (Kripke op. cit. p. 32). En proférant (7), on sait qu’on parle de Sarkozy, et non d’un autre homme possible avec lequel on l’aurait confondu, car on stipule que la situation qu’on imagine concerne Sarkozy – ce qui ne signifie pas qu’on stipule la possibilité de cette situation ; la possibilité ne se stipule pas, du moins pas plus que l’existence ou la vérité. La rigidité du nom propre garantit alors que ce Sarkozy possible est bien le même homme que le Sarkozy actuel.

L’identité transmonde génère toutefois un certain nombre de paradoxes dont certains sont analogues à ceux de l’identité temporelle tandis que d’autres soulèvent des difficultés spécifiques. On retrouve ainsi, dans la dimension modale, l’analogue des paradoxes de la transitivité (Chandler 1976). Supposons qu’on dise qu’un artefact, par exemple le Bateau de Thésée (a), n’aurait pas pu être fabriqué à partir d’un ensemble totalement différent de pièces d’origine, sans quoi ce bateau possible qu’on imagine, quoique très semblable, aurait été un autre bateau ; appelons cela le principe de restriction. On accordera aussi le principe de tolérance d’après lequel a aurait pu être fabriqué à partir de tous ses composants d’origine, comme actuellement, à l’exception d’une pièce négligeable, par exemple un clou. Dans le monde actuel, a est assemblé à partir des composants p1, p2….p1000. On peut imaginer un monde possible m1 où un bateau a1 est assemblé à partir de toutes les pièces d’origine de a à l’exception de p1000 (remplacée par un composant semblable mais distinct), et considérer que a1 est identique à a en vertu du principe de tolérance. Partant de a1, on peut imaginer un monde m2 où un bateau a2 est assemblé à partir de toutes les pièces d’origine de a1 à l’exception de p999, et considérer que a2 est identique à a1, en vertu du même principe. En répétant l’opération sur 1000 mondes, on aboutit à un bateau a1000 qui ne partage aucune de ses parties d’origine avec a. Le principe de tolérance conduit à affirmer une chaîne d’identités : a = a1, a1 = a2a999 = a1000, d’où il s’ensuit que a = a1000, en vertu de la transitivité de la relation d’identité transmonde. A contrario, le principe de restriction oblige à dire que aa1000.

On peut être tenté de lever la contradiction en optant pour une version plus contraignante du principe de tolérance, comme dans la version temporelle du paradoxe, par exemple en affirmant qu’un bateau possible ne peut pas être le Bateau de Thésée à moins de partager plus de la moitié de ses parties d’origine actuelles. Mais on tombe alors dans les mêmes difficultés que celles déjà évoquées dans le cas temporel, auxquelles s’ajoute cette difficulté : pourquoi prendre pour référence les parties d’origine du Bateau de Thésée dans le monde actuel m*, plutôt que ses parties d’origine dans les mondes m1, ou m2…ou m499 ? Après tout, chaque monde est actuel de son propre point de vue : si m499 avait été réalisé, l’ensemble des parties d’origine de référence aurait été l’ensemble des pièces p1, p2p501 jointes à 499 nouvelles pièces, et non l’ensemble p1, p2p1000. Du point de vue de m499, le bateau a600, par exemple, est le Bateau de Thésée alors qu’il ne l’est pas du point de vue m*. Pourquoi le point de vue de m* devrait-il être privilégié par rapport à celui des autres mondes possibles ?

Supposons à présent qu’on veuille échapper à la contradiction en adoptant, à l’inverse, la stratégie libérale qui consiste à rejeter le principe de restriction. Il s’ensuit qu’il y a des mondes possibles dans lesquels le Bateau de Thésée est issu d’un tout autre assemblage de pièces d’origine. Or parmi ces mondes, il y en a dans lesquels un autre bateau est assemblé, simultanément, à partir des pièces p1, p2p1000. Par hypothèse, ce bateau possible n’est pas le Bateau de Thésée. Pourtant, c’est un double du Bateau de Thésée tel qu’il existe dans notre monde : il en possède toutes les parties matérielles et toutes les propriétés qualitatives, qu’elles soient intrinsèques (par exemple avoir une masse de 20 tonnes) ou relationnelles (appartenir à un roi d’une ville grecque) ; on peut même imaginer qu’ils aient la même histoire. On tombe alors dans un paradoxe spécifique à l’identité transmonde : le paradoxe de la réduplication.

On en trouve une illustration dans le célèbre paradoxe de Chisholm (Chisholm 1967 ; voir aussi Quine 1976, Forbes 1985, ch. 6, et le paradoxe « des quatre mondes » dans Salmon 1982, ch. 28). Considérons Socrate et Platon (Adam et Noé dans Chisholm 1967). Chacun d’entre eux possède un grand nombre de propriétés, qu’on limitera par commodité à quatre propriétés, respectivement Ф1Ф2Ф3Ф4 pour Socrate et Ф1Ф5Ф6Ф7 pour Platon. Socrate et Platon partagent leurs propriétés essentielles (représentées ici par Ф1), par exemple la propriété d’être un homme ou celle d’être une personne, et ils diffèrent entre eux seulement par leurs propriétés accidentelles (représentées par Ф23…Ф7), concernant leur morphologie, leurs traits de caractère, leur histoire, etc. Dans le monde actuel m*, Socrate possède la propriété accidentelle Ф2, disons celle d’avoir un nez épaté, mais il aurait pu ne pas l’avoir et posséder à la place la propriété Ф5, avoir un nez aquilin, que Platon possède actuellement. Même possibilité symétrique du côté de Platon. Il y a donc un monde possible, appelons-le m1, dans lequel Socrate et Platon ont échangé l'une de leurs propriétés accidentelles actuelles. En répétant cette opération à partir de m1, nous obtenons le monde possible m2 dans lequel Socrate échange la propriété Ф3 qu’il a dans m1 pour la propriété Ф6 que Platon possède dans m1 (et vice-versa), et ainsi de suite jusqu’à parvenir au monde m3 dans lequel les deux hommes ont échangé toutes leurs propriétés actuelles :

m* : (Ф1Ф2Ф3Ф4)Socrate ; (Ф1Ф5Ф6Ф7)Platon

m1 : (Ф1Ф5Ф3Ф4)Socrate ; (Ф1Ф2Ф6Ф7)Platon

m2 : (Ф1Ф5Ф6Ф4)Socrate ; (Ф1Ф2Ф3Ф7)Platon

m3 : (Ф1Ф5Ф6Ф7)Socrate ; (Ф1Ф2Ф3Ф4)Platon

Il y a là un paradoxe. En effet, Platon dans m3 n’est pas identique à Socrate dans m* alors qu’il en est le double qualitatif parfait. Si une telle affirmation ne fait pas entorse au principe des indiscernables (il n’y a pas ici des doubles qualitatifs qui coexisteraient dans un même monde), elle revient néanmoins à admettre des identités brutes ou primitives (bare identities ; cf. Forbes 1985) : on doit se contenter de dire que l’homme qui possède Ф1Ф2Ф3Ф4 dans m3 est identique à Platon et non à Socrate parce qu’il est Platon et non Socrate, et non parce qu’il posséderait telle ou telle propriété. Or, intuitivement, il y a forcément un fait qualitatif, c’est-à-dire un fait ne présupposant pas l’identité de cet homme possible, en vertu duquel celui-ci est identique à Platon et non à Socrate. On peut formuler cette exigence au travers du principe de survenance des faits singuliers sur les faits qualitatifs (Lewis 1986, p. 221) : si deux mondes possibles sont qualitativement indiscernables, alors ils doivent être indiscernables aussi quant aux faits singuliers qu’ils contiennent. En conduisant à des différences haeccéitistes (Lewis ibid. ; Adams 1979), c’est-à-dire des différences singulières sans différences qualitatives, la conclusion du paradoxe contrevient au principe de survenance : le monde m3 est censé différer du nôtre car il contient un fait singulier, le fait que Platon est Ф1Ф2Ф3Ф4, qui n’est pas réalisé dans le nôtre, et il en va de même du fait singulier que Socrate possède Ф1Ф5Ф6Ф7. Pourtant, si on « ramséifie » (sur la méthode de ramséification inspirée de Frank Ramsey, voir Lewis 1970) la description des mondes m3 et m* en remplaçant chaque nom propre par une variable liée au moyen d’un quantificateur existentiel, on obtient une description qualitative sous laquelle ces mondes sont parfaitement indiscernables : ce sont tous deux des mondes où il y a un homme x et un homme y tels que x possède Ф1Ф2Ф3Ф4 et y possède Ф1Ф5Ф6Ф7 (ces mondes étant par ailleurs indiscernables entre eux à l’égard de tous les autres faits).

On pourrait répondre que l’homme possible qui possède Ф1Ф2Ф3Ф4 dans m3 est Platon et non Socrate parce que la rigidité du nom « Platon » garantit une référence continue à Platon à chaque transition de monde, du monde actuel jusqu’au monde m3. Malheureusement, cela ne répond pas à la question, qui est ici de nature métaphysique : la rigidité de « Platon » explique comment nous savons que l’homme qu’on imagine est Platon et non Socrate, mais elle n’explique pas ce qui fait qu’il est Platon et non Socrate.

Pour ceux qui jugent intolérable l’idée d’identités brutes ou de différences haeccéitistes auxquelles aboutit le paradoxe de Chisholm et ses variantes (pour une défense récente de l’haeccéitisme, voir Mackie 2006), une stratégie possible est de contraindre l’identité transmonde en optant pour un essentialisme fort qui admet des essences individuelles. Selon cette conception, pour chaque objet x, il y a au moins une propriété Ф qui non seulement lui est nécessaire ou essentielle (x ne peut exister dans un monde possible à moins de posséder Ф) mais qu’il lui est également propre au sens où il est le seul à pouvoir la posséder (tout objet qui possède Ф dans un monde possible est identique à x). Ainsi, Socrate et Platon doivent différer non seulement par leurs propriétés accidentelles (s’ils en ont), mais aussi à l’égard d’au moins une de leurs propriétés essentielles : Socrate doit avoir au moins une propriété essentielle que ne pourrait pas posséder Platon, et vice-versa, ce qui empêche l’échange total des propriétés au travers des mondes possibles.

La forme la plus radicale d’essentialisme individuel consiste à dire que toutes les propriétés d’un objet lui sont nécessaires, y compris les propriétés de prime abord les plus insignifiantes, l’essence individuelle d’un objet étant identifiée à la conjonction de toutes ses propriétés. Le paradoxe de Chisholm est alors aisément neutralisé : il est impossible que Socrate et Platon échangent toutes leurs propriétés puisqu’il leur est impossible d’échanger ne serait-ce qu’une seule de leurs propriétés, même insignifiante. Cet hyper-essentialisme, souvent rattaché à la théorie leibnizienne de la « notion complète » ou « notion individuelle » (Leibniz 1686/1988), est peu attrayant dans la mesure où il implique qu’on n’aurait pas pu être et agir autrement (pour une discussion des implications hyper-essentialiste et fataliste de la théorie de la notion complète voir Adams 1994).

On peut choisir, alternativement, de faire reposer l’essence individuelle d’un objet dans son origine. Cette position, dont Graeme Forbes se fait le champion (Forbes 1985), constitue une extension de la thèse de la nécessité de l’origine défendue dans (Kripke op. cit. p. 99-103). Kripke soutient en effet que les objets concrets, organismes aussi bien qu’artefacts, n’auraient pas pu avoir d’autre origine que celle qui est la leur actuellement. Socrate, par exemple, n’aurait pas pu avoir d’autres parents biologiques que ceux qu’il a eus actuellement, ou du moins n’aurait-il pas pu se développer à partir d’un autre zygote que celui dont il est actuellement issu. Comme son nom l’indique, la thèse de la nécessité de l’origine se contente d’affirmer que l’origine est une condition nécessaire de l’identité individuelle : un homme issu de la fécondation d’un autre ovule, ou du même ovule mais fécondé par un autre spermatozoïde n’aurait pas été Socrate. L’idée de Forbes est de considérer l’origine comme une condition également suffisante : tout homme possible issu du même zygote que celui dont Socrate est actuellement issu est ipso facto identique à Socrate. Il en résulte que chaque objet a une essence individuelle qui réside dans son origine, ce qui permet de bloquer la conclusion du paradoxe de Chisholm : quelque part entre le monde actuel et le monde m3, on a procédé à un échange illicite de propriétés, en attribuant à Socrate une origine biologique que seul Platon peut posséder, et vice-versa.

L’essentialisme individuel de l’origine bute néanmoins sur des difficultés, sans parler des suspicions qui entourent la thèse de la nécessité de l’origine (pour une discussion de ce que Kripke appelle son « semblant de preuve » de la nécessité de l’origine, voir par exemple Salmon 1979 ; Noonan 1983 ; Robertson 1998 ; Rohrbaugh & deRosset 2004). Il y a tout d’abord le problème de la régression qui naît du caractère relationnel des essences postulées ici : l’essence individuelle de Socrate dépend de l’identité de son zygote dont l’essence individuelle dépend de l’identité des deux cellules sexuelles initiales dont l’essence dépend à son tour d’entités ancestrales, et ainsi de suite. Sous peine d’une régression vicieuse, on doit admettre des entités dont l’essence ne dépend pas d’autres choses qui en seraient l’origine, et pour lesquelles le paradoxe de la réduplication risque de se poser à nouveau. Enfin, recourir à l’origine n’est d’aucun secours face aux paradoxes modaux de la transitivité  car le paradoxe de Chandler vu plus haut reste entier, y compris lorsqu’on applique aux organismes.

L’un des attraits de la théorie des contreparties de David Lewis est justement d’offrir une solution commune aux paradoxes modaux de la réduplication et de la transitivité (Lewis 1986 avance d’autres raisons de l’adopter, qui tiennent au réalisme extrême des mondes possibles qui y est défendu. Pour une présentation de la théorie des contreparties voir Lewis 1968, 1971, 1973, 1983, 1986 ; pour son application aux paradoxes modaux voir Forbes 1984, Engel & Nef 1988). Dans sa version lewisienne, la théorie des contreparties se compose de trois thèses, la dernière étant décisive pour les problèmes qui nous occupent :

(i) Un individu n’existe que dans un seul monde possible, chacun est confiné à un monde (worldbound). Il n’y a donc plus lieu de parler d’identité transmonde.

(ii) Les conditions de vérité des énoncés modaux de re sont formulées en termes non plus d’identité mais de relation de contrepartie : un énoncé tel que (7) est vrai si et seulement s’il y a au moins un monde possible dans lequel l’une des contreparties de Nicolas Sarkozy dans ce monde – et non Sarkozy lui-même – remporte les élections de 2012. Chaque individu a des contreparties qui le représentent dans d’autres mondes possibles, et ce sont les propriétés non modales ou catégoriques (remporter les élections, être une personne, etc.) de ses représentants qui lui confèrent ses propriétés modales (pouvoir remporter les élections, être nécessairement une personne, etc.).

(iii) La relation de contrepartie est une relation de similarité comparative : un individu est représenté dans un autre monde possible par les individus qui lui ressemblent le plus dans ce monde.

Parce qu’elle est une relation de ressemblance, la relation de contrepartie ne possède ni la symétrie ni la transitivité de l’identité, ces propriétés qui constituent le moteur des inférences des paradoxes modaux.

Commençons par réexaminer le paradoxe de Chisholm en ayant à l’esprit que Socrate1 (i.e. Socrate-dans-le-monde m1), Socrate2, Socrate3, ne sont pas Socrate lui-même mais d’autres individus qui prétendent le représenter dans les mondes m1, m2, m3. Socrate3 ressemblant plus à Platon qu’aucun autre individu dans m3 (Socrate3 possède toutes les propriétés que possède actuellement Platon), Socrate3 est la contrepartie de Platon – et non de Socrate – dans m3, et inversement de Platon3. Le monde m3 ne représente donc pas une possibilité dans laquelle Socrate aurait échangé toutes ses propriétés avec Platon, mais une possibilité dans laquelle Socrate (représenté par Platon3) et Platon (représenté par Socrate3) possèdent les mêmes propriétés qu’actuellement. Il s’ensuit que le principe de survenance des faits singuliers sur les faits qualitatifs est respecté. On peut même avancer que le monde m3 et ses habitants sont en réalité le monde actuel et ses habitants autrement nommés, le raisonnement de monde en monde ayant accompli une boucle nous ramenant à notre actualité – manœuvre qui serait impossible si la modalité de re était fondée sur l’identité transmonde.

Enfin, le théoricien des contreparties peut échapper à la contradiction du paradoxe de Chandler en arguant que la transitivité sur laquelle s’appuie le raisonnement est rompue quelque part entre le monde actuel et le monde m1000. Considérons ainsi les bateaux a (le Bateau de Thésée), a300, et a600. a300 ressemble suffisamment à a pour en être la contrepartie (leurs origines matérielles se recoupent à 70%), et il en va de même de a600 à l’égard de a300. Mais il ne s’ensuit pas que a600 soit la contrepartie de a car les semblables de mes semblables ne sont pas forcément mes semblables et c’est particulièrement vrai ici : a600 ne ressemble pas suffisamment à a pour le représenter dans le monde m600 (leurs origines ne se recoupent qu’à 40%). À défaut d’une telle contrepartie, le Bateau de Thésée n’aurait donc pas pu avoir une toute autre origine que celle qu’il a. Tout au plus peut-on dire que dans une situation où il aurait eu de fait une origine légèrement différente, le Bateau de Thésée aurait eu la possibilité d’avoir une origine radicalement différente car il y a des mondes, par exemple m300, où ses représentants (i.e. a300) ont eux-mêmes des contreparties (i.e. a600) qui présentent une telle origine. Mais ce n’est pour lui qu’une possibilité de possibilité, et non une possibilité directe. La non-transitivité de la relation de contrepartie conduit ainsi à invalider le schéma d’axiome du système modal S4, ◊◊Ф→◊Ф, du moins lorsque « Ф » sert de marque-place pour un énoncé singulier (Chandler 1976, Salmon 1982 et Engel & Nef 1988 suggèrent une solution alternative qui rejette l’axiome S4 mais conserve l’identité transmonde, dans laquelle c’est la relation d’accessibilité entre mondes qui est non transitive ; pour une critique de cette stratégie, voir Lewis 1986, p. 246).

6. Le perdurantisme

Les paradoxes passés en revue jusqu’ici reposent sur des scénarios de changements sophistiqués, rares ou fictifs, généralement restreints à une catégorie particulière d’objets. Or il y a aussi un problème général du changement, qui se pose pour n’importe quel changement, fût-il minime, quels que soient le type d’objet concerné et le critère d’identité défendu. Ce paradoxe naît de l’incompatibilité apparente entre le principe de l’indiscernabilité des identiques et la persistance au travers du changement. Sa résolution constitue la principale raison d’être du perdurantisme, une conception de la persistance en rupture avec la métaphysique traditionnelle de la substance.

a. Le problème des propriétés intrinsèques temporaires

Partons d’un changement banal : enfant, Platon était chevelu ; 70 ans plus tard, c’est un vieillard chauve. Comment le même homme, Platon, peut-il persister en étant tantôt chevelu, tantôt chauve ? La question se pose car l’enfant a au moins une propriété, celle d’être chevelu, que ne possède pas le vieillard. Or le principe des identiques nous dit que la différence à l’égard d’au moins une propriété implique la distinction numérique des objets. Le vieillard devrait donc être numériquement distinct de l’enfant. Nous ne devrions pas dire que Platon est devenu chauve, qu’il a changé en étant chevelu puis chauve, mais plutôt qu’il a été remplacé par quelqu’un d’autre, abusivement désigné sous le même nom. Pour dire que Platon a changé, il nous faudrait à la fois le changement et la persistance. Pourtant, l’un semble logiquement exclure l’autre. Comment les réconcilier ?

Face à la difficulté, la réaction immédiate est de n’y voir qu’un faux problème dû à une application abrupte du principe des identiques. On fera valoir que pour être appliqué au travers du temps, ce principe formel doit être aménagé, en relativisant les propriétés au temps : Platon n’a pas la propriété d’être chevelu mais celle d’être chevelu-relativement-à-l’instant t1, et de même pour la propriété d’être chauve à l’égard d’un instant t2. Sous ces propriétés relativisées, l’enfant et le vieillard apparaissent indiscernables : à t1, l’enfant possède la propriété d’être chauve-à-t2 tout autant que le vieillard, et à t2, le vieillard possède la propriété d’être chevelu-à-t1 tout autant que l’enfant. Le principe des identiques ne s’oppose plus alors à leur identité.

Cette manœuvre conduit malheureusement à dénaturer les propriétés mises en jeu dans le changement, et par là même à le nier. Intuitivement, être chauve est une propriété intrinsèque, autrement dit une propriété que Platon possède à un certain moment en vertu seulement de ce qu’il est, indépendamment de sa relation à des objets externes ou à d’autres instants. La transition de propriétés intrinsèques est précisément ce qui alimente l’intuition du changement : Platon change car il est d’abord chevelu, puis chauve. Or la stratégie proposée consiste à transformer toutes les propriétés intrinsèques transitoires en des relations à des instants : Platon enfant n’est plus chevelu tout court, mais en relation d’être chevelu à l’égard de tel instant. Sous ce point de vue, rien n’a changé de l’enfant au vieillard puisqu’ils ont les mêmes relations aux instants. Pour sauver le changement, il nous faudrait exhiber une façon d’être intrinsèque à l’enfant qui n’est pas une façon d’être intrinsèque au vieillard. Mais c’est précisément ce qu’interdit la stratégie relationniste ; les propriétés relativisées au temps y sont primitives, on ne peut pas dire que l’enfant est en relation d’être chauve à l’égard de t2 parce qu’à t2, le vieillard aurait la propriété intrinsèque d’être chauve. Certes, il y a encore une place pour les propriétés intrinsèques mais ce ne sont pas celles qu’on cherche : dans un tel cadre, les propriétés intrinsèques de Platon sont les propriétés qu’il possède indépendamment d’un instant en particulier, autrement dit ses propriétés permanentes, comme celle d’être une personne ou celle d’être un homme ; or il nous faudrait des propriétés intrinsèques transitoires. Le problème général du changement débouche sur le problème des propriétés intrinsèques temporaires (the problem of temporary intrinsics, Lewis 1986, p. 203).

b. Persister en perdurant

Les tentatives pour réconcilier le principe des identiques et le changement ont débouché sur une nouvelle conception de la persistance, apparue avec Quine (Quine 1950), puis popularisée par David Lewis sous le terme de « perdurantisme » :

Disons qu’une chose persiste si et seulement si, d’une manière ou d’une autre, elle existe à plusieurs moments du temps ; c’est le terme neutre. Une chose perdure si et seulement si elle persiste en ayant différentes parties temporelles ou phases [stages], à différents moments, bien qu’aucune de ses parties ne soit entièrement présente [wholly present] à plus d’un moment ; tandis qu’elle endure si et seulement si elle persiste en étant entièrement présente à plus d’un moment. La perdurance correspond à la façon dont une route persiste dans l’espace en ayant une partie ici, une autre là, et aucune entièrement présente à deux endroits à la fois. L’endurance correspond à la façon dont un universel, si tant est qu’il y en ait, serait entièrement présent là où et au moment où il est instancié. (Lewis 1986, p. 202)

Selon le perdurantisme, un objet change de propriétés intrinsèques, par exemple en étant chevelu puis chauve, en ayant des parties temporelles dissimilaires, ici une partie temporelle chevelue, et l’autre chauve. L’idée nouvelle est d’affirmer que les objets ont des parties non seulement spatiales mais aussi temporelles car la persistance est une extension dans le temps comme il y a une extension dans l’espace. Cela signifie que tout objet persistant au-delà d’un instant n’est présent qu’en partie à chaque instant de sa carrière temporelle, très exactement comme on n’est présent qu’en partie à chaque sous-région du volume total d’espace qu’on occupe. Et de la même façon qu’on se représente habituellement un objet matériel comme une somme de parties spatiales douée d’unité, le perdurantisme conçoit un objet persistant comme un « vers temporel » (temporal worm), une somme de parties temporelles cimentées entre elles par une relation d’unité variant selon la catégorie d’objets considérée. Le temps n’est donc pas un milieu que les objets traverseraient tout entiers comme dans la conception classique de la substance « endurante » : le temps est l’une des dimensions même de leur existence au même titre que les trois dimensions de l’espace euclidien, ce qui vaut au perdurantisme son autre appellation de « quadridimensionalisme » (voir Sider 2001. Le terme est équivoque ; il est utilisé tantôt pour désigner le perdurantisme stricto sensu, compris comme une théorie de la persistance, tantôt pour désigner l’ontologie du temps sous-jacente au perdurantisme, plus connue sous le terme de d’ « éternalisme » – voir section 3b de l’entrée « temps » de cette encyclopédie). À l’inverse, en défendant qu’un objet persiste en existant entièrement à chaque instant de sa carrière temporelle, l’endurantisme rejette l’idée même de parties temporelles et refuse de pousser plus loin l’analogie entre le temps et l’espace : les objets occupent de l’espace mais existent au travers du temps (pour une présentation du perdurantisme et du débat qui l’oppose à l’endurantisme, voir Sider 2001 ; Haslanger 2003 ; Haslanger & Kurtz 2006. Une tierce position, plus marginale, baptisée « exdurantism » ou « stage theory », consiste à dire que les objets ordinaires ne sont ni des endurants ni des vers temporels, mais des objets momentanés ou transitoires – ce qui correspond aux parties temporelles du perdurantisme ; voir par exemple Hawley 2001).

Le perdurantisme appelle néanmoins quelques clarifications, la position s’avérant plus difficile à formuler qu’elle n’y paraît (l’une des difficultés est de donner une définition neutre, acceptable à la fois par le perdurantiste et l’endurantiste, de la formule « être présent en partie vs. totalement à chaque instant » ; sur ce débat, voir Markosian 1994 ; Sider 1997 & 2001 ; Merricks 1999 ; McKinnon 2002 ; Wasserman 2004 ; Crisp & Smith 2005 ; Olson 2006). Tout d’abord, contrairement à ce que pourrait laisser entendre l’extrait de Lewis, le perdurantisme ne requiert pas nécessairement de postuler des parties temporelles instantanées. Les plus petites parties temporelles d’un objet peuvent elles-mêmes durer pourvu qu’aucun changement ne survienne dans l’intervalle de temps qu’elles occupent. Le perdurantisme n’est pas non plus voué à réduire les objets ordinaires à des processus, quand bien même cette réduction a cours dans ses versions d’origine (Quine 1950). Compris comme des vers temporels, les objets ordinaires ont certes un mode de persistance qui les apparente aux processus car il est généralement admis que ces derniers s’étendent dans le temps. En témoignent tous les termes désignant des parties temporelles de processus : « l’introït » pour une messe, « l’acte III scène 2 » pour une pièce de théâtre, « l’adolescence » ou « la vieillesse » pour la vie d’une personne ; ne dit-on pas d’ailleurs que celui qui n’a assisté qu’à la première mi-temps d’un match n’a vu qu’ « en partie » ce match, quand bien même il aurait une vue exhaustive de toutes les parties spatiales du match durant cette période ? On peut néanmoins arguer que les objets diffèrent des processus en ce qu’ils possèdent des propriétés qui ne peuvent pas être portées par des processus. Une personne, par exemple, prend des décisions et répond de ses actes, alors que cela n’a aucun sens de le dire de sa vie ou de son histoire.

Revenons à présent à la solution que le perdurantisme prétend apporter au problème du changement. Platon change parce qu’il a une partie temporelle chevelue, appelons-la « Platon-enfant », et une partie temporelle chauve, appelons-la « Platon-vieillard ». On remarquera que le perdurantisme se conforme au principe des identiques. Le principe implique que si Platon-enfant est chevelu mais pas Platon-vieillard, alors Platon-enfant n’est pas Platon-vieillard. Cette conclusion est assumée par le perdurantiste pour qui la distinction des parties temporelles est tout aussi peu problématique que celle des parties spatiales (le bras droit de Platon n’est pas son bras gauche quand bien même ils font tous deux partie du même homme). Et comme une partie propre n’est pas identique au tout, aucune des deux parties temporelles n’est Platon lui-même, pas plus qu’un bras de Platon n’est Platon lui-même. Qu’advient-il alors des jugements ordinaires de persistance, par exemple « Ce vieil homme, c’est la même personne que l’enfant de jadis » ? Le jugement reste vrai dans un cadre perdurantiste pourvu qu’on le paraphrase comme suit : la personne dont fait partie Platon-vieillard est identique à la personne dont fait partie Platon-enfant. Ce qui peut être ramené à ce jugement, où le concept d’identité a disparu : il y a une somme temporelle de type personnel (par opposition aux sommes temporelles propres aux artefacts, aux organismes, etc.) dont Platon-vieillard et Platon-enfant sont tous deux des parties. Tout jugement d’identité temporelle est donc en réalité un jugement d’unité. Se demander si une chose est la même qu’une autre rencontrée précédemment, revient en fait à se demander si deux parties temporelles sont suffisamment connectées entre elles pour concourir, avec d’autres, à former un tout unifié. Il n’y a plus lieu de distinguer, comme on l’a fait plus haut, entre des critères d’identité et des critères d’unité puisque les premiers se réduisent aux seconds. Au fond, pour le perdurantiste, on s’est fourvoyé en pensant qu’il y avait un problème philosophique de l’identité ; la seule vraie question ici est celle de l’unité (voir Lewis 1986, p. 192-193).

L’avantage de la solution perdurantiste est qu’elle permet de rendre compte du changement de propriétés intrinsèques. Platon-vieillard est chauve tout court : « être chauve » n’exprime pas une relation à un certain temps, mais une propriété intrinsèque portée par une partie temporelle de Platon. On pourrait objecter que s’il y a bien une chose qui est intrinsèquement chevelue et une autre intrinsèquement chauve, on n’a pas de changement intrinsèque dans la mesure où le sujet du changement n’est pas le porteur des propriétés intrinsèques. Platon-enfant est chevelu mais il ne change pas ; le moindre changement de propriétés entraîne son remplacement par une autre partie temporelle. Platon, quant à lui, change, mais il n’est pas chauve tout court. Comment pourrait-il l’être puisqu’il est tantôt chevelu à telles parties temporelles, tantôt chauve à telles autres ? Ne retombe-t-on pas alors dans l’impasse des propriétés relativisées au temps de l’endurantisme ? On répondra, premièrement, que si Platon possède une propriété relativisée, celle-ci est néanmoins héritée d’une propriété intrinsèque d’une de ses parties ; on sauve ainsi l’idée d’intrinsécalité, ce que ne fait pas l’endurantisme. Deuxièmement, la propriété d’être en partie chauve n’est pas une propriété relationnelle de Platon dans la mesure où elle ne le relie pas à une chose qui lui serait extérieure ou disjointe mais à l’une de ses parties propres.

c. Perdurance, fission et constitution matérielle

L’autre attrait du perdurantisme est d’offrir une solution très simple aux paradoxes de la fission et de la constitution matérielle. Revenons à la fission-transplantation. L’une des conclusions possibles du paradoxe est qu’on a affaire, avant l’opération, non pas à une personne, Smith, mais à deux personnes distinctes coïncidant spatialement l’une avec l’autre, l’une étant le futur Jones1, et l’autre le futur Jones2. Une telle position est difficilement tenable dans un cadre endurantiste : les personnes existant entièrement à chaque instant de leur carrière, on doit dire qu’avant l’opération, Jones1 et Jones2 comptent pour deux personnes distinctes alors qu’ils partagent toutes leurs parties matérielles, ce qui constitue une violation du principe d’exclusion sortale. Leur cohabitation n’a en revanche rien de scandaleux dans un cadre perdurantiste. Admettons en effet que les personnes soient des « vers » temporels présents seulement en partie à chaque instant de leur carrière. On peut bien dire qu’il y a deux personnes, Jones1 et Jones2, cohabitant avant l’opération, dans la mesure où leur coïncidence n’est que partielle : Jones1 et Jones2 partagent une même partie matérielle, i.e. la partie temporelle correspondant à leur carrière pré-opératoire, mais sont disjoints entre eux sur toutes leurs parties temporelles post-opératoires, d’où leur distinction numérique. Dans le perdurantisme, un cas de fission n’est donc pas plus mystérieux que celui de deux routes divergeant à partir d’un tronçon commun ou de deux frères siamois partageant certains de leurs organes. Une fission donne lieu à un chevauchement – un partage de partie – mais pas à une coïncidence – un partage de toutes les parties.

La même solution vaut mutatis mutandis pour le paradoxe de la constitution matérielle. Dans l’exemple vu plus haut (section 4d), on peut considérer à bon droit qu’il y a deux objets cohabitant à l’instant t1, i.e. Morceau (le morceau d’argile) et Goliath (la statue qu’il constitue), car leur coïncidence matérielle, qui à cet instant est totale dans l’endurantisme, n’est que partielle dans le perdurantisme. En effet, si toutes les parties temporelles de Goliath sont des parties temporelles de Morceau, la converse n’est pas vraie : aucune des parties temporelles que Morceau possède avant d’être modelé n’est une partie temporelle de Goliath (celle-ci n’existe pas avant le modelage). La relation pertinente n’est plus le chevauchement mais l’inclusion méréologique : la statue est une partie temporelle propre du morceau de matière qui la constitue. Leur coïncidence temporaire n’est donc pas plus problématique que la coïncidence locale entre Platon et son bras gauche, ou entre une route et l’un de ses tronçons.

Qu’advient-il cependant en cas de coïncidence permanente, c’est-à-dire lorsque les carrières temporelles d’un objet et du morceau de matière qui le constitue se recouvrent parfaitement ? Supposons qu’à t1, la statue de Goliath soit créée non par modelage d’un bloc d’argile préexistant mais par assemblage de pièces d’argile préalablement façonnées. La forme de la statue et l’intégrité de ses composants d’origine sont ensuite conservées jusqu’à t2, instant auquel un coup de masse la fait voler en éclats. Dans ce scénario, Goliath et Morceau débutent et achèvent leur existence au même moment. En termes perdurantistes, Morceau et Goliath ont les mêmes parties temporelles, et, par voie de conséquence, les mêmes parties matérielles. L’identité de toutes les parties impliquant celle des touts (sur ce principe, très populaire dans le perdurantisme, connu sous le nom de « principe d’extensionalité méréologique », voir Varzi 2016, §3.2), on en conclut que Morceau et Goliath ne sont qu’une seule et même chose. Il en résulte un traitement asymétrique de la constitution matérielle : la constitution donne lieu à de la distinction en cas de coïncidence temporaire, mais à de l’identité en cas de coïncidence permanente. Aucun des cas ne combinant coïncidence totale et distinction numérique, le perdurantisme peut être considéré à juste titre comme un monisme de la constitution matérielle.

Malheureusement, deux arguments s’opposent à associer identité et coïncidence permanente. Le premier vient de ce que ces relations n’ont pas le même profil modal. Intuitivement, la coïncidence permanente est une relation contingente entre objets tandis que l’identité est une relation nécessaire. Actuellement, Goliath et Morceau coïncident sur la totalité de leur carrière temporelle, mais il aurait pu en aller autrement. À l’instant t2, on aurait pu en effet remodeler Morceau de sorte à lui faire perdre toute forme humaine, auquel cas Morceau aurait continué à exister à l’état informe après t2, mais pas Goliath. Dans ce monde possible, Morceau aurait été distinct de Goliath car leur coïncidence n’aurait été que temporaire. Or la thèse de la nécessité de l’identité nous dit que la distinction possible entre objets implique leur distinction actuelle. Le perdurantiste semble donc conduit à la conclusion dualiste selon laquelle Goliath et Morceau sont actuellement distincts quand bien même ils partagent toutes leurs parties matérielles, y compris leurs parties temporelles.

On peut tirer la même conclusion à partir du principe des identiques. En effet, même lorsqu’ils coïncident de façon permanente, Morceau et Goliath n’ont pas les mêmes propriétés modales. Morceau pourrait exister à l’état informe alors que ce n’est pas vrai de Goliath. On a ici une propriété modale – pouvoir exister à l’état informe – que l’un possède mais pas l’autre, d’où il s’ensuit par le principe des identiques que l’un n’est pas l’autre. Si tel est le cas, le perdurantisme ne fait que repousser plus loin le paradoxe de la constitution, de la coïncidence partielle à la coïncidence permanente, et perd ainsi l’un des avantages qu’il avait sur l’endurantisme.

Le perdurantiste dispose néanmoins d’une stratégie permettant de sauver le monisme à l’égard de la constitution matérielle. Elle consiste à combiner le perdurantisme avec une théorie des contreparties multiples (Lewis 1971 & 1986). Celle-ci se décline en trois thèses :

  1. Un objet peut avoir plusieurs contreparties dans un même monde, qui lui sont assignées selon différentes relations de contreparties.
  2. Chaque relation de contrepartie est relative à un aspect de similarité qui varie selon le contexte d’énonciation, lequel dépend en partie du sortal connoté par le terme référentiel utilisé.
  3. Un même objet peut tomber sous plusieurs sortaux fondamentaux.

Dans un tel cadre, l’argument dualiste procédant par la nécessité de l’identité n’est plus valide car l’identité peut être contingente, et c’est vrai tout particulièrement de l’identité entre un objet et le morceau de matière qui le constitue de façon permanente (Gibbard 1975). Le contrepartiste peut, sans se contredire, soutenir que Goliath est identique à Morceau, et concéder en même temps que :

(9) Goliath aurait pu ne pas être Morceau

On commence par faire valoir qu’un même objet, Goliath alias Morceau, peut relever de deux sortes fondamentales, en étant à la fois une statue et un morceau d’argile – c’est l’un des points d’accord entre la théorie des contreparties multiples et celle de l’identité relative. La variété des sortes permet alors de générer deux relations de contreparties pour un même objet : (9) est vrai si et seulement s’il y a un monde possible dans lequel l’une des contreparties de Goliath-Morceau sous l’aspect « statue » (connoté par le nom « Goliath ») est distincte de l’une de ses contreparties sous l’aspect « morceau d’argile » (connoté par le nom « Morceau »). Or il est facile d’imaginer un monde possible m1, dans lequel une statue d’argile semblable à la nôtre, Goliath1, est remodelée et laisse place à un bloc d’argile informe, Morceau1. Dans ce monde, Goliath1 et Morceau1 sont distincts l’un de l’autre (leur coïncidence n’est que temporaire) alors qu’ils constituent respectivement la contrepartiestatue et la contrepartiemorceauargile de Goliath-Morceau. Les conditions de vérité de (9) sont donc remplies. Ceci montre que la distinction possible entre un objet et le morceau de matière qui le constitue est compatible avec leur identité actuelle.

De même, l’argument dualiste procédant par le principe des identiques ne vaut plus dans une sémantique des contreparties multiples. Si le principe lui-même reste valide (contrairement à ce qui est le cas dans la théorie de l’identité relative), son application aux propriétés modales est quant à elle illégitime.

L’argument dualiste partait de la différence des attributions modales (10) et (11) :

(10) Morceau pourrait exister à l’état informe.

(11) Goliath ne pourrait pas exister à l’état informe.

La grammaire de surface peut faire croire qu’on aurait ici une même propriété modale, i.e. pouvoir être informe, qui serait tantôt attribuée tantôt déniée véridiquement. La différence à l’égard d’une même propriété justifierait alors qu’on use du principe des identiques pour conclure à la distinction des objets. Mais les apparences sont trompeuses. Dans la sémantique des contreparties, attribuer une propriété possible à un objet revient en effet à attribuer une propriété catégorique à l’une de ses contreparties. Or supposons qu’on ait affaire à un même objet, Goliath alias Morceau, qui soit à la fois une statue et un morceau d’argile. Lorsqu’on asserte (10), l’usage du nom « Morceau » rend saillant le sortal « morceau d’argile », ce qui a pour effet de relativiser la relation de contrepartie pertinente à cet aspect. L’attribution modale (10) est alors équivalente à :

(10)’ Morceau-Goliath a au moins une contrepartiemorceauargile existant à l’état informe.

De même, l’attribution (11) reçoit pour paraphrase :

(11)’ Morceau-Goliath n’a pas de contrepartiestatue existant à l’état informe.

L’analyse montre qu’on a affaire en réalité à deux propriétés modales différentes, i.e. avoir une contrepartiemorceauargile informe et avoir une contrepartiestatue informe. On n’a donc plus le droit d’utiliser le principe des identiques. Qui plus est, chez un même objet, la présence de l’une est compatible avec l’absence de l’autre, comme le montre notre exemple : Morceau-Goliath n’a pas de contrepartiestatue informe car aucun objet informe ne lui ressemble suffisamment sous l’aspect d’une statue pour le représenter dans un monde possible, tandis qu’il y a bien un objet informe, par exemple Morceau1 vu plus haut, qui lui ressemble assez pour être une de ses contrepartiesmorceauargile. La différence de prédications modales est donc compatible avec le monisme de la constitution matérielle.

L’adjonction de contreparties multiples a néanmoins un coût. Tout d’abord, le perdurantiste est amené à diagnostiquer une opacité référentielle d’un genre nouveau, « l’opacité de re » (Lewis 1971, p. 210-211). Les conditions de vérité d’une attribution modale étant sensibles à l’aspect de similarité connoté par les termes singuliers utilisés, il n’y a plus aucune garantie que deux termes co-référentiels soient substituables salva veritate même lorsqu’ils figurent en position de re, c’est-à-dire à l’extérieur de la portée d’un opérateur modal. Le remplacement, par exemple, de « Morceau » par « Goliath » dans (10), produit un énoncé faux.

Enfin on voit mal comment l’opacité de re pourrait être conciliée avec l’essentialisme. L’essentialisme tient dans ce credo : les objets possèdent des propriétés nécessaires non triviales, indépendamment de la façon dont on y pense ou dont y fait référence. Or ici, on affirme à l’inverse que les attributions de propriétés nécessaires dépendent, pour leur vérité, de la façon dont on pense et fait référence aux objets. On peut donc douter de ce que ces « essences » relatives au contexte puissent jouer le rôle explicatif ou fondationnel dévolu traditionnellement à la notion d’essence (sur la tension entre essentialisme et théorie des contreparties, voir Stone 2005a & 2005b, Noonan 2008, Drapeau V. Contim 2012 et Guigon 2015, p. 33-34).

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Filipe Drapeau Vieira Contim

Université de Rennes 1

filipe.drapeauvieiracontim@univ-rennes1.fr